Olivier De Schutter est le rapporteur spécial de l'Organisation des Nations unies sur les droits de l'homme et l'extrême pauvreté. En amont du Sommet social de Porto, il a partagé son analyse de la situation sociale au sein de l'UE. (Propos recueillis par Pascal Hansens)
Agence Europe - Quelles sont les grandes causes de la pauvreté en Europe ?
Olivier De Schutter - Il existe deux grandes causes. Premièrement, jusqu'à récemment, on a sous-investi dans les services publics et dans la protection sociale, notamment dans la santé, en partie en raison des recommandations spécifiques pays par pays adoptées dans le cadre du 'Semestre européen'.
Deuxièmement, la multiplication des emplois non standards et précaires amène à une fragmentation du monde du travail qui permet une réduction artificielle du sous-emploi.
92 millions de personnes sont en risque de pauvreté en Europe et presque un enfant sur quatre vit dans une famille en risque de pauvreté. Les dépenses contraintes, comme le coût de la mobilité, de l’accès à l’eau, de l’éducation ou du logement - le poste de dépenses qui a le plus fortement évolué ces 10 dernières années - n'ont cessé d'augmenter.
Dans le cadre de la pandémie, la réponse européenne a-t-elle été à la hauteur pour limiter l’aggravation de la pauvreté et le creusement des inégalités ?
La réponse européenne a été remarquable de réactivité. Mais si on prend l’instrument phare de Next Generation EU, qui est la Facilité pour la relance et la résilience, on a 37% des financements pour la transition écologique, 20% voués à la transition numérique. On n’a pas de véritables critères ni même de méthodologie qui permettent d’évaluer l’impact des plans nationaux de relance sur la réduction de la pauvreté et des inégalités.
On peut espérer que les efforts faits pour relancer l'économie, pour la verdir, pour la numériser, vont bénéficier aux plus pauvres et vont réduire les inégalités. Mais nous ne disposons là-dessus d'aucune garantie.
Comment expliquer cette approche économique, finalement assez orthodoxe, fondée sur la croissance et le plein emploi ?
Il existe un cruel manque d’imagination en matière de lutte contre la pauvreté. On a toujours misé sur la croissance économique comme condition de tout le reste. La croissance est censée amener plus de recettes fiscales, pour ensuite transférer les ressources vers les plus fragiles à travers des politiques sociales.
Mais la croissance économique des années 1970 est impossible à retrouver. Surtout, la croissance économique comme condition à la réduction de la pauvreté amène à des choix parmi les gouvernements qui créent justement de l’exclusion : c'est au nom de la recherche de la croissance qu'on prétend justifier la dérégulation du travail, l’allègement des cotisations sociales, les négociations de traités de libre-échange ou l'allègement de la fiscalité sur les entreprises.
Craignez-vous un retour à une orthodoxie budgétaire, une fois la pandémie passée ?
J'entends des messages contradictoires de la Commission européenne. D’un côté, il y a une volonté de ne pas répéter les erreurs d’il y a dix ans, quand les mesures procycliques ont aggravé la crise au pire moment. Mais, d’un autre côté, les membres les plus progressistes au sein de la Commission européenne se trouvent parfois marginalisés. Le commissaire Nicolas Schmit, pourtant chargé de l'emploi et des droits sociaux, ne fait pas partie du groupe de travail sur l'avenir du Pacte de stabilité et de croissance.
Pourtant, le pacte budgétaire doit être revu et exclure du calcul des déficits annuels les investissements dans le social, l’éducation, la formation, les soins de santé, pour créer les conditions d’une croissance inclusive pour l’avenir.
Quelle est votre appréciation du socle depuis son adoption, fin 2017 ?
Le socle est certes un signal fort et bienvenu, mais ce n’est pas un catalogue de droits comme l’est la Charte des droits fondamentaux. Il oriente les initiatives politiques et législatives de la Commission européenne, mais ses principes ne sont pas invocables pour contester certaines mesures prises par les institutions ou pour les obliger à prendre certaines initiatives.
Toutefois, certains paramètres ont changé dans la gouvernance socioéconomique européenne. Le poids des recommandations pays par pays dans le processus du Semestre européen, qui étaient, jusqu’à présent, peu contraignantes pour les États, est renforcé dès lors que l’accès aux fonds européens sous la Facilité pour la relance et la résilience est désormais subordonné au respect des recommandations pays par pays.
La Commission européenne a une très belle carte à jouer à travers les recommandations pays par pays pour compenser les difficultés sur certains dossiers délicats, comme la fiscalité.
Donc pour vous, la 'soft law' peut représenter une solution. Mais quid de la recommandation de la Commission sur le revenu minimum ?
Bien qu’il y ait une base juridique suffisante dans les traités européens pour proposer une directive sur la question du revenu minimum garanti, on devra se contenter d'une recommandation du Conseil, comme en 1992, la Commission craignant un manque de soutien des États membres pour une mesure plus ambitieuse.
On n'a pas pris la mesure du fait que les États membres de l’Union sont déjà obligés, au plan international, par une série de traités internationaux, comme la Charte sociale européenne du Conseil de l’Europe ou le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels des Nations unies. La Commission européenne pourrait se fonder utilement sur les normes du Conseil de l’Europe et de l'ONU pour faire progresser la question sociale plus rapidement.
Le plan d’action prévoit une réduction du nombre de personnes en risque de pauvreté de 15 millions d’ici 2030. Est-ce à la hauteur des enjeux, selon vous ?
L’objectif est trop modeste. Le premier objectif de développement durable de l’ONU de 2015 prévoit une réduction de 50% de la pauvreté pour chaque pays. Surtout, cet objectif de 15 millions n’est accompagné d’aucun mécanisme contraignant ni de sanction en cas de non-respect.
L’objectif est, certes, européen, mais il doit être décliné avec un objectif pour chacun des États membres. Sans quoi, je crains qu’on doive constater dans 10 ans le même échec que pour l’objectif de réduction de pauvreté prévu dans la stratégie Europe 2020.
La Conférence sur l’Avenir de l’Europe sera lancée le 9 mai. Selon vous, les traités européens empêchent-ils la convergence sociale en Europe ?
Oui, et pour trois raisons. D’abord, en raison du verrou de l’unanimité en matière d’harmonisation fiscale. Les États s’arc-boutent sur leur souveraineté, mais c’est une souveraineté en trompe-l'œil. Les choix fiscaux des États, dès lors qu’ils concernent les entreprises ou les revenus les plus élevés, sont dictés par des stratégies d’optimisation fiscale de ces mêmes acteurs. Conséquence : les États entrent en concurrence les uns avec les autres. Il n’y a pas de souveraineté dans une concurrence fiscale généralisée.
Deuxièmement, le traité sur le fonctionnement de l’UE, dans son article 153, paragraphe 5, organise la concurrence sociale au sein de l’Union européenne, avec une disposition qui requiert l’unanimité en matière de fixation des salaires. Certains pays préfèrent limiter le rattrapage salarial pour maintenir une position concurrentielle dans le marché intérieur.
Troisièmement, dans le cadre de l’Union économique et monétaire, l’impératif de la discipline budgétaire fait obstacle à ce que les États investissent dans le social, fragilisant certains systèmes de protection sociale.
Je crois qu’il faut donc faire un sérieux examen de conscience pour doter l’Union d’un cadre constitutionnel qui favorise la lutte contre la pauvreté et une croissance inclusive. Malheureusement, j’ai cru comprendre que la Conférence n’allait pas donner lieu à une Conférence intergouvernementale rouvrant la possibilité de modifier les traités.
Il faudra donc être imaginatif pour surmonter ces trois verrous.
Comme adopter un protocole social ?
Je suis évidemment en faveur d’un tel protocole. L'avantage d'un tel protocole, c'est qu'on peut concevoir qu'il ne soit pas conclu à vingt-sept. On avait utilisé ce système lors de la négociation du Traité de Maastricht en 1992 pour pallier la réticence du gouvernement britannique de l'époque, sous John Major, à s'engager pour plus d'harmonisation sociale.
Y a-t-il une appétence parmi les gouvernements pour plus d’Europe sociale, selon vous ?
Il y a deux groupes d’États membres réticents, mais pour des raisons diamétralement opposées. Un groupe constitué de certains États d’Europe centrale et orientale qui mise sur la compétitivité salariale. Et un groupe d’États, les États scandinaves, qui craignent qu’une harmonisation sociale mette en danger leur propre État-providence particulièrement développé et le rôle de la négociation collective.
Et parmi les citoyens européens ? Un récent sondage de la Commission semble le démontrer.
Je constate que, parfois, des réformes, par exemple du marché du travail, imposées par les gouvernements au nom de leur compétitivité dans le marché intérieur, ont rencontré des résistances au niveau des populations. Je pense, par exemple, à la mobilisation très forte que la Hongrie ou l'Espagne ont connue, respectivement en 2011 et 2012, contre des réformes du marché du travail motivées par un souci d'améliorer la compétitivité.
Il y a beaucoup plus d'appétence pour le social au sein des populations qu'au sein des gouvernements. Absolument.