Changer de boussole
Le rapporteur spécial de l’ONU sur les droits humains et l’extrême pauvreté, Olivier De Schutter, souligne, dans cet ouvrage, que la pauvreté et l’extrême pauvreté demeurent très présentes, en dépit d’annonces très discutables sur leur recul. Pour l’auteur, qui enseigne à l’Université catholique de Louvain (Belgique) et à Sciences Po (France), la lutte contre la pauvreté est indissociable de celles contre les inégalités. Elles imposent de troquer la boussole de la croissance contre celle de la sobriété et de l’épanouissement personnel.
Si Olivier De Schutter reconnaît que la croissance des Trente Glorieuses (de l’après-guerre à la crise pétrolière) a favorisé le progrès social dans les pays de l’OCDE, il constate aussi qu’elle a entraîné une surconsommation des ressources : « Depuis 1973, le monde vit à crédit : l’on puise dans les écosystèmes davantage de ressources que le système Terre n’en peut renouveler et l’on décharge dans les écosystèmes davantage de déchets et de pollution qu’ils n’en peuvent absorber ». Dans le même temps, la croissance a « épuisé les organismes des hommes et des femmes qui travaillent », écrit-il, avant d’ajouter : « Au nom de la croissance, on a flexibilisé le marché du travail. On a assisté à la multiplication des sous-statuts et à l’émergence d’un précariat soumis à des horaires imprévisibles, forcé d’accepter des salaires indignes et souvent variables, et de se soumettre à une intensification du travail conduite à marche forcée au nom de l’amélioration de la productivité ».
Et si l’auteur reconnaît que les pays en développement ont toujours besoin de croissance, il estime que celle-ci doit s’inscrire dans une logique d’intégration régionale, de satisfaction de la demande intérieure et d’élévation du niveau de vie des populations du sud. Autrement dit, sortir du cercle vicieux des exportations visant à satisfaire les attentes des consommateurs des pays du Nord en alimentant les bénéfices des multinationales et des circuits commerciaux de ces derniers. Quant aux pays riches, ils doivent aujourd’hui changer de modèle pour réduire les inégalités et préserver les écosystèmes.
Car la pauvreté absolue demeure bien réelle, derrière des données statistiques totalement biaisées. Officiellement, entre 1990 et 2018, le nombre de personnes en situation d’extrême pauvreté est passé de 1,9 milliard à 656 millions. Mais « les ‘succès’ que l’on vante à longueur de sommets se basent de manière assez commode sur le seuil international de pauvreté établi par la Banque mondiale », note Olivier De Schutter, en rappelant que ce seuil correspond, par exemple, à 1,41 euro par jour au Portugal ! Cette manière de mesurer la pauvreté à partir d’un seuil monétaire n’est pas simplement choquante du fait du niveau de seuil choisi, qui permet tout au plus de ne pas mourir de faim ; elle est absurde, parce qu’elle ne tient pas compte du caractère pluridimensionnel de la pauvreté : conditions de logement, accès aux soins, à l’éducation, etc.
L’auteur nous rappelle par ailleurs qu’un milliard de personnes vivent encore dans des bidonvilles. Mais aussi qu’en 2020, 733 millions de personnes n’avaient toujours pas accès à l’électricité et 2,4 milliards de personnes ne disposaient pas d’accès à des solutions de cuisson propres. En Afrique subsaharienne, une personne sur deux n’a toujours pas accès à l’électricité.
À la pauvreté absolue, s’ajoute une pauvreté relative ; autrement dit, celle de personnes qui disposent d’un minimum de ressources, y compris d’un emploi le plus souvent, mais qui sont obligées d’arbitrer entre différentes dépenses et différents besoins et/ou font « une expérience quotidienne de discrimination, de maltraitance sociale ou institutionnelle ou de non-reconnaissance de leur contribution à la société, qui constituent autant de sources d’exclusion ». « Or, le paradoxe est que plus les sociétés s’enrichissent, plus certaines dimensions de cette exclusion sociale viennent s’aggraver. Ainsi, assiste-t-on à une modernisation de la pauvreté : le phénomène d’exclusion sociale est accentué par le fait que les normes sociales au sein d’une population augmentent avec l’accroissement de l’élévation générale du niveau de vie », explique l’auteur, rappelant que « dans la plupart des pays du monde, vous êtes aujourd’hui considéré comme pauvre si vos ne possédez pas de téléphone portable ou que vous n’avez pas accès à Internet, si vous ne pouvez pas organiser des funérailles dignes pour vos parents ou un mariage pour vos enfants, ou lorsque vous êtes dans l’incapacité de faire face à des événements imprévus tels qu’une perte d’emploi ou une maladie ».
« La dégradation de l’environnement touche d’abord les personnes en situation de pauvreté et ce sont ces personnes qui en subissent les conséquences les plus graves. Ce sont elles surtout qui vivent près des sites les plus pollués », souligne Olivier De Schutter, en rappelant qu’au Royaume-Uni, selon un rapport de 2004, « les personnes vivant dans les 10% des régions les plus défavorisées étaient confrontées à des niveaux de concentration d’oxyde nitreux 41% plus élevés que la moyenne ». Ces personnes occupent des logements exigus et mal ventilés. « Elles sont donc les premières victimes de la pollution atmosphérique. Elles sont aussi plus exposées aux glissements de terrain et aux inondations, puisqu’elles sont contraintes de s’installer dans des zones où les logements sont les moins chers », ajoute-t-il.
La croissance verte, c’est-à-dire la poursuite de la croissance économique au moyen de technologies permettant d’en modérer l’impact environnemental, est un mythe, explique l’auteur, en rappelant que « le Groupe international d’experts sur les ressources (…) des Nations unies estime que, compte tenu de l’augmentation de la consommation résultant à la fois de la croissance démographique et de l’émergence d’une classe moyenne mondiale, nous consommerons trois fois plus de ressources en 2050 qu’en 2000 ». « Et ceci même en tenant compte du découplage relatif entre richesse monétaire et utilisation des ressources et production de déchets que permettent les progrès technologiques », selon un rapport de 2011.
Pour l’auteur, la seule solution est dès lors celle de la sobriété, définie comme « un changement de mode de vie permettant de satisfaire les besoins fondamentaux de chacun (…) en évitant toute surconsommation ». Il illustre cette surconsommation par quelques exemples tels que les résidences secondaires, les habitudes de travail ou de loisirs menant à prendre l’avion ou à conduire sur de longues distances ou encore les régimes alimentaires riches en viande ou en produits alimentaires transformés. Mais « le passage à un régime de sobriété, où dominerait une norme de suffisance, signifie également qu’il faudrait réorienter nos modèles économiques afin de passer d’un système de consommation individuelle à des systèmes mutualisés, fondés sur l’idée de ‘communs’, où un même bien ou équipement pourrait servir au plus grand nombre, afin de faire en sorte que les entreprises auraient intérêt à réparer les objets commercialisés pour leur assurer une plus longue durée de vie afin d’encourager le partage des biens de consommation, ainsi que la réparation et la réutilisation et, à la fin de leur cycle de vie, le recyclage de ces biens », écrit-il.
Cela suppose néanmoins une évolution des mentalités, qui semble inégalement accessible. On peut, en effet, supposer que ce modèle pourrait plus facilement être adopté dans des sociétés traditionnelles du Sud susceptibles de transposer, dans un contexte d’élévation du niveau de vie, des réflexes de solidarité et de mutualisation qui ont perduré jusqu’ici. La quasi-disparition de ce type de pratiques durant le 20e siècle, conjuguée avec la progression de l’individualisme dans les sociétés occidentales, en particulier en Europe, constitue en revanche un frein majeur à ce changement généralement perçu et contesté comme relevant de l’écologie punitive.
Olivier De Schutter reconnaît que l’application du modèle ne peut pas être entièrement uniforme du fait des différences de contexte (isolement rural et forte densité de transport en commun en zone urbaine) ou de situation (distance domicile-travail pour les personnes à faible revenu). Mais pour l’auteur, la transformation écologique et la lutte contre la pauvreté sont conciliables. Il explique ainsi que tant les mesures visant à améliorer l’efficience énergétique que le passage des énergies fossiles aux énergies renouvelables sont générateurs d’emplois, mais aussi qu’ils peuvent réduire les inégalités et améliorer les conditions de vie des ménages les plus pauvres en réduisant leurs factures d’énergie. De même « l’engagement des États en faveur de l’électrification des systèmes de transport et de chauffage - combinant taxes et subventions pour favoriser le passage à l’électricité – pourrait rendre l’accès à ces systèmes abordable pour les ménages à faibles revenus, comme l’illustre la démocratisation des véhicules électriques en Norvège ».
Parmi les moyens à mettre en œuvre pour accélérer la transformation écologique, Olivier de Schutter mentionne les taxes carbone, dont il estime qu’elles permettraient en même temps d’augmenter les revenus de l’État et de réduire la pauvreté. Il cite en exemple les cas de « la Suède, qui a été l’un des premiers pays à établir une taxe carbone en 1991, dont le montant est aujourd’hui l’un des plus élevés du monde, (et) des provinces canadiennes de Colombie britannique et de l’Alberta ». En Alberta, les recettes ont permis non seulement de financer des projets d’adaptation et d’atténuation, mais aussi d’accorder des réductions d’impôts aux ménages à faibles et moyens revenus (60% de tous les ménages). En Colombie britannique et en Suède, l’augmentation de la taxe s’est faite de manière graduée et a été combinée avec des crédits d’impôt pour les ménages afin de préserver leur pouvoir d’achat.
L’industrialisation de l’agriculture, avec le recours à la mécanisation, à l’irrigation, aux pesticides et produits chimiques, a certes permis d’augmenter les rendements de façon considérable, mais elle a eu des effets dévastateurs sur les sols et les écosystèmes ainsi que sur le monde rural (disparition des petites exploitations, exode rural). Elle a permis le développement d’une consommation de produits transformés dont les qualités nutritives sont discutables, qui contiennent de nombreux additifs d’origine chimique (conservateurs, etc.) et des proportions excessives de graisses, sel et sucres, tout en exposant les populations aux perturbateurs endocriniens. « Une étude de 2016 chiffrait à 217 milliards d’euros par an le coût de ces perturbateurs endocriniens dans les pays de l’Union européenne, l’équivalent de 1,48% du PIB européen, ou presque 428 euros par an et par personne », rappelle l’auteur. Il en résulte notamment une augmentation de l’obésité, du diabète de type 2, des maladies cardiovasculaires et des cancers gastro-intestinaux, dont les populations les plus pauvres sont aussi les premières victimes. Olivier De Schutter préconise dès lors le développement de l’agroécologie, qui « privilégie une approche circulaire fondée sur le recyclage des déchets agricoles en intrants plutôt qu’une approche linéaire en forçant la dépendance à l’égard d’intrants externes ».
« La lutte contre la pauvreté, dans une société post-croissance, devrait surtout se concentrer sur la lutte contre les inégalités », estime à juste titre l’auteur, avant d’expliquer : « À cette fin, l’on peut combiner une fiscalité progressive et des politiques sociales adéquates afin d’assurer une distribution plus équitable des richesses et ainsi atténuer les inégalités consubstantielles au marché : c’est ce qui a caractérisé le rôle des États-providence, qui ont réussi à fortement atténuer les inégalités de marché au 20e siècle. Mais ces mesures redistributives ne suffiront pas. Des mesures prédistributives, visant à bâtir une économie réellement inclusive, sont tout aussi essentielles : nous devrions en effet non seulement compenser les inégalités qui résultent du fonctionnement de l’économie de marché, mais aussi prévenir l’émergence de ces inégalités en construisant une économie non violente ». Pour l’auteur, cela passe par (1) une redéfinition du travail qui valoriserait l’épanouissement personnel ainsi que le service rendu à la collectivité ; (2) l’instauration d’une garantie d’emploi, qui ferait de la puissance publique un employeur de dernier recours offrant aux chômeurs des emplois dans des activités au service des collectivités ou en subventionnant des emplois associatifs, ainsi qu’une (3) démocratisation de la vie en entreprise en créant une « deuxième chambre » assurant la participation des salariés aux décisions du conseil d’administration représentant les actionnaires.
S’y ajouterait la réduction collective du temps de travail afin de garantir à chacune et chacun de disposer de temps pour (1) son épanouissement personnel (formation, activités sportives et de loisirs), (2) ses proches, (3) sa communauté (services partagés, bénévolat, engagement politique, etc.). « Lorsque les individus augmentent leur temps de loisirs, ils peuvent alors décider de satisfaire leurs besoins par l’intermédiaire de moyens plus chronophages. Ils peuvent utiliser des modes de transport plus lents, mais moins énergivores, par exemple en optant pour le vélo ou les transports en commun plutôt que la voiture ; ils peuvent cuisiner au lieu de manger à l’extérieur ou d’acheter des plats préparés ; ils peuvent s’investir davantage dans leur propre production ou dans des initiatives de partage avec leurs voisins immédiats », écrit Olivier De Schutter, dont la société idéale et non violente prendra encore du temps à voir le jour. (Olivier Jehin)
Olivier De Schutter. Changer de boussole – La croissance ne vaincra pas la pauvreté. Les liens qui libèrent. ISBN : 979-1-0209-2488-9. 232 pages. 18,00 €
What Future European Defence and Technological Basis do we want/need?
Cette note d’analyse s’inscrit dans une série de publications sur l’avenir de la base industrielle et technologique de défense européenne, qui examinent le positionnement des différents États membres. Elles sont progressivement mises en ligne par le groupe de recherche sur l’industrie européenne d’armement ARES depuis l’été 2023.
Alexander Mattelaer rappelle ici le positionnement particulier de la Belgique qui, d’une part, a longtemps été la lanterne rouge en termes de dépenses de défense, avec un point bas de 0,88% du PIB en 2017, et, d’autre part, dispose essentiellement d’acteurs industriels de niche.
Dans ce contexte, la Belgique a cherché à multiplier les coopérations avec ses partenaires européens et alliés, tant dans le domaine des forces armées que des acquisitions. Elle apporte de ce fait un large soutien à l’intégration du marché européen de la défense et aux initiatives qui ont été prises par la Commission européenne : fonds européen de défense, instruments EDIRPA pour les acquisitions conjointes de munitions et ASAP pour le soutien au renforcement des capacités de production de munitions et missiles, dont elle a même défendu le volet réglementaire contre l’opposition farouche d’une dizaine d’États membres.
Le modèle de coopération choisi par la Belgique repose sur trois axes, rappelle Alexander Mattelaer : dans le domaine terrestre, elle a acquis des véhicules blindés de reconnaissance et de transport Jaguar et Griffon de conception française ; dans le domaine naval, où les marines belge et néerlandaise sont déjà pleinement intégrées, les acquisitions portent sur des navires antimines de fabrication française et des frégates de conception néerlandaise ; enfin, dans le domaine aérien, les chasseurs demeurent américains, avec de futurs F-35 devant remplacer des F-16 en bout de course. Un choix que les Français continuent à lui reprocher. Mais, comme le note Alexander Mattelaer, ce « portefeuille de partenariats stratégiques équilibré géographiquement » permet à la Belgique d’éviter « une dépendance excessive vis-à-vis d’un seul partenaire ». Reste à savoir si le partenariat développé avec la France dans le domaine terrestre pourra servir à répondre aux nouvelles exigences des plans de défense de l’OTAN ou si la Belgique devra nouer un partenariat complémentaire avec l’Allemagne dans le cas où la coopération franco-allemande sur le futur système de combat terrestre multi-plateforme MGCS devait échouer. (OJ)
Alexander Mattelaer. What Future European Defence and Technological Basis (EDTIB) do we want/need ? - The Belgian Case. IRIS. Aresgroup. Décembre 2023. Cette note d’analyse peut être téléchargée gratuitement à l’adresse : https://aeur.eu/f/ahx