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Bulletin Quotidien Europe N° 13072

29 novembre 2022
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N° 072

Les loups aiment la brume

Traduction d’un proverbe turc, le titre de cet essai renvoie à des prédateurs qui se tapissent, avancent et agissent en profitant du manque de visibilité et de la confusion ambiante. L’ouvrage offre une cartographie des réseaux politiques, ultranationalistes, islamistes, criminels qui se superposent et s’interpénètrent à l’échelle de l’Europe, favorisant les activités des services de renseignement turcs sur le territoire des vieilles démocraties européennes fragilisées par l’individualisme et le communautarisme. Les journalistes Laure Marchand et Guillaume Perrier éclairent ainsi la toile d’araignée qui sert « l’activisme souterrain de la Turquie » dans une Europe confrontée en permanence aux multiples chantages de Recep Tayyip Erdoğan.

« Dans son bras de fer avec les Européens, Erdoğan possède de sérieux arguments. C’est lui qui tient désormais le verrou migratoire en contrôlant deux des principales voies d’accès au territoire européen, la frontière grecque, mais aussi les côtes de la Libye. Il n’hésite pas à instrumentaliser la présence de 3,5 millions de Syriens, celle de plusieurs centaines de milliers d’Afghans, d’Iraniens et de ressortissants du continent africain sur son territoire pour faire planer la menace d’une submersion migratoire qui paralyse les exécutifs européens », rappellent ainsi les auteurs, avant d’ajouter : « La Turquie a également su jouer sa carte dans la lutte contre le terrorisme djihadiste à partir de 2015. Elle a monnayé sa coopération et ses renseignements, laissé s’installer la menace, tout en laissant penser aux capitales européennes qu’elle luttait sans arrière-pensées contre les groupes djihadistes. En contrepartie, les arrestations dans les milieux kurdes se sont multipliées en Europe. Et un silence pesant s’est installé autour des opérations d’espionnage et d’infiltration turques à travers le continent. Les actes d’intimidation, les menaces, voire les assassinats ciblés - comme celui de trois militantes kurdes à Paris en 2013 - sont restés impunis. Ils ont parfois été couverts par les appareils judiciaires et policiers européens pour ne pas braquer Erdoğan. Dans l’esprit de ce dernier, un tel aveu de faiblesse est à chaque fois une invitation à pousser son avantage ».

« La présence de près de cinq millions de Turcs est pour Erdoğan un levier majeur », soulignent les auteurs, qui ajoutent : « Les expatriés se sont vus accorder le droit de vote à partir de 2014 et constituent aujourd’hui un solide réservoir de voix pour les élections. Les Turcs d’Europe, plus conservateurs et nationalistes que la moyenne, moins concernés par les soubresauts violents que connaît leur pays d’origine, votent massivement pour le Reis et son parti, l’AKP (…) ainsi que pour son allié ultranationaliste, le MHP (…) Avec cette légion islamo-nationaliste rassemblée autour de quelques organisations spécialement constituées, Erdoğan jouit d’un instrument d’influence, voire, si nécessaire, de déstabilisation. À travers ces associations politiques, il guide et encadre les ’Euro-Turcs’, il polarise et divise les sociétés européennes, il incite à l’entrisme dans les institutions, espionne et menace toutes les voix dissonantes, pourtant nombreuses au sein de sa diaspora. Et son ambition va bien au-delà de la petite Turquie d’Europe. Le Sultan se voit en calife et en porte-parole des communautés musulmanes, présentées comme les victimes éternelles de l’islamophobie occidentale ».

« Pour réaliser ses rêves de conquête et de domination, Erdoğan s’est également constitué une armée de mercenaires islamistes, majoritairement syriens. Une horde de supplétifs sans foi ni loi, dignes descendants des bachibouzouks ottomans ou des bandes de criminels qui semaient la terreur dans les provinces anatoliennes à la fin de l’empire », écrivent les auteurs qui expliquent : « Formés par SADAT, une société militaire privée fondée par quelques officiers islamistes turcs en 2012, ces mercenaires constituent aujourd’hui une armée informelle, un ‘Wagner islamique’. Plusieurs milliers de Syriens ont ainsi été envoyés en Libye en 2019 pour défendre le gouvernement transitoire de Tripoli contre l’avancée des rebelles du maréchal Haftar. Des combattants ont aussi été envoyés en 2020 pour aider l’Azerbaïdjan à conquérir le territoire disputé du Haut-Karabakh occupé par l’Arménie ».

Dans ce qui relève forcément d’une enquête à charge, Marchand et Perrier passent en revue la mouvance extrémiste des « Loups gris », affiliée au MHP ; le gang de motards ultranationalistes des « Osmanen Germania », dissous en Allemagne pour avoir été mêlé à des affaires d’extorsion, de trafic d’armes et de drogue ; les opérations clandestines (enlèvements et meurtres d’opposants, notamment) orchestrées par le service de renseignement turc, le MIT, véritable « État dans l’ État », selon l’expression des auteurs, regroupant près de 8 000 fonctionnaires ; la participation des agents consulaires et des diplomates ou encore celle des imams sous la coordination de la Diyanet. Autant d’acteurs impliqués dans des activités locales ou transfrontières qui font voyager le lecteur en France, en Belgique, en Allemagne, mais aussi en Autriche, en Suède, dans les Balkans et jusqu’en Afrique.

« Avec environ 18 500 militants, des dizaines d’associations paravents et une organisation quasi militaire, les Loups gris constituent en Allemagne le premier groupe d’extrême droite, devant la mouvance néonazie allemande », rappellent les auteurs. « Ils y trouveraient même un terrain particulièrement favorable et conciliant », selon la députée au Bundestag Sevim Dagdelen (Die Linke), qui estime que l’Allemagne ne fait rien qui puisse compromettre son partenariat avec Erdoğan. C’est d’ailleurs à Francfort que se trouve, depuis 1978, le siège européen du mouvement extrémiste, mais aussi l’édition européenne de son journal ‘Türkiye’ et sa maison d’édition.

« Bercés par le nationalisme de la mère patrie, les soldats autoproclamés d’Erdoğan sont légions en Belgique. Dans ce pays, la diaspora turque a la spécificité d’être originaire dans sa grande majorité d’une seule et même bourgade d’Anatolie, Emirdag », écrivent les auteurs, qui soulignent que c’est en Belgique que la présidentialisation du régime d’Erdoğan a obtenu le score le plus élevé en Europe lors du référendum constitutionnel de 2017. Ils rappellent aussi que l’ancien bourgmestre de Saint-Josse et député fédéral, Émir Kir, a fini par être exclu du parti socialiste (francophone) à cause de « ses accointances trop évidentes avec l’extrême droite turque ». « Longtemps, par calcul électoral, sa formation politique s’en était accommodée », persiflent Marchand et Perrier, avant de constater que le CDH a dû, lui aussi, exclure la conseillère communale de Schaerbeek et députée bruxelloise Mahinur Özdemir après son refus de reconnaître le génocide arménien. Elle est, depuis 2020, ambassadrice de Turquie en Algérie.

« En place depuis 2003, Recep Tayyip Erdoğan est désormais un autocrate isolé. Sa gouvernance est marquée par une répression de plus en plus kafkaïenne et par le naufrage de l’économie. Les luttes entre les clans pour le contrôle de l’appareil d’État redoublent » dans ce que les auteurs identifient comme une « atmosphère de fin de règne ». Et de conclure : « Le MIT, bras armé du Palais, se trouve au cœur de la stratégie de la Turquie en Europe. À l’approche des prochaines élections, présidentielles et législatives, au printemps 2023, son rôle ne devrait pas se démentir. L’objectif : permettre à Recep Tayyip Erdoğan de prolonger son règne à tout prix. A Stockholm, à Berlin, à Bruxelles ou à Paris, d’autres actions clandestines contre les opposants au Reis, des opérations d’influence et des pressions politiques risquent de se renforcer. Et face à cette menace, les pays européens n’ont toujours pas trouvé comment répondre ». (Olivier Jehin)

Laure Marchand, Guillaume Perrier. Les loups aiment la brume – Enquête sur les opérations clandestines de la Turquie en Europe. Grasset. ISBN : 978-2-2468-2769-6. 281 pages. 20,90 €

La guerre qu’on ne voit pas venir

Alors que la guerre fait rage en Ukraine, la députée européenne, présidente de la sous-commission ‘Sécurité et Défense’, Nathalie Loiseau (Renew Europe), met en avant, dans son livre, l’autre guerre qui touche l’Europe : celle de la désinformation, des cyberattaques et des ingérences étrangères. La couverture interpelle déjà le potentiel lecteur : « Cyberattaques, vrais trolls, faux médias : et dire que vous croyez vivre en paix ». Au long de 560 pages, l’auteur détaille et documente les menaces auxquelles les démocraties font face, y compris à partir de situations rencontrées au fil de sa carrière de diplomate, puis d’élue.

Nathalie Loiseau part du constat que « de plus en plus, des puissances autoritaires et inamicales utilisent notre espace de liberté comme terrain de jeu, dans l’espoir de nous diviser et de nous affaiblir ». Elle expose ainsi les actions et techniques russes – y compris en et sur l’Ukraine –, chinoises, turques, mais aussi celles des « mouvements religieux radicaux », et de certaines démocraties, dont les États-Unis, car la « désinformation et (les) ingérences ne sont pas l’apanage des seuls régimes autoritaires ».

L’auteur revient également sur des cas particuliers, tels que les élections américaines ou la situation en France. « On sait maintenant que notre pays constitue une cible de choix pour des interventions russes », souligne l’eurodéputée française, en évoquant l’élection présidentielle de 2017. Mais, selon elle, la Turquie n’est pas non plus en reste. Elle « s’immisce sans hésitation dans la vie politique française » et « brandit chaque fois que cela l’arrange les reproches en ‘islamophobie’ contre la France ». L’Allemagne est tout autant la cible de la Turquie et de la Russie, selon Mme Loiseau. La classe politique italienne, quant à elle, serait une « proie facile » pour les opérations d’influence chinoises, d’après une étude citée dans le livre, et le Royaume-Uni serait également en proie à l’ingérence chinoise. Personne ne semble épargné. Pas plus les institutions européennes que les pays baltes, les Balkans occidentaux ou l’Afrique, « terrain propice aux ingérences étrangères » et Taïwan, qui a mis en place de nombreuses mesures pour contrecarrer la désinformation.

« Trois quarts du bouquin sont désespérants et le reste peut faire un cadeau de Noël », estime Nathalie Loiseau, qui, dans la dernière partie de son livre, suggère des axes de travail et des pistes de réflexion. « Il est hors de question d’abîmer nos valeurs démocratiques en cherchant à les protéger », affirme-t-elle, avant de s’interroger : « Faut-il axer les efforts sur la prévention (…) ou bien sur la riposte, en se concentrant sur la réponse aux campagnes de manipulation malveillantes ? » Au-delà de l’aspect législatif et des mesures politiques, la députée met en avant le rôle essentiel de la société civile et souligne la nécessité de relancer la participation des citoyens aux décisions publiques pour ne plus laisser « des pans entiers de la société à la fois perclus de méfiance et victimes de manipulations ».

En dépit du sombre « panorama dressé par cet ouvrage : ingérences partout, réponses nulle part ou presque », Nathalie Loiseau ne veut pas baisser les bras et insiste : « Il faut lutter, lutter encore, protéger nos démocraties contre ceux qui les attaquent, ne pas laisser faire, riposter. (...) Partout, tout le temps ». (Camille-Cerise Gessant)

Nathalie Loiseau. La guerre qu’on ne veut pas voir. Éditions de l’Observatoire. ISBN : 979-1-0329-2517-1. 560 pages. 23,00 €

Géopolitique du climat

Auteur principal pour le GIEC, François Gemenne s’attache dans cet ouvrage à décrire avec beaucoup de pédagogie « comment le changement climatique affecte les relations entre les États et comment celles-ci pèsent sur les mécanismes de gouvernance qui ont été mis en place ou qui restent à créer ».

« La question du changement climatique est souvent réduite à sa dimension environnementale et aux efforts qui doivent être entrepris par chacun pour réduire sa consommation d’énergies fossiles. Mais le changement climatique, en réalité, est surtout un problème politique. Un problème qui touche à l’équilibre des forces et des pouvoirs, aux modèles de développement, à nos modes de production et de consommation. Mais aussi à des questions de migration, de sécurité ou de santé publique », écrit l’auteur qui examine dans cet ouvrage l’ensemble de ces sujets ainsi que les enjeux de justice et d’équité qui y sont intimement liés.

« Depuis 2008, ce sont en moyenne 25 millions de personnes qui sont déplacées chaque année par des catastrophes, la très grande majorité étant des catastrophes d’origine hydro-climatique », rappelle Gemenne, qui souligne aussi que les migrations internationales constituent l’exception. « Confronté à une dégradation de son environnement, le migrant aura tendance à se déplacer sur une courte distance, sans s’éloigner beaucoup de son habitat d’origine », explique-t-il, avant d’ajouter : « Les prédictions qui circulent, et prévoient des centaines de millions de migrants nouveaux à l’horizon 2050 ou 2100, n’ont guère de fondement scientifique et reflètent simplement le nombre de personnes habitant dans les régions les plus exposées aux effets du changement climatique, et singulièrement à la montée des eaux : région deltaïques et côtières, petits États insulaires, etc. ».

« La nature du climat comme bien public mondial impose la nécessité d’une coopération internationale qui peut être compromise par la présence de ‘passagers clandestins’, profitant des efforts des autres sans y contribuer eux-mêmes. Mais cette réalité donne aussi un poids énorme aux plus gros émetteurs dans la négociation : ceux-ci savent que leur participation à la coopération est absolument cruciale, sans quoi celle-ci serait condamnée à échouer. Cette coopération internationale est aujourd’hui symbolisée par les négociations sur le climat, qui culminent lors d’une conférence annuelle organisée par les Nations unies – les fameuses COPs. Pourtant, ces conférences ne représentent que l’élément le plus visible – et parfois décourageant – de la coopération internationale », écrit l’auteur.

Dans son analyse de ces négociations, Gemenne pointe notamment l’endogamie des négociateurs. Les négociations sont devenues, au fil du temps, d’une très haute technicité, que seuls maîtrisent quelques dizaines de négociateurs aguerris, observe l’auteur, qui constate aussi que « cette technicité est également entretenue par les négociateurs eux-mêmes, souvent jaloux de leur expérience et de leur expertise ». Et d’ajouter : « Il en résulte une certaine forme de dépendance aux codes de la négociation, à son rythme et à son calendrier. Il y a là, peut-être, une sorte de vérité qui dérange ; à force de s’enfermer dans les négociations et dans ses codes, les négociateurs s’empêchent aussi eux-mêmes d’en sortir. À bien des égards, la négociation est aussi une prison que les négociateurs ont eux-mêmes construite au fil des COPs et qui souffre aujourd’hui, de ce fait, d’un schisme de réalité ».

« Depuis la signature de l’Accord de Paris, la simple inflexion notable dans la courbe des émissions mondiales de gaz à effet de serre a été provoquée par la pandémie de Covid-19. Cela, en soi, est un terrible constat d’échec : c’est comme si l’Accord de Paris n’avait servi à rien », constate Gemenne, avant de poursuivre : « Faute d’action résolue contre le changement climatique, les gouvernements en sont réduits à renouveler chaque année des promesses de plus en plus ambitieuses. Faute de convertir ces promesses en actions effectives, les températures continueront à monter, rendant chaque jour plus hypothétique la possibilité d’atteindre effectivement les objectifs de Paris ».

« Tous les grands enjeux politiques du XXIe siècle, qu’il s’agisse de développement, de migrations, d’agriculture, de santé publique, de sécurité ou de justice, doivent être considérés à l’aune du changement climatique qui s’impose comme une matrice de ces enjeux », souligne encore François Gemenne, avant de conclure : « Il importe donc d’inventer une nouvelle géopolitique, où la Terre serait un sujet davantage qu’un objet de politiques : une politique de la Terre ». (OJ)

François Gemenne. Géopolitique du climat – Les relations internationales dans un monde en surchauffe. Armand Colin. ISBN : 978-2-2006-3242-7. 208 pages. 23,90 €

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