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Bulletin Quotidien Europe N° 12735

8 juin 2021
Sommaire Publication complète Par article 32 / 32
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N° 039

La grande illusion

 

Un journal intime nourri pendant plus de 4 ans, depuis le « réveil brutal » le 24 juin 2016 jusqu’au réveillon de Noël 2020 passé en solitaire. Voilà ce que nous offre Michel Barnier, l’ancien négociateur de l’Union européenne pour les négociations avec le Royaume-Uni, dans cet ouvrage sorti le 5 mai 2021.

 

Comme souvent lors d’un divorce, le récit est empreint de tristesse, mais aussi de tensions et de stupeur face à une succession de négociateurs britanniques aux profils aussi variés que colorés et au jeu souvent obscur. Avec en toile de fond deux questions lancinantes qui demeurent sans réponse : qu’avaient donc en tête les Britanniques en se lançant dans l’aventure du Brexit ? Et savent-ils aujourd’hui mieux qu’il y a 5 ans ce que signifie ce projet pour leur pays ?

 

Ce Journal du Brexit est aussi une histoire de petites trahisons et tentatives de court-circuitage des canaux officiels de négociations, y compris au sein du Berlaymont, le siège de la Commission européenne, quand rôdait encore dans les couloirs le puissant Martin Selmayr, jamais à court « de jeter de l’huile sur le feu » et mettant délibérément la pression sur le négociateur.

 

À travers cette tranche d’histoire, Michel Barnier parle bien évidemment aussi de lui, de ses valeurs, de sa vision de l’Union européenne, qui ne peut pas régler tous les problèmes des Européens, mais aussi de sa vision de la France, maintenant qu’il est revenu dans le jeu politique national et souhaite aider, voire mener, sa famille des Républicains en vue de la prochaine élection présidentielle, même s’il ne le dit pas expressément dans son ouvrage. De Michel Barnier, l’on connaît déjà la passion pour les randonnées en montagne, dont le livre se fait l’écho avec des souvenirs des Jeux olympiques d’Albertville de 1992. La montagne a d’ailleurs inspiré de nombreux cadeaux de bienvenue offerts à ses interlocuteurs, Michel Barnier ayant par exemple offert le 19 juin 2017 un bâton de randonnée à David Davis, premier négociateur britannique, qui lui offrira un retour un livre sur l’Annapurna.

 

Mais la courtoisie n’est souvent qu’une façade et, à l’exception de quelques personnages comme Olly Robins, le négociateur de Theresa May, Michel Barnier n’aura pas toujours nourri que des sentiments positifs pour ses interlocuteurs, par exemple face à ce même David Davis, chaleureux, mais un peu fantasque, et semblant se préoccuper davantage de lui-même que des pourparlers. Le négociateur de l’UE n’a pas non plus pu lire clairement dans le jeu de Steven Barclay ou encore dans celui de Dominic Raab. Il réserve cependant son jugement le plus sévère pour Jeremy Hunt, le ministre britannique des Affaires étrangères de l’époque, dont on sent qu’il l’aura passablement énervé en accusant l’UE d’être responsable d’un no deal. Quant à David Frost, le dernier négociateur, Michel Barnier ne semble pas non plus avoir noué de relations très profondes avec cet homme ayant, comme il le dit, toujours cherché à le contourner et, ceci, jusqu’au 24 décembre 2020, lorsque les deux parties noueront un accord historique sur leur future relation, après un ultime accord sur la pêche.

 

Tout au long de son livre, Michel Barnier ne se départit pas, en revanche, de son respect et même de son admiration pour Theresa May, qui a dû affronter des mois durant tous les coups bas venus de son camp et mettre en œuvre une décision de quitter l’UE contre laquelle elle avait voté. Car la « grande illusion » - du nom du film de Jean Renoir, mais aussi d’un essai de Norman Angell, nous indique Michel Barnier au début de son ouvrage - est en fin de compte un témoignage unique, presque au jour le jour, de l’impréparation totale des Britanniques à leur sortie de l’UE et d’une improvisation permanente, avec en toile de fond les ambitions politiques personnelles des uns et des autres, qu’il s’agisse de celles du futur Premier ministre, Boris Johnson, ou de Jeremy Corbyn, le patron du Labour de l’époque. Une improvisation qui s’accompagne de manœuvres pas toujours reluisantes, comme en ce 23 décembre qui verra les négociateurs britanniques soumettre à la Commission à 2 h du matin un « texte truffé de pièges, de faux compromis et de retours en arrière » pour glaner discrètement des concessions de dernière minute, nous raconte Michel Barnier.

 

Ce chaos permanent outre-Manche, raconté tout au long de ce journal, ne fait que renforcer l’impression d’apparente stabilité du négociateur européen et, à travers elle, la cohésion du bloc UE. Car, du mois de juin 2016 au début 2021, date à laquelle l’aventure se termine pour lui, Michel Barnier n’aura fait que marteler trois grands principes : préserver la paix en Irlande du Nord, défendre le marché unique et préserver l’unité des Européens en répondant aux questions que le Brexit a soulevées sur la construction européenne. Un triptyque consciencieusement défendu par l’équipe du négociateur européen, presque exclusivement féminine, avec la directrice générale Trade à la Commission, Sabine Weyand, la désormais cheffe adjointe de cabinet d’Ursula von der Leyen, Stéphanie Riso, l’ancienne cheffe de cabinet de Jean-Claude Juncker, Clara Martinez, ou encore la négociatrice Paulina Dejmeck Hack.

 

Et comme si sa mission n’était pas encore complètement terminée, Michel Barnier appelle l’UE à rester sur ses gardes face à un Royaume-Uni qui n’en a pas fini avec une certaine « flibusterie » et qui « cherchera à rentrer par les fenêtres dans le marché unique » pour « tenter d’effacer les conséquences du Brexit qu’il a provoquées ». (Solenn Paulic) 

 

Michel Barnier. La grande illusion – Journal secret du Brexit (2016-2020). Gallimard. ISBN : 978-2-072- 88001-8. 544 pages. 23,00 €

 

Les organisations de défense face aux défis de l’intelligence artificielle

 

Si elle n’est sans doute pas exhaustive, comme le confesse l’auteur, cette étude n’en est pas moins foisonnante, abordant l’ensemble des aspects de l’intelligence artificielle (IA), sur la base de ses développements et applications actuels, sans omettre de discuter des hypothèses relatives aux potentialités futures. Le politologue belge Alain De Neve y couvre les dimensions technologiques, mais aussi, dans une large mesure, les enjeux politiques, sociaux, organisationnels, stratégiques, juridiques et éthiques.

 

Comme le rappelle l’auteur, l’intelligence artificielle demeure, en dépit des progrès récents, une capacité tributaire de sa programmation, donc, sans autonomie réelle, mais avec un potentiel d’automatisation qui est susceptible d’entraîner des risques. Les puissances de calcul en cours de développement, à l’échelle de l’exaflop (soit 1018 opérations par seconde), sont susceptibles de permettre la résolution de problèmes extrêmement complexes dans un délai qui dépasse très largement les capacités humaines tant sur le plan de la réalisation des opérations que de la vérification du processus et du résultat auquel il a conduit. Or, les algorithmes sont susceptibles d’erreurs et les formes d’apprentissage automatisées qui leur sont progressivement associées peuvent elles aussi intégrer des biais et des données erronées. Si l’on est loin de l’IApocalypse décrite par les auteurs de science-fiction, de nombreux risques sont à prendre en compte pour l’avenir. Ils portent tout d’abord sur le cyberespace et concernent nos sociétés bien au-delà de la dimension militaire ou du cyberterrorisme. Une autre menace est celle d’une nouvelle course aux armements, sur fond de compétition sino-américaine.

 

Au cœur de ce développement se situe la donnée, « qui est, pour l’heure, l’enjeu principal de la compétitivité des systèmes d’IA à travers le monde », constate l’auteur, avant de poursuivre : « Sans données, une IA ne peut apprendre. Et pour apprendre, la quantité de données nécessaire ne présente aucune limite. En d’autres termes, quels que soient le niveau et la quantité de données qu’il peut obtenir et contrôler, un acteur dominant dans le secteur IA (…) ne sera jamais rassasié ». Et ce, d’autant que la pertinence et la fiabilité des données sont largement tributaires de la masse récoltée. Toutefois si, dans un contexte militaire, « la profusion de données issues des différentes dimensions de l’espace opérationnel (air, terre, mer, espace et cyberespace) a certes pu représenter un atout fondamental dans la recherche de la supériorité informationnelle sur l’adversaire (…), il est très vite apparu qu’un flux trop important de données recueillies par les divers senseurs déployés pouvait constituer un frein à la prise de décision », ajoute l’auteur.

 

« À l’heure actuelle, il est encore très difficile – et parfois impossible – de déterminer si les systèmes faisant appel à l’IA tirent les bonnes conclusions, voire comment ils les tirent. Ces systèmes apparaissent souvent comme des ‘boîtes noires’ aux yeux des chercheurs et des opérateurs. Il arrive que les algorithmes produisent des résultats ‘étranges’, résolvent les problèmes en utilisant une méthode fausse ou contraire à la logique, ou même trichent », constate Alain De Neve en soulignant « la nécessité de mettre en place des processus de validation et de vérification spécifiques à cette technologie ». Il souligne aussi la très grande vulnérabilité de ces systèmes face à la manipulation de données, la simple modification d’un pixel sur une image pouvant conduire un algorithme à identifier une mitrailleuse comme étant un hélicoptère.

 

Si, d’une manière générale, « l’Europe a accumulé un retard certain par rapport à la Chine et aux États-Unis sur le plan techno-industriel », l’UE et les États membres ont fini par adopter des stratégies relatives à l’IA. Mais « la communauté des utilisateurs européens exporte davantage de données qu’elle n’en récolte » et « la maîtrise de la donnée constitue le maillon faible – voire manquant – de toute entreprise européenne scientifique dans le domaine de l’IA », observe Alain De Neve en rappelant que, si les grands États membres investissent des sommes conséquentes dans la recherche sur ces technologies (1,5 milliard pour la France, 3 milliards pour l’Allemagne d’ici à 2025), les initiatives demeurent essentiellement nationales, la coopération se heurtant constamment aux querelles de clochers industriels, à l’image des récentes controverses franco-allemandes sur le projet commun de système de combat aérien du futur.

 

L’IA place nos sociétés et nos institutions de défense face à des « défis nouveaux qui, loin d’être insurmontables, exigent qu’un débat soit clairement posé non seulement à propos des méthodes de combat de demain, mais plus encore sur l’adaptation de nos mécanismes décisionnels en cas de crise », conclut Alain De Neve, non sans souligner que « ce point se révèle plus aigu encore dans le contexte de la dissuasion nucléaire et de la tentation de confier à des systèmes d’IA certaines clés d’activation dans des scénarios d’échanges nucléaires », plus particulièrement dans le contexte d’une capacité de seconde frappe. (Olivier Jehin)

 

Alain De Neve. Les organisations de défense face aux défis de l’intelligence artificielle. Institut royal supérieur de défense. Sécurité & Stratégie 146. ISSN 0770-9005. 125 pages. Cette étude peut être téléchargée gratuitement sur le site de l’IRSD (http://www.defence-institute.be )

 

Le prophète et la pandémie

 

Gilles Kepel nous fait revivre le feuilleton de l’année 2020, marquée notamment par la pandémie, les attentats de Nice et de Vienne, le meurtre barbare de Samuel Paty, la poursuite des opérations militaires en Syrie et en Libye, des renversements d’alliances, la fuite en avant d’Erdogan, devenu, au fil des mois, le principal agent de déstabilisation régionale en Méditerranée et au Proche-Orient et, bien sûr, le départ de Donald Trump. Le récit est haletant, à la manière d’une émission radiophonique où les événements s’enchaînent avec, ici où là, des retours en arrière sur les épisodes précédents et, inévitablement, quelques redondances.

 

Le politologue français consacre beaucoup de place à ce qui constitue une forme de recomposition du paysage stratégique, le pacte dit d’Abraham, qui a permis une reconnaissance d’Israël par les Émirats arabes unis, Bahreïn, puis le Soudan, avec les soutiens de l’Égypte, des États-Unis et, de façon plus discrète, de l’Arabie Saoudite. Selon Kepel, cet accord, annoncé le 13 août à la Maison-Blanche, « fait de l’État juif la charnière d’une entente opposée à l’axe tripartite fréro-chiite, qui s’est structuré durant la deuxième décennie du XXIe siècle entre la Turquie, le Qatar et l’Iran, conjuguant les objectifs politico-militaires, par-delà l’arabisme autrefois à la mode, de trois États respectivement turcophone, arabophone et persophone ».

 

« Dans l’affrontement qui s’installe entre axe fréro-chiite, d’un côté, et accord d’Abraham, de l’autre, deux alliances aux frontières évolutives et aux obligations mutuelles informelles, les puissances globales – les États-Unis, l’UE, la Russie et la Chine – s’efforcent plus ou moins de ménager la chèvre et le chou en fonction de leurs intérêts propres, évitant un engagement univoque qui pourrait déboucher par voie de suite sur un conflit mondial », souligne Kepel avant d’ajouter : « L’Union européenne, comme à l’accoutumée, manifeste son impuissance et sa pusillanimité : sous la présidence de la chancelière allemande durant le second semestre 2020, elle mesure chichement dans un premier temps son empathie à ses États membres, la Grèce et Chypre, face aux incursions militaires d’Ankara et n’a exprimé – pas davantage que l’OTAN – aucun soutien à la France lors d’un incident opposant le 10 juin la frégate Courbet, qui souhaitait inspecter dans le cadre de l’opération ‘Sea Guardian’ de l’OTAN, le cargo turc Cerkin, soupçonné de transporter des armes vers le port libyen de Misrata, à la frégate de construction allemande Oruç Reis ». Sans accorder trop d’importance à l’incident naval franco-turc, il est vrai que le silence de l’OTAN ne peut être compris par Erdogan que comme un blanc-seing. Autrement plus scandaleux est le défaut de solidarité de certains États membres de l’UE à l’égard de la Grèce et de Chypre, au premier rang desquels l’Allemagne et l’Italie. Plus scandaleuse encore est, sans nul doute, la déclaration à la presse du président du Conseil italien, Giuseppe Conte, au lendemain du Conseil européen du 1er octobre, expliquant que l’Allemagne et l’Italie « cherchent à imposer une approche de dialogue constructif (…) seule à pouvoir conduire à une désescalade. Cela implique de reconnaître à la Turquie un rôle stratégique. Elle a un rôle important à jouer en Méditerranée orientale, au Moyen-Orient, dans les Balkans et aussi en Libye ». Pourtant, comme le rappelle à juste titre Gilles Kepel, « le gouvernement turc ne peut se permettre un bras de fer avec une Europe qui serait unie et déterminée, dont il est tributaire infiniment plus qu’elle ne dépend de lui ». (OJ)

 

Gilles Kepel. Le prophète et la pandémie – Du Moyen-Orient au jihadisme d’atmosphère. Gallimard. ISBN : 978-2-0729-2312-8. 324 pages. 20,00 €

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