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Bulletin Quotidien Europe N° 13391

16 avril 2024
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N° 104

Le retour des temps barbares

« Un vent mauvais souffle sur le monde ». C’est par cette phrase que Thierry Wolton introduit son ouvrage qui va puiser dans la chute du communisme et le poids du legs soviétique les prémices de la dégradation des relations internationales que nous vivons actuellement.

La guerre d’Ukraine est « l’héritage d’une accumulation d’occasions manquées depuis une quarantaine d’années. Du soutien apporté à Gorbatchev qui espérait sauver le système communiste quand les peuples de l’Est n’en voulaient plus ; de l’attentisme – mâtiné de craintes – d’une bonne partie des capitales occidentales face aux mouvements populaires qui ont eu raison du bloc socialiste à la fin des années 1980 ; de la conversion des élites communistes en faux démocrates sans qu’il leur soit demandé de comptes sur leur passé ; de la cécité volontaire qui a couvert les massacres perpétrés par l’armée russe en Tchétchénie en 1993 ; du laisser-faire, ou presque, au moment de la mainmise de Moscou sur une partie de la Géorgie (Ossétie du Sud, Abkhazie) puis de l’Ukraine (Crimée, Donbass), à chaque étape les intérêts géopolitiques ont prévalu sur toute autre considération, encourageant le régime russe à poursuivre la reconstitution d’un empire colonial perdu », écrit l’auteur.

« Le sang coule dès l’arrivée de Vladimir Poutine au poste de Premier ministre, début août 1999. (…) Une fois devenu président de la Russie, en mars 2000, l’une de ses premières mesures est de rétablir la tradition soviétique du ‘jour du tchékiste’, le 20 décembre, assumant ainsi l’héritage meurtrier de l’institution (le KGB : NDLR). Il apporte avec lui au Kremlin les méthodes de terreur qui ont fait leurs preuves dans le passé », rappelle Thierry Wolton, avant d’affirmer que par le sanglant conflit tchétchène qui suit, « la Russie amorce sa marche vers une guerre permanente qui va finir par entraîner le monde, deux décennies plus tard, dans un conflit colonial d’un autre âge, contre l’Ukraine cette fois, avec ses multiples répliques ». Et de poursuivre : « La chape de plomb qui s’abat sur le peuple russe dès le début des années 2000 aurait dû servir de nouvel avertissement. Comment un pouvoir qui supprime une à une les libertés octroyées après la chute du communisme pourrait-il avoir la moindre volonté sincère de se rapprocher de démocraties qui représentent (…) ce qu’il combat ? L’État soviétique incarnait le projet idéologique du bolchevisme. Poutine et ses hommes mettent en place un régime à leur image, de nature militaro-policière. Un tiers des dépenses de l’État est rapidement alloué aux siloviki, le budget du FSB triple dès 2000, celui du ministère de l’Intérieur est multiplié par 2,5, le budget militaire progresse de 30%. Une étude de l’Académie des sciences indique que, dès son premier mandat (2000-2004), 78% des fonctionnaires de l’appareil d’État proviennent d’une ‘structure de force’, FSB, armée, Intérieur ».

À juste titre, l’auteur constate : « L’Union européenne (…) est l’antithèse d’une Fédération de Russie monolithique. L’obsession de Moscou est de diviser cette Europe démocratique, en usant notamment de ses richesses en matières premières dont la convoitise doit bien se payer de quelques renoncements ». Et elle y parvient très bien, jusqu’à cette date fatidique du 24 février 2022. Et même au-delà, dans certains cas. Parce qu’en dépit de l’abandon contraint de ses illusions de paix universelle, l’Europe, fragmentée par les nationalismes, n’est toujours pas parvenue à la conscience de soi, qui seule permet l’union autour d’intérêts stratégiques clairement définis.

« Croire que les avancées de l’OTAN sur le Vieux Continent auraient été à l’origine du fossé qui s’est creusé entre Moscou et les démocraties, jusqu’à finir par justifier la guerre de 2022 contre l’Ukraine, est une vision erronée. Si l’OTAN s’est installée aux frontières de la Russie, c’est toujours à la demande des pays qui ont connu des décennies d’occupation soviétique. Dans cette partie du Vieux Continent, le danger que représente la nostalgie du passé impérial soviétique colportée par Poutine réveille les mémoires, pendant que l’Ouest cultive l’amnésie », souligne Thierry Wolton, qui ajoute : « Cette différence de perception du risque russe est le hiatus qui menace le plus l’unité européenne alors que Poutine s’est préparé à la guerre ».

Et la connivence sino-russe est loin d’être aussi feinte que d’aucuns voudraient l’espérer. « Vladimir Poutine exalte le souvenir de la Grande Guerre patriotique, Xi Jinping instrumentalise l’histoire séculaire du pays en dénonçant l’humiliation subie à l’époque des traités inégaux imposés à la fin du XIXe siècle par les puissances occidentales à un Empire du Milieu affaibli. L’anti-occidentalisme comme dérivatif permet de désigner un coupable, dans le rôle du bouc émissaire, afin d’exonérer le pouvoir de tout reproche. La Russie de Poutine et la République populaire de Chine usent de méthodes similaires en ce domaine, avec les démocraties pour ennemis désignés », écrit Thierry Wolton. Et leur coopération débute avec la signature d’un traité en juin 2001. Depuis 2013, Poutine et Xi Jinping se sont rencontrés une cinquantaine de fois. « L’effondrement de l’URSS a fait craindre, à Moscou comme à Pékin, l’avènement d’un monde unipolaire sous la direction américaine, avec l’OTAN pour bras armé. L’alignement d’intérêts convergents entre la Russie et la Chine vise essentiellement à empêcher qu’il en soit ainsi, non sans succès. Washington et ses alliés se trouvent désormais face à deux puissances hostiles qui cherchent à réduire leur influence dans le monde », constate l’auteur. Or, « spéculer sur un désaccord ente Moscou et Pékin, croire qu’il est possible d’enfoncer un clou dans leur alliance est une erreur d’appréciation ».

Si « le dessillement des Occidentaux, dirigeants (Emmanuel Macron, en tête, rappelle à juste titre Thierry Wolton) et opinion publique confondus, est probablement la plus significative défaite de Poutine », l’auteur rappelle que le président russe est loin d’être mis au ban de l’humanité : « Presque tout ce que compte le monde de régimes dictatoriaux ou autoritaires apporte son soutien à sa guerre, ou cultive une bienveillante neutralité à son égard ». Et d’ajouter : « Haine, mépris pour la démocratie, rejet des valeurs occidentales, anti-américanisme, anticolonialisme, stigmates de la propagande tiers-mondiste portée jadis par le camp communiste : ces sentiments puissants inscrivent ce conflit dans un héritage qui en amplifie la résonnance et en complexifie l’éventuelle résolution. De nouveaux clivages apparaissent, d’anciens s’accentuent à mesure que les combats se prolongent et que les aides apportées à l’un ou l’autre camp se concrétisent. En ce sens, la guerre en Ukraine s’est mondialisée ».

« L’Alliance de fait que cette guerre en Ukraine a d’ores et déjà facilitée entre dictatures de tous ordres (Iran, Arabie saoudite, Venezuela, Syrie, etc.) et régimes autoritaires (Inde, Afrique du Sud, Turquie, etc.), au prétexte d’un multilatéralisme plus équitable annonce un monde despotique, surtout s’il est placé sous la bannière chinoise », souligne encore Thierry Wolton. Et il ajoute : « La perspective d’un retour de la paix au cœur de l’Europe et au Proche et Moyen-Orient ne garantit nullement l’avènement de relations plus pacifiques entre les nations. Si le canon n’a jamais cessé de tonner quelque part sur la terre depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, cette situation conflictuelle n’a toutefois jamais présenté autant de risques de dérapages planétaires, poussés par des jeux d’alliances dont l’histoire a largement documenté la dangerosité ». (Olivier Jehin)

Thierry Wolton. Le retour des temps barbares. Grasset. ISBN : 978-2-2468-3598-1. 221 pages. 18,50 €

Vladimir Poutine ou la falsification de l’histoire comme arme de guerre

L’historien Robert Belot (université de Saint-Étienne) réussit la prouesse de nous offrir en 80 pages à peine un résumé de l’histoire de l’Ukraine et une réfutation argumentée des mensonges de l’autocrate russe. Un argumentaire fort utile alors qu’une part non négligeable (de l’ordre de 30 à 50%) de nos opinions publiques a été ou est encore sensible à la propagande russe, qui nie l’identité ukrainienne et présente l’Ukraine comme un territoire russe. Mais l’essai, qui fait écho à l’histoire contemporaine, tant du côté ukrainien que du côté russe, nous rappelle aussi combien il est indispensable de se méfier de toutes les reconstructions historiques et de tous les mythes et romans nationaux.

« On sait que les identités nationales ne sont pas des faits de nature, mais des ‘constructions’. Tous les nationalismes échafaudent des récits qui racontent un mythe fondateur où l’histoire se trouve bricolée et arrangée », rappelle l’auteur. Très justement. Et cela vaut autant pour la construction d’un mythe des origines (avec Romulus à Rome, les ancêtres gaulois des Français, etc.) que pour les étapes suivantes : de Charlemagne, revendiqué tant par les Français que par les Allemands, à la glorieuse Révolution, sensée avoir propagé la liberté sur le Vieux Continent, en passant par l’inévitable Jeanne d’Arc tant prisée par les catholiques identitaires et les souverainistes jusqu’à l’extrême droite, ou dans un tout autre registre la prétendue succession apostolique. Car ces reconstructions touchent tout autant aux identités religieuses, comme le montrent à l’envi les livres pseudo-historiques de la bible hébraïque ou le martyrologe romain.

Et dans ce processus de construction d’un roman national, les Russes sont confrontés à un souci majeur, qui vire au complexe : Kiev, en tant que ville et principauté, naît longtemps avant Moscou. Poutine, comme ses prédécesseurs à l’époque des tsars, s’attache donc à nier l’autonomie et l’identité de la Rous kiévienne pour la fondre dans l’histoire de l’origine de la grande nation russe. Comme le souligne Robert Belot, « ce discours slavocentrique oublie que l’État (ou principauté) de Kiev a été formé au Xe siècle par les Varègues, dynastie originaire de Scandinavie ». « Vladimir 1er (956-1015), grand-prince de Kiev, est issu de cette dynastie. Par son baptême, en 988, il convertit (…) cette région au christianisme. Mais il s’agit d’abord d’un acte diplomatique par lequel Kiev voulait se rapprocher de l’Empire byzantin (…) pour des raisons politico-militaires. C’est pourquoi Vladimir 1er épouse Anna Porphyrogénète, sœur de Basile II, l’empereur byzantin », rappelle l’auteur, avant de souligner : « En 1051, Anne de Kiev, fille de Iaroslav le Sage, grand-prince de Kiev, prince de Novgorod et prince de Rostov, et de sa seconde épouse, Ingigerd de Suède, épouse Henri Ier, roi des Francs. Henri Ier (1008- 1060) n’est autre que le quatrième Capétien. Une Kiévienne fut donc bien reine de France. Cela montre l’importance de l’État kiévien, son rayonnement, et son insertion dans l’ensemble du Moyen-Âge européen. (…) À l’époque d’Anne de Kiev, la Russie est inexistante géopolitiquement. Ce qui est à l’origine lointaine de l’Ukraine participe bien de la construction de l’identité européenne et s’inscrit dans la culture dynastique de l’époque. C’est ce qui autorise les autorités ukrainiennes d’aujourd’hui à présenter Iaroslav le Sage comme un pionnier de l’Europe et comme le ‘plus grand Ukrainien de tous les temps’ ». Mais, rappelle l’historien, « l’Ukraine n’existe pas alors ! Le discours nationaliste ukrainien procède (donc, lui aussi,) à une captation un peu abusive de l’histoire, mélangeant la culture géopolitique protomoderne à la culture géopolitique moderne ». « Il n’empêche que la réalité kiévienne participe de la formation historique de ce qui deviendra l’Ukraine. La ville de Kiev brille par sa culture, alors que Moscou est dans les limbes. Au milieu du XIIe siècle, c’est un petit village sur les rives de la Moskova. Ce qui deviendra la Russie est sous la domination mongole. C’est seulement en 1263 que le prince Alexandre Nevski réussit à faire de Moscou une principauté indépendante, qui va vite rivaliser avec ses voisines. L’invasion mongole et le partage de la Rous’ enclenchent au XIIe siècle une ère de déclin et de mise sous tutelle de la partie orientale de l’espace kiévien par la « Horde d’Or » jusqu’au XVe siècle », souligne Robert Belot.

Au fil des pages, l’auteur nous rappelle que l’Ukraine a été plus longtemps liée à la Pologne qu’à la Russie, qu’au milieu du 18e siècle, avant Catherine II, seulement 2 millions d’Ukrainiens à l’est du Dniepr sont soumis à la Russie, et que l’Autriche prend le relais de la Pologne au Sud. Et que l’histoire de l’Ukraine sera marquée dans la deuxième moitié du 18e siècle et tout au long des 19e et 20e siècles, avec de brefs intermèdes, par la colonisation impérialiste russe (des tsars, puis des bolcheviks et Soviétiques) et l’oblitération systématique de l’identité et de la culture (ou des identités et cultures régionales) de l’Ukraine.

Robert Belot dénonce aussi le prétendu rôle de « dénazificateur » que se donne Poutine, en soulignant que son discours procède d’une double inversion et d’une double aporie : « pays à protéger, dont il faudrait préserver la souveraineté, l’Ukraine devient le pays à soumettre, à violenter, à détruire ; le régime ukrainien, accusé d’être ‘fasciste’ » et ‘nazi’ est censé être sauvé par le régime qui incarne l’idéologie dénoncée chez l’autre ». Et pour mieux l’illustrer, il rappelle la définition que donne en 1995 l’Académie des sciences de Russie au fascisme : « Le fascisme est une idéologie et une pratique qui affirment la supériorité et l’exclusivité d’une nation ou d’une race particulière et qui visent à inciter à l’intolérance ethnique, à justifier la discrimination à l’encontre des membres d’autres peuples, à nier la démocratie, à établir le culte du leader national, à utiliser la violence et la terreur pour supprimer les opposants politiques et toute forme de dissidence, à justifier la guerre comme moyen de résoudre les conflits interétatiques. ». Définition qui caractérise à la fois l’autocratisme russe actuel et la politique que l’État russe mène contre l’Ukraine.

Cela étant dit, « l’Ukraine s’est engagée depuis le début des années 2000 dans une relecture de l’histoire qui s’apparente à une ‘entreprise de blanchiment de l’OUN/UPA et des périodes les plus noires de l’histoire ukrainienne’. L’attaque de la Russie n’a fait que cristalliser un rapport à l’histoire guidé moins par le souci de vérité que par la volonté politique de construire un récit mémoriel qui corresponde à son statut de victime. La dé-soviétisation du patrimoine s’est transformée en opération de dé-russification. C’est désormais le buste d’Alexandre Pouchkine que l’on déboulonne, comme dans la ville d’Uzhhorod en avril 2002, et ce sont les bibliothèques publiques que le gouvernement veut ‘épurer’. Car cette guerre est aussi une guerre culturelle », constate l’auteur. Et de conclure : « La prétention de l’Ukraine à intégrer l’Union européenne sera aussi à apprécier en fonction de sa capacité à accepter un regard critique sur sa propre histoire et à comprendre que ‘l’humanisme s’est lié au développement de la rationalité critique, voire autocritique’, (comme le rappelait Edgar Morin en 2012, dans Culture et barbarie européenne). Car comme aimait à le dire Denis de Rougemont, la culture européenne est naturellement ‘pluraliste, profane, critique, personnaliste, favorisant l’invention, l’innovation et l’originalité, même subversives’ ». (OJ)

Robert Belot. Vladimir Poutine ou la falsification de l’histoire comme arme de guerre. Fondation Jean Monnet. Collection Débats et Documents, n° 34, mars 2024. ISSN : 2296-7710. 80 pages. Cet essai peut être téléchargé gratuitement sur le site de la fondation : https://aeur.eu/f/brw

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