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Bulletin Quotidien Europe N° 13190

31 mai 2023
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N° 084

L’Europe en otage

Dostena Anguelova-Lavergne est une autrice engagée à la plume souvent acérée. Et si certaines interprétations méritent sans doute d’être discutées et nuancées, ce livre nous donne à voir les think tanks ou laboratoires d’idées de l’intérieur. Il permet d’entrer de plain-pied dans cet univers, d’en comprendre les modes de fonctionnement, les interactions, les influences et les confluences, y compris dans leurs conséquences les plus négatives : conflits d’intérêts, collusion, clientélisme, lobbying déguisé et manipulation. La radiographie est très complète et très exacte, jusque dans le jeu de miroir entre les institutions, censées défendre l’intérêt général, et les think tanks, autopromus représentation de ce que l’on nomme « société civile ». Un jeu dans lequel, l’humain, la société réelle disparaît, cédant la place à des concepts idéologiques. Un jeu – et Dostena Anguelova-Lavergne a parfaitement raison sur ce point – qui écarte les communautés politiques, ce que l’on appelait autrefois « le peuple », et bafoue la démocratie. Un jeu enfin qui prend, il est vrai, « l’Europe en otage ».

Faudrait-il pour autant condamner tout le monde et bannir les think tanks ? Pour les avoir beaucoup fréquentés, je ne le crois pas. Ils peuvent être utiles, certains par la qualité de leurs chercheurs, d’autres comme chambres d’écho des débats qui traversent la société, à condition que leurs activités soient régulées par un code de déontologie strict. Cela seul ne suffira pas à restaurer la confiance des citoyens dans une démocratie qui leur a été confisquée et en laquelle ils ne croient plus. C’est toute l’architecture institutionnelle qui est à revoir et surtout le logiciel qui doit être remplacé afin que l’intérêt général ne soit plus compris comme une somme d’intérêts particuliers ajustés par des logiques purement financières et que l’humain et l’écosystème dans lequel il vit redeviennent la préoccupation première de toute politique.

Dostena Anguelova-Lavergne est journaliste, docteur en anthropologie sociale et politique et chargée de cours à l’université de Strasbourg. Son enquête, longue et approfondie, porte d’abord sur la Bulgarie (360 pages du livre), la Grèce et la France - trois États membres de l’Union européenne fort différents, mais dont elle parle couramment les langues - avant un détour par Bruxelles et les laboratoires d’idées estampillés européens.

« En 2020, la crise de la Covid-19 n’a fait que révéler l’état de ruine de la démocratie et du climat intellectuel de nos sociétés. On est saisi par un sentiment permanent d’impuissance face à la fatalité d’un monde fuyant, mais agissant jusqu’à nous transformer en spectateurs passifs de sa course effrénée à la marchandisation du vivant, à la destruction des liens sociaux, de la nature et de l’humain », écrit l’auteur, en introduction à son ouvrage, avant de poursuivre : « Le principe énoncé par Hegel, selon lequel la vérité du processus se révèle dans une phase avancée de son déploiement, semble très pertinent quant à la manière dont on pourrait, par exemple, analyser aujourd’hui le sens de la révolution dite « de Velours » de novembre et décembre 1989 dans les pays de l’Est ou encore les événements, en France, de mai 1968. Ce livre a pour objectif d’éclairer une partie des processus qui ont conduit à la crise actuelle : divorce radical entre la réalité et sa représentation politique, crise que l’on propose aujourd’hui de « soigner » non pas en rectifiant la représentation, mais en remplaçant la réalité par des versions virtuelles, modifiables et mises à jour en dépit de tout principe démocratique et éthique ». Le ton est donné.

« Des programmes tels que PHARE-Démocratie et PHARE-Lien ont (…) financé les initiatives de la société civile bulgare dès le début de la transition. Néanmoins, la tour de contrôle des ONG – les think tanks sont principalement financés par les États-Unis. Les think tanks américains dictent l’agenda des projets qui sont ensuite cofinancés par l’Union européenne », écrit Dostena Anguelova-Lavergne dans la partie de son ouvrage consacré à la Bulgarie et à la « transition démocratique » des pays de l’Est. « Cette réalité politique de « contrôle » s’accorde parfaitement avec la vision géostratégique développée en 1997 par Zbigniew Brzezinski dans ‘Le grand échiquier’ », souligne-t-elle, en rappelant que Brzezinski constate que « l’Europe de l’Ouest reste dans une large mesure un protectorat américain ». Elle doit donc « jouer le rôle d’une sorte d’avant-poste de l’exportation du modèle démocratique américain dans le monde » et c’est, selon l’auteur, ce qu’elle fait lorsque l’argent des contribuables européens finance des projets et des finalités définis par des fondations américaines ou leurs filiales en Europe.

« Les think tanks français, apparus sur la scène médiatique de l’Hexagone dans les années 2000 (presque dix ans après les think tanks bulgares), tout comme les think tanks grecs développés au début des années 1990, produisent des discours comparables à ceux de leurs homologues bulgares. Ils insistent sur la nécessité de moderniser les sociétés grecque et française, notamment à travers des réformes libérales de l’État social sclérosé – réforme des retraites, des administrations publiques, du système de santé, de l’éducation et de la recherche, etc. », écrit l’auteur qui souligne plus loin : « La transition grecque est différente, mais néanmoins comparable à celle qui a lieu dans les ex-pays communistes des Balkans où les think tanks jouent un rôle important dans les processus de transformation du politique. D’après les historiens de la période contemporaine (…), la transition vers la modernité débute dès le milieu des années 1970 après la chute du régime des colonels. Cependant, tout comme la transition bulgare, ‘la transition grecque’ semble s’étirer dans le temps avec la permanence d’un conflit que plusieurs anthropologues, sociologues et historiens qualifient de ‘profonde ambivalence’ de la culture grecque où s’opposent et s’entrecroisent ‘la culture des misérables’ (la underdog culture qui correspond dans les grandes lignes à la culture roméique, balkanique, traditionaliste ou post-ottomane) et la ‘culture réformiste’, technocrate et libérale de l’Occident ». Et d’ajouter : « À la différence de leurs homologues des ex-pays communistes des Balkans, les think tanks grecs ne sont cependant pas créés directement de l’extérieur pour constituer ‘une opposition intellectuelle et politique’ à un État jugé héritier d’une période communiste et totalitaire ». Ainsi, « dans le ‘conflit’ entre l’État (modernisateur) et la société (traditionaliste), les think tanks grecs se rangent-ils du côté de l’État, pourtant perçu comme injuste et ‘étranger’ à la société par les classes populaires, une partie de l’intelligentsia et les patrons des petites et moyennes entreprises, qui se considèrent ‘victimes d’un État voleur’ ».

Parmi les portraits que recèle l’ouvrage de responsables de think tanks et des liens qu’ils entretiennent entre eux et avec les institutions, il y a celui très caractéristique de Loukas Tsoukalis : « Ancien étudiant au Collège de Bruges et enseignant dans plusieurs chaires européennes similaires (université d’Athènes, London School of Economics, Institut européen de Florence, King’s College), le président actuel d’ELIAMEP, Loukas Tsoukalis, est très intégré aux réseaux de direction de la Commission européenne où il a occupé le poste de conseiller spécial du président de la Commission, José Manuel Barroso (2010-2014), homme politique résolument de droite, connu pour son soutien à une politique d’austérité radicale dans le contexte de la crise financière. Tout en soutenant globalement le courant social-démocrate européen, Tsoukalis appartient à cette nouvelle génération de penseurs-hommes d’affaires, les ‘flexians’ qui transgressent systématiquement les frontières idéologiques. Comme membre du Groupe des experts de haut niveau sur la modernisation de l’enseignement supérieur en Europe, lancé par la commissaire chypriote Androula Vassiliou pendant son mandat (2010-2014), Tsoukalis travaille aussi dans le contexte idéologique néolibéral produisant des propositions politiques destinées à mettre ‘l’accent sur le développement de compétences liées à l’esprit d’entreprise et d’innovation chez les étudiants’. On notera au passage la professionnalisation du cursus universitaire, l’une des idées-forces du libéralisme en la matière ».

En France, les laboratoires d’idées se présentent dès le début des années 2000 comme les « médecins urgentistes d’un système politique en faillite tout en poussant les politiciens au vice : utiliser les notes de synthèse prémâchées, fournies par les experts (policy papers), se rendre à l’évidence de leur impuissance vis-à-vis des lobbys économiques et souscrire aux propositions de réformes (des retraites, de la sécurité sociale, des lois du travail…) véhiculées par les think tanks que les entreprises multinationales financent comme faire-valoir de leurs intérêts », écrit Dostena Anguelova-Lavergne, qui poursuit : « À la fois poison et remède, les think tanks participent à ce que le chercheur Olivier Labouret (2012) désigne par le concept de ‘perversion néolibérale’. Il est basé sur l’affirmation que ‘toute politique est inutile’, que ‘l’Histoire est finie’ et que ‘seul l’égoïsme du profit peut faire tourner le monde aux dépens de toute raison morale et démocratique’. Ce fonctionnement pervers consiste à ce que la société civile, représentée par les think tanks, assainisse et renouvelle les normes de la démocratie ; il s’agit de faire accepter par les citoyens que leurs voix ne valent plus rien puisqu’elles servent à élire des hommes politiques qui ne sont que des marionnettes dans les mains des entreprises… finançant les think tanks. Il s’agit d’un ‘système d’aliénation psychologique autant qu’économique’ qui sert de propos alarmiste amenant les citoyens vers un pessimisme résigné ‘au pire’ ».

« Parasitée par des réseaux français qui, par intérêt personnel, jouent le jeu d’autres puissances, la République française n’est plus en capacité de se défendre contre ses ‘alliés », écrit encore l’auteur, évoquant les opérations de déstabilisation américaines à l’encontre de groupes stratégiques comme Airbus, Alstom ou Alcatel, « sans oublier que, depuis 2008, les États-Unis se servent de ‘l’extraterritorialité’ de leur droit anticorruption pour cibler des intérêts économiques de la France ». Et elle ajoute, non sans raison, que « la France, mais aussi l’Union européenne, se font doubler dans presque tous les secteurs stratégiques par les États-Unis, qui se servent du soft-power de leurs réseaux privés ».

De Sofia à Paris et Bruxelles, en passant par Athènes, on retrouve les mêmes cursus, les mêmes sources de financement, les mêmes liens de consanguinité avec les fondations américaines, les think tanks et les réseaux anglo-saxons, les mêmes relations à la fois avec le monde de la finance, les médias et les institutions. « Les think tanks, les institutions européennes et les milieux financiers forment donc un champ commun, une sorte de système autoréférentiel et redondant. Les organisations qui représentent les intérêts des travailleurs et des employés ou des groupes défavorisés de la société sont exclues de ce système. Elles sont invitées à participer à certains événements seulement en guise de pluralisme décoratif », écrit l’auteur.

Dostena Anguelova-Lavergne poursuit : « Nous sommes donc en présence d’un milieu politiquement endogame qui se reproduit en simulant la différence. Un peu comme les diverses marques et emballages d’un supermarché créent l’impression de toujours mieux et toujours plus, les experts aux commandes de tous types de pouvoir, exécutif et symbolique, se livrent à un marketing permanent qui s’adapte à la réalité du moment. On a des milliers de think tanks qui disent innover, proposer des idées inattendues et révolutionnaires alors qu’en fin de compte on s’aperçoit qu’ils ne représentent rien de plus qu’un symptôme de surenchère frénétique du modèle capitaliste et néolibéral existant. Les nouvelles idées ne sont que de vieilles recettes habillées ‘dernière tendance’, l’espace virtuel aidant à l’effacement permanent et à l’oubli de leur parure d’hier ».

Et de conclure : « Il serait temps de prendre conscience des enjeux en cours en se livrant à une analyse sans concession des mécanismes sociaux et politiques qui ont pris en otage l’Europe sur le plan politique, économique, idéologique, intellectuel, mais aussi artistique, après la Seconde Guerre mondiale, et davantage encore après la chute du Mur en 1989. Nous repentir, si nécessaire de notre cécité conformiste et de notre primitivisme spirituel et pseudo-rationaliste qui fabrique des pathologies sociales et politiques, voire des terrorismes (Gori, 2017). Et puis, agir… D’abord, en ayant le courage intellectuel et éthique de relever nos propres responsabilités, collectivement et individuellement, dans la marche du système, en prenant conscience que nos petits compromis d’aujourd’hui, notre paresse intellectuelle et spirituelle, apparaîtront demain comme d’immenses trahisons. C’est seulement à ce prix-là que nous pourrons éviter le scénario du ‘déni cosmique’ et redonner du sens à la société et à notre humanité commune. Il est temps d’imaginer une autre Europe, sortir des stéréotypes pseudo-rationnels, égocentriques et stériles, en réintégrant la question métaphysique, c’est-à-dire celle du sens de la vie, dans la pensée sociale qui s’en est dangereusement éloignée (…). La remise en cause de nos vies par les crises en cours est en réalité une chance salutaire pour nous mettre à produire du sens, non pas à partir des phrases et des concepts qui ‘paient’, mais avec l’élan d’esprit qui nous lie aux autres, à l’histoire de l’humanité, à nous-mêmes ». (Olivier Jehin)

Dostena Anguelova-Lavergne. L’Europe en otage. Le murmure éditeur. Collection Humanités. ISBN : 978-2-3730-6049-2. 611 pages. 24,50 €

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