L’Europe superpuissance
Le politologue belge Marc De Vos, fondateur du think tank flamand Itinera, analyse dans cet ouvrage la transformation de l’Union européenne sous l’effet des crises successives qu’elle traverse.
Avant de développer trois thèses, l’auteur nous dépeint l’Europe avec une bonne dose d’optimisme : « Véritable colosse abritant vingt-sept États membres et 450 millions d’âmes, l’Union européenne est la troisième puissance économique et, collectivement, le troisième budget de défense de la planète, derrière les États-Unis et la Chine. Douze autres pays, totalisant 146 millions d’habitants, cherchent à devenir officiellement membres de l’Union (l’auteur ne précise pas quels sont les douze États auxquels il fait référence, mais, l’Ukraine et la Turquie comprises, le total doit nécessairement être supérieur : Ndr). Plus de 60 autres entretiennent des relations économiques et politiques privilégiées avec l’Union européenne, au niveau régional ou bilatéral. Aucun autre bloc de pays au monde ne rivalise avec l’Union européenne en termes d’étendue, de profondeur et d’impact ». Tout juste l’auteur mâtine-t-il cet éloge par une critique de son fonctionnement : « Si l’Européen lambda soutient l’Europe, son sentiment est plutôt ambivalent à l’égard de l’Union européenne, sorte de chasse gardée des initiés et des experts. À l’exception des sommets largement médiatisés organisés à Bruxelles, l’Union reste d’une manière générale une réalité abstraite, éloignée de la vie quotidienne des citoyens, utilisée dans la politique nationale et les médias tantôt comme bouc émissaire, tantôt comme tyran, mais le plus souvent inconnue ou mal-aimée ».
« L’UE devient un projet géostratégique ». C’est la première thèse de Marc De Vos. « Sous l’effet de l’agression russe et dans le contexte du nouvel ordre mondial, l’Union européenne devient moins un club européen fondé sur des valeurs qu’une coalition géopolitique dans la partie occidentale de l’Eurasie. Un anneau oriental d’États membres (potentiels) de l’UE dont les racines historico-culturelles sont principalement slaves et/ou orthodoxes (…) témoigne d’une Union qui n’est plus principalement une communauté de nations européennes. En outre, depuis le Brexit, la frontière extérieure occidentale de l’Union européenne est moins atlantique et le centre de gravité de l’Union s’est déplacé vers l’est, en Europe centrale et orientale », écrit l’auteur. Et d’affirmer : « Si nous, Européens, voulons imposer notre propre sphère d’influence géographique, l’Union européenne devra faire preuve de créativité pour transformer son ‘moment’ géostratégique en véritable élan. L’alternative est essentiellement défensive ou réactive face à ce que le monde extérieur nous réserve. L’élargissement de l’Union européenne ne doit pas être un processus passif qui intègre simplement les candidats enthousiastes et appropriés, mais un processus stratégique qui pousse de manière proactive les pays hésitants à rejoindre le giron européen sur la base d’un positionnement stratégique et géographique européen conscient ».
Deuxième thèse : « L’UE devient un projet de superpuissance ». « Les valeurs communes, qui ont toujours été plus un objectif qu’une réalité dans les relations internationales, ne sont plus le moteur de l’ordre international. Le lien supposé entre une plus grande liberté économique et la prospérité, une plus grande liberté politique et un individualisme accru a échoué sur le terrain. Le déclin du communisme n’a pas favorisé l’avènement du libéralisme universel, mais a nourri un terreau réactionnaire chargé d’histoire non traitée, de revanchisme civilisationnel, de traditions religieuses et de politiques identitaires. Sur ce substrat, le nationalisme, le populisme et l’autoritarisme gagnent du terrain dans le monde entier, débordant entre-temps sur une nouvelle lutte entre les superpuissances et sur une nouvelle guerre de civilisations en Ukraine. Même au sein de l’Union européenne, la culture et les valeurs sont devenues une source de conflits et de divisions, à la fois au sein des États membres et entre eux, en particulier dans les anciens pays du bloc de l’Est, aux racines slaves orthodoxes », constate Marc De Vos.
« Le consensus géopolitique a fait place à la rivalité et au conflit, puis le libre-échange a été remplacé par le découplage, la minimisation des risques, le ‘near-shoring’ ou l’ancrage – autant de variantes de la démondialisation pratiquées dans le monde entier. (…) Désormais, il n’existe plus aucune distinction stratégique entre marché et puissance, technologie et armement, énergie et sécurité, argent et violence », poursuit l’auteur, avant d’affirmer que, dans ce contexte, la Commission européenne est devenue « ouvertement géopolitique ». Un « basculement » qui n’a cependant « pas encore de base solide » et « souligne surtout comment l’économie, le commerce, l’investissement ou la technologie – le terrain naturel de l’Union européenne et de sa Commission – se sont de facto géopolitisés ». Ce basculement « traduit une aspiration et une finalité européennes, et non une Union européenne dotée par ses États membres d’attributs et d’outils géopolitiques », explique Marc De Vos, ajoutant : « Je songe, par exemple, aux compétences en matière de politique étrangère, de cybersécurité ou de défense. L’Union européenne doit pratiquer la géopolitique avec la configuration d’un club de libre-échange, ce qui implique principalement de récupérer le commerce et le marché à d’autres fins ».
« La guerre en Ukraine nous a appris que nous pouvions mobiliser militairement et exploiter le ‘soft power’ de ce grand marché européen. Nous avons déclaré la guerre à la Russie sur le plan économique et financier. Nous ne sommes pas sur le champ de bataille, mais nous boycottons et comprimons la machine de guerre et l’industrie énergétiques russes », écrit l’auteur. Et il poursuit : « L’Union européenne a orchestré une batterie de sanctions (l’UE a participé dans une certaine mesure à l’orchestration, serait plus exact ; il y a en effet peu de sanctions dites « autonomes » dans les paquets successifs : Ndr) qui handicapent l’économie russe, affectant ses secteurs financier, technologique et industriel, ses entreprises d’utilité militaire, ainsi que l’élite du régime de Poutine. Le commerce, les paiements et la cyber-technologie sont les armes d’une guerre totale des temps modernes. Les sanctions financières et commerciales sont l’équivalent des armes de précision intercontinentales que nous, comme l’Amérique impériale avant nous, déployons aujourd’hui sans complexe de manière extraterritoriale contre des pays hostiles, contre des entreprises internationales suspectes et contre des élites économiques qui collaborent avec l’ennemi ». Le tout, avec quelle efficacité ?
« Sans union de puissance, les pays européens devraient assister impuissants au basculement du monde d’un ordre unipolaire favorable à l’Europe vers, soit une nouvelle guerre froide de concurrence bipolaire entre les États-Unis et la Chine, soit un désordre multipolaire chaotique et risqué. Sans une Union de puissance, le monde hostile, comme une force centrifuge, réduirait à néant la cohésion entre les pays européens dans une course aux intérêts nationaux », observe l’auteur, qui affirme : « Nos valeurs et nos intérêts exigent une Europe forte qui puisse être le partenaire des États-Unis et un pont vers le monde ». Et « l’autonomie militaire de l’Europe est nécessaire dans un monde où l’Europe est à nouveau une ligne de faille géostratégique, où l’Amérique doit rivaliser avec la Chine et où l’Occident libre est à nouveau en rivalité et en conflit avec un autre modèle de civilisation aux aspirations mondiales ». « En s’appuyant sur le jeune Fonds européen de défense, l’Union européenne devrait et pourrait (…) progressivement coordonner et rationaliser une plus grande capacité de défense européenne, transformant progressivement l’OTAN en un duopole américano-européen », estime l’auteur, non sans souligner que « si l’Union européenne veut défendre ses intérêts internationaux aux côtés des États-Unis ou par le truchement de l’OTAN, elle doit d’abord être en mesure de définir les intérêts européens communs ». « Bien sûr, reconnaît-il, c’est beaucoup plus facile à dire qu’à faire. En réalité, les pays européens, en particulier les grands États membres de l’UE, ne se font pas assez confiance collectivement et se font trop confiance individuellement pour parvenir à une synergie européenne ».
« La nouvelle Union de pouvoir exige une autonomie stratégique et une capacité opérationnelle européennes accrues, car l’Union européenne doit être en mesure de dominer ou au moins d’influencer sa géographie : les Balkans, la région méditerranéenne, y compris la Turquie et l’Afrique du Nord, les États tampons de facto vis-à-vis de la Russie sur la mer Baltique et en Europe de l’Est indépendamment du statut final de l’Ukraine. Ce faisant, l’Union européenne doit être en mesure de contrer l’ingérence de ses adversaires stratégiques, au premier rang desquels la Russie et la Chine. Elle doit être capable de maintenir des frontières unifiées. Elle doit être en mesure de faire respecter les intérêts territoriaux européens sans recourir au soutien de l’OTAN – il suffit de penser à la position de veto de la Turquie au sein de l’OTAN. Elle doit pouvoir offrir un appui en matière de sécurité et de protection aux pays périphériques qu’elle souhaite inclure dans son orbite géostratégique, que ces pays soient ou non membres officiels de l’Union européenne. En substance, l’UE doit devenir pour sa périphérie ce que les États-Unis ont été pour l’Europe occidentale pendant la guerre froide, soit seule, soit en étroite coopération avec ces mêmes États-Unis », écrit encore Marc De Vos.
Troisième thèse : « L’UE devient un projet d’État ». « Une architecture fédérale mature et transparente fait largement défaut à l’Union européenne », constate l’auteur, soulignant que « l’évolution de l’UE vers un fédéralisme de grand État est principalement le fruit d’un glissement de mission, de vagues successives de politiques de crise dictées par une forte pression, d’une européanisation incrémentale sans agenda global, décidée lors de conclaves de chefs de gouvernement et préparée par la diplomatie et la bureaucratie ». Or, selon Marc De Vos, « l’Union européenne s’approche silencieusement et inconsciemment de son ‘moment américain’ : le moment où une union encore confédérale devra passer d’un proto-fédéralisme de fait à un fédéralisme formel afin de préserver ses idéaux d’origine et de remplir sa nouvelle mission ». Et d’expliquer : « La transformation d’une Union européenne proto-fédérale de facto en une Union européenne fédérale à part entière serait la méthode pour répondre aux grands défis existentiels de la nouvelle Union européenne, pour surmonter ses contradictions internes et pour adapter son fonctionnement et son financement à sa mission ». Même si « les chances semblent inexistantes que les États membres de l’UE unis en fassent ensemble un grand moment constitutionnel et démocratique », reconnaît l’auteur.
Marc De Vos conclut en proposant cinq pistes qui « pourraient contribuer à consolider la transformation de l’Union européenne » : (1) rendre l’adhésion à l’UE progressive et à plusieurs niveaux ; (2) construire une défense européenne, autrement dit « jeter les bases d’une armée européenne », au moins avec des pays volontaires ; (3) renforcer le marché unique (plus grand soutien des projets transnationaux, notamment) ; (4) augmenter le budget européen (donc les contributions nationales et/ou envisager un impôt européen et des euro-obligations) ; (5) institutionnaliser et démocratiser la nouvelle UE. (Olivier Jehin)
Marc De Vos. L’Europe superpuissance – La transformation de l’Union européenne. Ertsberg. ISBN : 978-9-4647-5062-1. 154 pages. 17,50 €
L’Europe enfla si bien qu’elle creva
« La fuite en avant » de l’élargissement, à 35 ou 36, a des « airs de déjà-vu » qui ne laissent d’inquiéter l’ancienne députée européenne (ALDE, française) Sylvie Goulard.
Un temps au-dessus de la barre des 500 millions d’habitants, l’Union européenne a été ramenée à 448 millions (2023) par le Brexit. L’entrée de huit pays (cinq des Balkans occidentaux, auxquels s’ajouteraient l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie) lui ferait atteindre 513 millions. Et la très hypothétique adhésion de la Turquie lui ferait franchir la barre de 600 millions d’habitants. Et la taille de la population, comme la dynamique démographique, a son importance lorsque l’on parle de géopolitique. Elle ne peut toutefois pas être une fin politique en soi. Surtout en l’absence d’institutions et d’instruments assurant la cohésion de l’ensemble. Sauf à finir comme la grenouille de Jean de La Fontaine, qui voulait « se faire aussi grosse que le bœuf ».
« Que l’UE se soit transformée au fil des décennies est, à bien des égards, une bonne chose. Mais si aujourd’hui, la Commission est pléthorique et chaque gouvernement cherche à piloter « son » commissaire, si le Conseil européen, souvent bloqué par des vetos, peine à décider, si l’UE n’a pas de ressources propres (au sens véritable de ces termes : Ndr.) ni d’union des marchés de capitaux, c’est parce que l’élan de l’intégration n’a pas été assez maintenu. Chacun peut désormais se cacher derrière un groupe nombreux pour ne pas prendre ses responsabilités. Or, il y a plus grave que les failles institutionnelles, ce sont leurs conséquences : l’UE a perdu en capacité d’innovation et en compétitivité. En vingt ans, un terrible décrochage technologique, économique et militaire avec les États-Unis s’est produit. Les Européens, qui avaient un niveau de vie à peu près équivalent à celui des Américains au début du siècle, se sont considérablement appauvris. Ils se sont laissé distancer dans la compétition mondiale. Dépourvue d’autonomie stratégique, l’UE n’aurait pas non plus les moyens de se défendre seule en cas d’agression. Et aujourd’hui, la priorité des priorités serait d’intégrer une dizaine de nouveaux pays ? », écrit Sylvie Goulard.
Soulignant qu’en droit, « le Conseil européen est littéralement irresponsable », l’auteur poursuit : « L’UE n’a pas de pouvoir exécutif identifié, légitimé pour agir au niveau européen. Je crains que cette lacune ne rende vaine toute prétention géopolitique, toute idée d’action résolue en matière de diplomatie et de défense. Qui confierait le commandement de l’armée française à une conférence des présidents de région décidant à l’unanimité ? Comment imaginer que l’UE élargie, forte de trente-cinq ou trente-six États membres, prétende résister à Vladimir Poutine en étant dirigée ainsi ? Au sens que la physique donne à ce terme, le Conseil européen est un « trou noir » qui concentre une telle masse (de pouvoir) en un centre invisible, opaque, qu’il pourrait finir par s’effondrer sur lui-même, entraînant l’UE dans sa chute ». Et Sylvie Goulard d’ajouter : « En tant que femme, je souhaiterais une réflexion plus poussée, publique, sur ce qui est en train de se passer en Europe et qu’on peut résumer ainsi : la transformation d’une communauté créée pour la paix en un acteur impliqué de manière indirecte, mais durable, dans un conflit armé, et prétendant jouer un rôle géopolitique, sans être doté d’un pouvoir exécutif responsable devant une assemblée choisie par les citoyens, ni élu par eux ».
« Faute de mobilisation exceptionnelle, je crains que nous ne sachions pas gérer simultanément l’élargissement de l’Union européenne, un effort militaire accru et l’indispensable transition écologique tout en restant fidèles à nos valeurs, en premier lieu la primauté du droit sur la force », écrit encore l’auteur, en évoquant d’indispensables réformes préalables à tout nouvel élargissement : (1) identifier des frontières, des acquis tangibles et des symboles sur lesquels développer un sentiment d’appartenance à l’UE ; (2) assurer de véritables ressources propres et un budget européen en adéquation avec les besoins ; (3) étendre le vote à la majorité qualifiée au Conseil ; (4) réformer le Conseil européen et renforcer les mécanismes de sanction des violations de l’État de droit. (OJ)
Sylvie Goulard. L’Europe enfla si bien qu’elle creva – De 27 à 36 États ? Tallandier. ISBN : 979-1-0210-6123-1. 135 pages. 15,90 €