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Bulletin Quotidien Europe N° 13373

19 mars 2024
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N° 102

L’accélération de l’histoire

« Ce qui se joue actuellement, c’est (la) volonté (des Européens) d’agir et de rester dans l’histoire au moment où la configuration mondiale leur devient fondamentalement défavorable », écrit, à l’entame de cet essai, l’historien et directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri), Thomas Gomart, donnant ainsi le ton d’un ouvrage résolument engagé et volontariste. Un ouvrage qui jette une lumière crue sur les mouvements géostratégiques à l’œuvre dans ce qu’il qualifie à juste titre d’une accélération de l’histoire. Dangereuse s’il en est. Et qui appelle d’urgence un réveil européen.

Ce à quoi nous sommes confrontés, c’est une imbrication de phénomènes protéiformes qui se conjuguent en générant une situation de crise permanente. L’auteur évoque des « accélérations en chaîne » en parlant de la crise climatique, de « la transformation de l’émergence économique (des pays dits du Sud global) en revendication politique avec pour enjeu ‘le nouveau partage du pouvoir’ » et de « l’attitude de confrontation ouverte à l’égard des pays occidentaux » adoptée par la Corée du Nord, l’Iran et la Russie, cette dernière se livrant à « une transgression majeure en imposant une ‘sanctuarisation agressive’, c’est-à-dire un chantage territorial sous protection nucléaire, à l’Ukraine ». S’y ajoute l’accélération des dépenses militaires : « Entre 2001 et 2022, sur une génération, elles sont passées de 1 139 milliards de dollars à 2 240 milliards. Au cours de cette période, la dépense militaire par tête a été multipliée par 5 en Chine et par 3 en Russie. Relativement stables entre 2009 et 2017, elles ont accéléré depuis à un rythme annuel moyen supérieur à 3%. Les États-Unis (877 milliards de dollars en 2022), la Chine et la Russie représentent 56% de l’ensemble », rappelle l’auteur.

Thomas Gomart nous rappelle aussi que le format des BRICS représentait, fin 2022, 31,5% du PIB mondial (contre 17% en 1990), dépassant les pays du G7, qui ne représentaient plus que 31% du PIB mondial (contre 47% en 1990). Or, dans cette compétition, les États-Unis résistent, avec une part de 25% du PIB mondial qui n’a pas varié entre 1980 et 2023. Alors que le poids économique de l’Europe n’était plus que de 16% du PIB mondial en 2022.

Face à ces évolutions, « il est devenu crucial d’appréhender au mieux les ondes de choc qui se propagent de l’Europe à l’Asie de l’Est, en passant par le Moyen-Orient, avec l’Ukraine, la Russie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, Israël, la Palestine, l’Iran, Taïwan et la Corée du Nord comme foyers principaux. Elles semblent pour ainsi dire emboîtées entre l’Amérique du Nord et le continent africain comme dans un système d’actions-réactions aussi volatil que violent. Il n’est pas possible de comprendre la réactivation du conflit israélo-palestinien sans la guerre d’Ukraine, pas plus qu’il n’est possible de lire la politique chinoise vis-à-vis de l’Europe et de l’Afrique sans Taïwan », écrit Thomas Gomart, qui nous offre avec cet ouvrage « une interprétation géostratégique de la configuration actuelle, au croisement de la stratégie militaire, de la géographie, mais aussi des environnements géopolitique et géoéconomique ». Il se propose ainsi « d’articuler les grands espaces, d’anticiper l’interconnexion des conflits et de les voir comme l’une des principales matrices des changements en cours ».

Son analyse se concentre sur trois nœuds stratégiques, qui commandent une région : les détroits de Taïwan, d’Ormuz et du Bosphore. « Leur contrôle direct ou indirect conditionne une partie des rapports de force internationaux, dans la mesure où ils influent les uns sur les autres. Ces zones pivots se trouvent au cœur de territoires hautement convoités par lesquels transitent des flux indispensables aussi bien aux pays du Nord qu’à ceux du Sud. En les reliant apparaissent des logiques de souveraineté et de dépendance, qui orientent le cours de la politique internationale dans une direction éminemment paradoxale, à la fois plus conflictuelle et plus interconnectée », souligne-t-il.

S’agissant de Taïwan, l’auteur souligne que « l’ambition territoriale chinoise se traduit par une pression militaire croissante, qui intervient au moment où la Corée du Nord poursuit sa marche forcée nucléaire ». « Outre Séoul et Tokyo, elle menace aujourd’hui directement les États-Unis », observe-t-il, avant de poursuivre : « Parmi les flux commerciaux qui empruntent le détroit en permanence, ceux des puces électroniques revêtent une importance stratégique, dans la mesure où elles sont majoritairement produites à Taïwan et en Corée du Sud et garantissent tous les usages numériques ». « Le basculement de la Chine vers la mer s’accompagne d’une montée en puissance navale spectaculaire. Entre 2008 et 2030, le réarmement naval de la Chine sera de 138%. La marine chinoise dépasse d’ores et déjà la marine américaine en nombre de bâtiments et devrait aligner 450 unités contre 360 aux États-Unis en 2030. À cette flotte s’ajoutent les garde-côtes armés de 1 000 navires et la milice maritime composée de bâtiments de la marine marchande utilisés à des fins de renseignement ou d’action hybride », écrit l’auteur. Et l’appétit de la Chine semble sans limites : « Fin 2023, le ministère chinois des Ressources naturelles (a ainsi publié une) ‘carte nationale de la Chine’, qui empiète sur le périmètre de l’Inde, de la Malaisie, du Vietnam, de Taïwan, et même de la Russie, suscitant de vives protestations. Sur ce document, Taïwan fait partie intégrante de la RPC ». Le tout sur fond de « bataille des puces » : « Avec un peu plus de 70% de la production mondiale, Taïwan et la Corée du Sud dominent largement la fabrication de semi-conducteurs dans le monde. Les États-Unis produisent 12% des semi-conducteurs à l’échelle mondiale. L’Europe pèse environ 10% et espère atteindre 20% dans dix ans. Une entreprise basée aux Pays-Bas – ASML – se trouve au cœur de la rivalité technologique, car elle maîtrise la lithographie à ultraviolets, indispensable à la production des puces complexes et de petite taille. En 2021, la Chine a importé des semi-conducteurs pour un montant de 430 milliards de dollars dont 36% venaient de Taïwan (seulement 15,7% de la demande est assurée par la production chinoise) ».

« Plus de deux mille cinq cents pétroliers transitent chaque année par le détroit d’Ormuz, long de cent quatre-vingt-cinq kilomètres. (…) En dépit de la transition énergétique, cette ‘route du pétrole’ demeure essentielle au fonctionnement normal des économies européennes, mais aussi indienne, chinoise ou japonaise. Elle conditionne le développement des pays du Moyen-Orient où le taux de réchauffement climatique est actuellement deux fois supérieur à la moyenne mondiale. À travers Ormuz s’observent l’influence des puissances extérieures et la quête d’autonomie stratégique des pays de la région, qui se traduit par une militarisation accélérée de leurs actions extérieures respectives », souligne Thomas Gomart. Avec 7,4% de son PIB en 2022, « l’Arabie saoudite consacre davantage de ressources à la défense que tout autre pays, à l’exception de l’Ukraine ». Et s’intéresse au nucléaire : « En mars 2018, Mohammed ben Salmane déclare que le royaume ‘ne veut pas acquérir la bombe nucléaire, mais sans aucun doute, si l’Iran développait une bombe nucléaire, nous ferions de même dès que possible’. Force est de constater, écrit l’auteur, que l’Arabie saoudite cherche à poser une à une les briques d’une industrie nucléaire civile en mettant en concurrence les offres américaine, française, russe, coréenne et, désormais, chinoise. Notons que l’offre chinoise n’exclut pas la prospection et l’exploitation d’uranium dans la péninsule. Quel qu’il soit, le choix de Riyad sera évidemment à ‘haute teneur géopolitique’ ».

Dans la même région, l’Iran s’est non seulement rapproché de la Russie, à la faveur de la guerre d’Ukraine, mais a signé en mars 2021 un « partenariat stratégique global » avec la Chine, à l’instar de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis (EAU). Et en mars 2023, Pékin a obtenu le rétablissement des liens entre Riyad et Téhéran. Puis, en juillet 2023, l’Iran est devenu membre de l’Organisation de coopération de Shanghai, avant de rejoindre le groupe des BRICS en janvier 2024, rappelle l’auteur. « Les pays du Golfe jouent un rôle clé dans la guerre d’Ukraine au-delà des enjeux énergétiques : l’Iran soutient militairement la Russie, les EAU captent les flux financiers en provenance de Russie, l’Arabie saoudite organise une conférence sur l’Ukraine (août 2023) sans représentant russe », note Thomas Gomart, qui ajoute : « La réapparition de Bachar al-Assad à l’étranger signe la fin du cycle ouvert par les ‘printemps arabes’ en 2011, avec une reprise en main manifeste des sociétés civiles par des régimes militarisés, décidés à privilégier avant tout leurs intérêts de sécurité. (…) Au cours de la dernière décennie, le désengagement américain masque, en réalité, l’effacement européen ». Or, désormais, les Européens se retrouvent en position de faiblesse : « La guerre d’Ukraine a entraîné une forte augmentation de leurs importations en provenance des États-Unis, d’Amérique latine et du Golfe arabo-persique. Entre juillet 2021 et juillet 2022, l’UE a importé +43% de pétrole et +185% de GNL en provenance du Golfe. (…) Les pays européens doivent importer davantage d’énergie par voie maritime en disposant de moyens navals réduits, résultats de la diminution continue du format de leurs marines depuis deux décennies. Autrement dit, ils sont doublement dépendants à l’égard des États-Unis : pour les importations directes et pour la sécurisation de celles en provenance du Moyen-Orient. La sécurité énergétique redevient un sujet de première préoccupation pour l’OTAN dans un contexte de crise économique évidemment accentuée par le conflit israélo-palestinien ».

En 2020, trente-sept mille bâtiments civils ont transité par le détroit du Bosphore, long de 30 km, avec une largeur de 700 mètres en son point le plus étroit. Et dont le caractère stratégique a été amplement rappelé depuis le début de la guerre menée par la Russie en Ukraine, y compris pour les pays du sud au travers des exportations de céréales. « Entre le détroit d’Ormuz et celui du Bosphore s’entremêlent des ‘guerres existentielles’, qui impliquent directement l’Ukraine, la Russie, la Biélorussie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, Israël et le Hamas, et indirectement de nombreux autres acteurs », souligne aussi l’auteur.

« En observant simultanément les détroits de Taïwan, d’Ormuz et du Bosphore, apparaissent les redoutables dangers d’une perte collective de contrôle de ces zones pivots (évidemment renforcés actuellement dans la région du Golfe par les attaques houthies : NDR), essentielles à la stabilité internationale. Concentration des protagonistes et compression du temps sont en train de produire une reconfiguration globale, aussi rapide que brutale, avec une toile de fond nucléaire à laquelle trop peu d’importance est accordée. Comme me le confie un diplomate indien après avoir évoqué les attaques massives de terroristes pakistanais subies par son pays en 2008, il faut se prémunir contre ‘la fausse sécurité d’être une puissance nucléaire’. Et prendre acte de la nouvelle course aux armements nucléaires et balistiques qui a commencé », écrit Thomas Gomart.

Et l’auteur de conclure : « Afin de penser le monde par eux-mêmes, les dirigeants européens doivent produire un effort collectif auquel ils ne sont guère préparés en dépit de leurs appels répétés en faveur d’une Europe plus géopolitique, c’est-à-dire qui s’inscrirait dans une logique de puissance et s’adapterait à la brutalité des rapports de force internationaux, lesquels s’exercent actuellement dans son voisinage proche. Effort qui commence sans doute par le suivi attentif des effets de bord entre les trois théâtres évoqués sans se détourner des régions où la situation sécuritaire est déjà très dégradée, comme le Sahel, et de celles où elle pourrait le devenir rapidement, comme la ‘Méditerranée asiatique’. Effort qui se poursuit par les effets au sein de leurs sociétés respectives ». (Olivier Jehin)

Thomas Gomart. L’accélération de l’histoire – Les nœuds géostratégiques d’un monde hors de contrôle. Tallandier. ISBN : 979-1-0210-6069-2. 169 pages. 18,50 €

Le marché intérieur européen

Dans ce discours prononcé le 9 novembre à Barcelone, lors de son entrée à l’Académie royale des sciences économiques et financières de l’Espagne, le directeur de la Fondation Jean Monnet, Gilles Grin, dresse le bilan et les perspectives du marché unique européen, en rappelant que « l’existence du marché intérieur ne va pas de soi et requiert une volonté politique large et constamment renouvelée afin de maintenir un bon fonctionnement des institutions et de l’ordre juridique ».

« L’Union européenne et son marché intérieur sont soumis à un quadruple défi : vert, numérique, solidaire et sécuritaire. Il s’agit pour l’Union de contribuer à la décarbonation de l’économie en stimulant l’innovation, de saisir les opportunités des nouvelles technologies numériques tout en contrant leurs risques, de maintenir sa cohésion interne et d’accroître sa résilience face aux chocs géopolitiques et géoéconomiques globaux. La transformation verte et numérique de l’Union exigera une grande détermination et nécessitera des investissements colossaux se comptant en centaines de milliards d’euros par an, ainsi que la formation (ou la reformation) de la main-d’œuvre nécessaire », souligne l’auteur, qui rappelle aussi les difficultés rencontrées par l’Union pour poursuivre l’intégration dans le secteur des services (70% du PIB de l’Union), mais aussi la fiscalité et les droits sociaux. « Les petites et moyennes entreprises ainsi que les professions libérales sont les plus pénalisées par les barrières résiduelles existant dans le marché intérieur. Les causes premières de ces barrières sont multifactorielles : des règles nationales trop restrictives, une législation européenne complexe, des problèmes de transposition des directives, une mise en œuvre inadéquate du droit du marché intérieur, des capacités administratives nationales insuffisantes, une coordination insuffisante entre la Commission et les administrations nationales ainsi qu’entre ces dernières », rappelle Gilles Grin.

Et de conclure : « Le marché intérieur, qui se trouve au cœur de l’intégration européenne, doit être choyé. Il n’est pas complètement achevé et le risque d’un retour en arrière reste toujours possible. Son bon fonctionnement est tributaire d’une collaboration loyale et fructueuse entre les institutions européennes et nationales. Le nationalisme est un poison mortel pour lui comme pour le reste de la construction européenne. La volonté des États de faire parfois du zèle en matière normative et la faiblesse qui peut les conduire à vouloir prendre des mesures protectionnistes créent, quant à elles, des problèmes insidieux pour le marché intérieur ». (OJ)

Gilles Grin. Le marché intérieur européen : concepts, substance, développements et enjeux actuels. Real Academia de Ciencias Economicas y Financieras. ISBN : 978-8-4095-5604-5. 60 pages. Le discours peut être téléchargé gratuitement sur le site de la Real Academia : https://aeur.eu/f/bdw

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