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Bulletin Quotidien Europe N° 13082

13 décembre 2022
Sommaire Publication complète Par article 38 / 38
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N° 073

Homo numericus

L’économiste français Daniel Cohen décrypte dans cet ouvrage, avec brio, humour et au moins autant de férocité, les effets de la révolution numérique sur nos sociétés en tentant d’esquisser ce que pourrait être la civilisation qui s’annonce, celle de l’homo numericus.

« Bon nombre de recrutements pour un emploi ou une université se font désormais en ligne, l’IA (intelligence artificielle : Ndr) présélectionnant, dans une liste de prétendants qui peut se chiffrer en dizaines de milliers de personnes, les rares candidats qui auront la chance de rencontrer, en dernière ligne droite, un examinateur humain. L’amour n’échappe pas à cette moulinette. Comme le montre magnifiquement la sociologue Eva Illouz, des logiciels, tels Tinder, permettent d’industrialiser la relation amoureuse en réduisant le temps de cour, limitant l’amour au ‘just fuck’ ! Les émotions, les désirs, et les peurs passent sous la coupe de nouveaux algorithmes qui transforment de fond en comble les relations affectives. Une nouvelle économie, une nouvelle sensibilité, de nouvelles idéologies : à l’image de la grande transformation qu’avait produite la révolution industrielle, la révolution numérique est en train de produire une remise à plat radicale de la société et de ses représentations », écrit l’auteur dans son introduction.

« Les moteurs de recherche guident les usagers du Net vers des sites de rencontres ou d’opinions censés leur convenir, les enfermant en pratique dans de nouveaux ghettos numériques », constate Cohen, qui ajoute : « Loin de faire advenir une nouvelle agora, un lieu de discussion où les idées circulent et s’échangent, les réseaux sociaux provoquent une radicalisation totalement imprévue du débat public. Les discours haineux contre ses adversaires sont devenus la norme de ces nouvelles ‘conversations’. Ce ne sont pas des informations que l’on recherche sur le Net, mais des croyances que l’on consomme comme un bien ordinaire, chacun trouvant dans le grand magasin numérique la vérité qui lui convient, comme dans la pièce de Pirandello ».

« Un autre facteur a contribué à la dégradation du débat public : la diminution du nombre de journalistes. Aux États-Unis, ils ont été réduits de moitié depuis les années quatre-vingt. Il s’ensuit une perte considérable de qualité de l’information fournie », observe l’auteur, à juste titre. Et d’expliquer : « Sous la concurrence permanente des réseaux sociaux, la profession a progressivement changé de nature. Dans le nouveau monde numérique, une ‘news’ devient vite obsolète, délogée par une autre encore plus prometteuse. Cette obsolescence programmée change radicalement la pratique journalistique. La recherche de ‘scoops’ qui attirent l’attention et provoquent à leur tour des cascades informationnelles en leur faveur devient beaucoup plus intéressante que la recherche coûteuse d’une information qui risque de se perdre dans le flux de l’actualité », souvent, ai-je envie d’ajouter, parce que cette information est trop pointue et pas assez sensationnelle alors que nombre de prétendus ‘scoops’ ne sont en réalité que des informations de second ordre ou recyclées de façon plus sensationnelle.

« La transformation en cours fait naître un individu marqué par la crédulité et l’absence d’esprit critique. On attendait Gutenberg, mais c’est la télévision 2.0 qui est en train de s’imposer », estime l’auteur, qui rappelle aussi des données inquiétantes : « Dès 2 ans, les enfants passent presque 3 heures par jour devant leurs écrans. Entre 8 et 12 ans, le temps passé devant les tablettes et les portables s’élève à 4 heures et 45 minutes en moyenne quotidienne. De 13 à 18 ans, c’est 6 heures et 45 minutes par jour qui leur sont consacrées. On atteint donc un chiffre où les adolescents passent 40% de leur vie éveillée devant un écran ! La vie psychique et affective de ces jeunes est rythmée par des vagues de morosité et d’euphorie, modelée par des pratiques addictives comme la sexualité en ligne, se traduisant par des effets délétères sur leur alimentation et des risques fréquents d’obésité ». Et de poursuivre : « suivre le psychanalyste Serge Tisseron, ‘l’intimité surexposée menace la construction de soi’ par la volonté permanente de se mettre en scène de manière avantageuse, dans une compétition effrénée avec autrui nourrie par une quête pathologique de reconnaissance. La pulsion qui pousse chacun à exhiber sa vie intime aboutit à une image de soi profondément déformée. Chez les jeunes enfants, la surexposition aux écrans perturbe leur capacité à entrer en relation avec autrui. La réalité virtuelle les éloigne d’une perception sensible du monde physique et de l’environnement social : le réel devient fade ».

« La révolution numérique porte à son paroxysme la désintégration des institutions qui structuraient la société industrielle, qu’il s’agisse des entreprises elles-mêmes, des syndicats, des partis politiques ou des médias », note Daniel Cohen, qui souligne que « ce processus est lui-même le produit direct du choc libéral des années quatre-vingt, qui a voulu étendre la place du marché et de la compétition dans toutes les dimensions possibles, sans médiations, sans corps intermédiaires ». Après avoir rappelé que « la société numérique se nourrit aussi, de manière subliminale, de la contre-culture des années soixante et de sa critique de la verticalité du pouvoir et des institutions », il constate que « l’homme numérique qui hérite de cette filiation étrange est à la fois solitaire et nostalgique, libéral et antisystème ». Et il ajoute : « Il est pris dans le piège d’une société réduite à l’agrégation d’individus voulant échapper à leur isolement en constituant des communautés fictives ».

« On ne peut s’empêcher de penser au célèbre livre d’Orwell, 1984. Dans le roman, la société est mise sous surveillance de manière à éviter toute dissidence (…). Nous vivons la prophétie d’Orwell d’une manière totalement imprévue. Ce sont des consortiums privés qui surveillent les individus. Fabuleux retournement par rapport à l’idée selon laquelle l’État était la menace suprême. Dans le Big Brother version GAFA, toutefois, le but n’est pas de faire taire les personnes, mais, au contraire, de les pousser à révéler leurs désirs, leurs besoins, leur propension à consommer. Tout est repéré : l’attention portée à un programme télévisé, la manière de conduire une automobile. Dans la vie selon les GAFA, le ‘soi intime’ est perdu, la maison connectée faisant entrer une masse de fournisseurs potentiels au cœur de la vie des familles », observe Daniel Cohen.

« La bonne nouvelle, c’est que nous ne vivons pas dans une série de science-fiction. Les technologies n’ont pas pris le contrôle de nos vies. Elles prolongent et amplifient les tendances de la société, donnant corps à nos pulsions latentes, mais ne les inventant pas », écrit encore Cohen, qui poursuit : « À sa manière, perverse, la révolution numérique dessine aussi en creux un chemin exaltant : celui qui mène à un monde où toute parole mériterait d’être écoutée, sans vérité transcendante en surplomb. Elle explore une nouvelle manière de vivre qui est sans précédent dans l‘histoire des civilisations, celle d’une société se voulant à la fois horizontale et laïque : sans la verticalité qui prévalait encore dans la société industrielle, sans la religiosité des sociétés agraires, plus proche peut-être des chasseurs-cueilleurs, les superstitions en moins si possible ». Pour ce qui est des superstitions, elles ont largement démontré leur résilience. Ne les enterrons pas trop vite. Mais, au milieu de notre océan de propagande, de fake news et de théories complotistes les plus diverses, il nous faut assurément apprendre à mieux dompter nos émotions, renouer avec l’esprit critique, veiller sur nos libertés, préserver ou reconstruire le lien social et conserver l’espérance d’un monde meilleur. (Olivier Jehin)

Daniel Cohen. Homo numericus – La « civilisation » qui vient. Albin Michel. ISBN : 978-2-2264-7639-5. 240 pages. 20,90 €

Smart à tout prix ?

Ce ‘policy paper’ de la Fondation Jean Monnet examine les conséquences sociétales de la révolution numérique en s’intéressant plus particulièrement au concept de ‘smart city’ comme lieu de déploiement de la société 4.0. À cette fin, il réunit des contributions de plusieurs experts académiques.

« Dans les faits, le terme ‘smart city’ est une ‘colle lexicale’ (lexical glue). C’est une politique d’image, un label qu’on colle, qui ne correspond à rien de précis. Ce caractère vague du terme permet des appropriations très diverses et la prolifération de classements des villes les plus ‘smart’, le ‘Smart City Index’ étant le plus repris, fondés sur des critères très variables », souligne d’emblée Ola Söderström (Université de Neuchâtel), avant d’ajouter : « Si l’on veut donner une définition plus précise, une ‘smart city’ est une forme de gouvernance urbaine caractérisée par un usage intensif des données et des technologies ». L’auteur rappelle que la ‘smart city’ présente des affordances pour une société totalitaire, notamment du point de vue de la surveillance, comme en témoigne le système chinois de crédit social. En Inde, son travail d’enquête a montré que « l’utilisation de drones de surveillance dans les villes a été introduite très rapidement ces derniers mois, sans débat, au nom de l’urgence sanitaire (liée au Covid-19 : Ndr) » et que la crise pandémique a été utilisée stratégiquement pour le déploiement de cette technologie. Söderström souligne aussi que la collecte de données, autrefois contrôlée par les États, est aujourd’hui réalisée par des entreprises privées dans « une opacité maximale : quelles données ? Pourquoi sont-elles utilisées ? Où sont-elles stockées ? » « Qui a accès aux données, comment un équilibre peut être trouvé entre États et entreprises de plateforme numériques constituent des enjeux centraux aujourd’hui », observe l’auteur, qui note aussi que « le projet Decode, soutenu par l’Union européenne, constitue l’une des rares tentatives concertées de réponse à ce défi ».

« Aujourd’hui, les ‘grands défis’ de la durabilité placent (…) l’innovation comme un enjeu de transformation sociétale qui dépasse la compétitivité des nations. Les termes d’’innovation sociale’ et d’’innovation responsable’ consacrés par la stratégie 2020 de l’Union européenne pour soutenir le développement d’initiatives et de solutions innovantes par la société et pour la société illustrent cette approche qualitative et intégrative de l’innovation », souligne Hugues Jeannerat (Université de Neuchâtel) dans un article consacré aux politiques territoriales. Celles-ci font dès lors face à « une ambivalence sur la manière de concilier (…) une approche historique fondée sur des objectifs clairs de croissance quantitative et compétitive d’une part, et une approche contemporaine élargie, fondée sur des aspirations à un développement plus inclusif et durable d’autre part ».

« Il semble déraisonnable de partir du principe qu’un nouvel arsenal technologique urbain, aussi intelligent soit-il, permettrait à lui seul de répondre aux défis immenses de la transition », écrivent Johann Recordon, Augustin Fragnière et Nelly Niwa (Université de Lausanne). Et de poursuivre : « L’idée même de ‘smart city’ étant fondée sur un idéal de rationalisation et d’efficience grâce aux promesses de l’intelligence artificielle, celle-ci pourrait tout aussi bien favoriser l’essor d’une attitude attentiste qui tendrait à déléguer à la technologie le soin de rendre nos modes de vie durables, sans pour autant chercher à créer les conditions d’une véritable transformation des fonctionnements, des normes et des valeurs qui constituent la cause profonde de la crise écologique. À trop se focaliser sur la technologie elle-même, et non sur la redéfinition des fins collectives que nous désirons poursuivre, il existe un risque réel de suivre une trajectoire de transformation de nos sociétés qui serait déterminée plus par la logique de développement des technologies en question que par une volonté assumée et issue d’un débat réflexif ».

Évoquant les enjeux de pouvoir liés aux ‘smart technologies’, Francisco Klauser (Université de Neuchâtel) estime essentiel de « comprendre que même si les algorithmes permettent d’automatiser la gestion des pratiques et processus quotidiens, ils ne sont pas plus objectifs que si la tâche était confiée à une personne présente sur place ». « Dans les faits, l’introduction d’algorithmes a surtout conduit à un déplacement du pouvoir décisionnel dans le temps et dans l’espace. La décision est désormais prise en amont par un programmateur et non pas en temps réel par un agent de régulation (par exemple un policier) présent sur le terrain. Le risque sous-jacent à cette évolution réside dans le fait que les décisions intervenant dans la gestion de notre quotidien se prennent loin de tout contrôle collectif et questionnement individuel », explique l’auteur, en soulignant : « Là où vous pouvez essayer de discuter avec un membre des forces de l’ordre, vous ne pourrez jamais tenter de vous expliquer avec un algorithme ». Klauser rappelle aussi que les ‘smart technologies’ demeurent fragiles : « elles peuvent tomber en panne, être piratées ou encore contenir des erreurs dans leur code ». Il souligne également la dépendance potentielle générée par leur introduction : « Dès qu’une solution a été achetée à une entreprise, une situation de dépendance vis-à-vis de celle-ci se crée. C’est désormais l’entreprise, et non plus l’État, qui dispose de l’expertise et de la connaissance la plus complète du dispositif. Ce savoir technique est devenu indispensable et ce sont aujourd’hui les acteurs économiques, au travers d’entreprises privées, qui le détiennent ».

Dans un article consacré au travail, Jean-Philippe Dunand et Pascal Mahon (Université de Neuchâtel) soulignent que le télétravail, qui a connu une forte croissance dans le contexte de la pandémie, a entraîné « un effacement de la frontière matérielle et symbolique entre le lieu de travail et le domicile » et une forme d’isolement qui contribue à fragiliser les travailleuses et travailleurs. « On peut se demander si ces nouvelles évolutions ne sont pas en train de remettre en question la double dissociation, qu’avait introduite la première révolution industrielle, entre lieu de travail et lieu de vie, rendant ainsi poreuses des frontières qui constituaient des données relativement acquises et admises du droit des relations de travail, notamment du droit de protection des travailleuses et travailleurs », écrivent-ils. Enfin, les auteurs rappellent que « selon une étude du World Economic Forum, la quatrième révolution industrielle pourrait entraîner la disparition de près de cinq millions d’emplois au sein des pays industrialisés, dont les deux tiers dans les secteurs administratifs ». (OJ)

Eva Paul et Pablo Demierre. Smart à tout prix ? – Défis de la numérisation au temps de la Covid-19. Fondation Jean Monnet. Collection débats et documents, numéro 26, septembre 2022. 45 pages. Ce policy paper est disponible en français et en anglais. Il peut être téléchargé gratuitement à partir du site de la fondation : https://aeur.eu/f/4ly

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