Le 14 juillet 2021, la Commission mit sur la table une ‘Proposition de règlement du Parlement et du Conseil modifiant le règlement (UE) 2019/631 en ce qui concerne le renforcement des normes de performance en matière d’émissions de CO2 pour les voitures particulières neuves et les véhicules utilitaires légers neufs conformément à l’ambition accrue de l’Union en matière de climat’ (EUROPE 12762/3), un titre bien rébarbatif pour un document de nature hautement technique, et pourtant au potentiel révolutionnaire.
À le lire, la réduction des émissions devait être, en 2030, de 55% pour les voitures et de 50% pour les camionnettes et surtout, en 2035, de 100% pour les unes et les autres. Autrement dit, dès le début de cette année-là, il serait interdit de vendre de tels véhicules neufs équipés de moteurs thermiques (diesel, essence, hybrides). Ceux-ci, acquis avant 2035, pourraient continuer à circuler là où ils seraient encore autorisés, selon leur niveau d’émission, avant d’être totalement prohibés à l’horizon 2050.
Le 11 mai 2022, les eurodéputés, en commission de l’environnement (ENVI), votèrent l’objectif de 0% en 2035, à une faible majorité (46 voix pour, 40 contre et 2 abstentions), après qu’on eut assisté à des affrontements entre les groupes de droite (moins ambitieux) et de centre-gauche (plus ambitieux) qui avaient déposé des amendements ‘de compromis’, lesquels s’annihilèrent mutuellement, faute de majorité (EUROPE 12950/10). Le 8 juin, en session plénière, le Parlement européen adopta sa position, truffée d’amendements au texte initial, mais ne touchant pas à l’essentiel. L’objectif pour 2035 fut confirmé, par 339 voix pour, 249 contre et 24 abstentions – un vote qui démontrait des divisions internes (EUROPE 12967/3). Plusieurs médias importants annoncèrent la nouvelle, la décision du Parlement étant même parfois présentée comme celle de l’Union européenne elle-même.
Or, la procédure législative ordinaire était bien sûr d’application. Que ferait le Conseil ? Dans la nuit du 28 au 29 juin, les ministres parvinrent, non sans mal, à une position commune validant les objectifs initiaux tout en prévoyant notamment que ceux-ci puissent être revus en 2026 (EUROPE 12982/9).
Le 28 octobre, le Parlement et le Conseil aboutirent à un accord politique provisoire qui, malgré quelques aménagements, respectait la proposition de la Commission (EUROPE 13053/1). C’était le premier accord sur une proposition législative du paquet ‘Fit for 55’, ce qui excitait le système institutionnel, mais sûrement pas le citoyen lambda. En revanche, celui-ci, par son journal, sa radio ou son téléviseur, apprenait que l’idée, jugée sans doute un peu folle jusque-là, deviendrait réalité.
Le 14 février 2023, réuni en séance plénière, le Parlement approuva le texte de l’accord, par 340 voix pour, 279 contre et 21 abstentions (EUROPE 13121/13). Deux jours plus tard, le Coreper décida d’adopter exactement le même texte. On n’attend plus que la publication au Journal officiel.
Le règlement contient les 6 critères de réussite évoqués dans la première partie de cet éditorial (EUROPE 13130/1). Pour la première fois depuis la préparation de l’Euro, un processus neuf et ambitieux, fondé sur un texte de loi officiel, coche toutes les cases.
(1) L’objectif est clair et concret, car l’automobile et la camionnette, tout le monde sait ce que c’est : ouvriers, réparateurs, vendeurs, urbanistes, policiers, ambulanciers, producteurs de batteries et de pièces détachées, taxis, distributeurs de carburant, chercheurs en nouvelles technologies… – et bien sûr les consommateurs (hommes et femmes, des plus jeunes aux plus âgés). Bref, pour les Européens, même ceux qui ne l’aiment pas, la bagnole, c’est vraiment du concret et l’on pourrait même ajouter : ‘plus concret que ça, tu meurs !’…
(2) La date-butoir existe (1er janvier 2035) et non seulement elle est connue, mais elle s’est répandue comme une traînée de poudre.
(3) Le texte adopté contient des objectifs intermédiaires en 2025 et 2030, avec une clause de rendez-vous en 2026. La Commission publiera des rapports bisannuels, alimentés par les rapports nationaux. Comme les objectifs seront plus stricts à partir de 2030, les constructeurs seront incités à maximiser leur production de véhicules à émissions faibles ou nulles durant la présente décennie, car les mécanismes d’incitation n’iront pas au-delà de celle-ci.
(4) Le cadre juridique, lui-même fondé sur la ‘Loi climat’, est contraignant pour tous. Un bémol cependant : la dérogation d’un an accordée aux producteurs de séries limitées de véhicules. Cet amendement ‘Ferrari’, comme on l’appelle, inéquitable et même ridicule, voulu par le Conseil, est une vraie faute politique : il fait passer le message ‘subliminal’ que les plus riches bénéficient invariablement d’un traitement de faveur.
(5) Les acteurs les plus concernés, non seulement n’ont pas fait obstacle, mais sont super-mobilisés. La plupart avaient déjà anticipé le basculement bien avant l’adoption du texte. Les principaux dirigeants de l’industrie automobile jouent donc le jeu, mais demandent une accélération du déploiement des bornes de rechargement en carburants alternatifs (EUROPE 13118/26) - à raison, car c’est un critère majeur pour les consommateurs. Il faudra, bien sûr, davantage d’électricité disponible à un prix attractif. Le but du règlement est aussi de stimuler l’innovation dans le secteur des technologies à émissions nulles. Les efforts actuels vers la production de batteries moins coûteuses qui pourront équiper massivement les véhicules d’entrée de gamme contribueront ultérieurement à la démocratisation de l’achat de véhicules électriques et à la rentabilité de leur production.
(6) La Commission et le Parlement ont claironné le projet et les acquis de la procédure. Les institutions n’ont même plus besoin de financer une campagne de communication : elle est déjà faite par tous les types de médias et par le bouche-à-oreille. En d’autres termes, le terme mis aux moteurs thermiques, tout le monde en parle.
Bref, bien joué ! L’on attend d’autres exemples, notamment pour d’autres moyens de transport – et pas seulement sur roues…
Renaud Denuit