login
login

Bulletin Quotidien Europe N° 13301

28 novembre 2023
Sommaire Publication complète Par article 34 / 34
Kiosque / Kiosque
N° 095

Pour les océans

Voilà un petit livre qui mérite d’être lu pour au moins trois bonnes raisons. D’abord parce qu’il est clair, documenté, argumenté et permet de comprendre la politique européenne de la pêche, ses enjeux, les interactions entre les différents acteurs, ses limites actuelles, ses avancées et sa marge de progression. Ensuite, par sa forme dialoguée, donnant au travers d’entretiens menées par la journaliste Vanina Delmas, la parole à une douzaine d’interlocuteurs, scientifiques, juristes, artisans pêcheurs, syndicalistes, y compris une voix sénégalaise sur les accords de pêche. Enfin, par la personnalité de Caroline Roose, Belge élue en France sur la liste Écologie-Les Verts et membre très active de la commission de la pêche au Parlement européen, où elle est devenue le porte-voix de la protection de la mer et de la petite pêche, au grand dam des autorités françaises et des lobbies de la pêche industrielle qu’elles servent.

L’Union européenne reste un acteur majeur de la pêche dans le monde, même si d’autres acteurs ont pris un poids considérable dans ce secteur, dont la Chine en particulier, avec des pratiques de prédation et, le plus souvent, des dommages majeurs causés à l’environnement. La politique européenne de la pêche est ainsi confrontée à des problématiques complexes, mêlant des enjeux économiques, sociaux, climatiques, environnementaux, géopolitiques et diplomatiques, rappelle Caroline Roose dans son introduction pour souligner le rôle difficile qui est celui d’une commission de la pêche « assez conservatrice : beaucoup de députés qui y siègent viennent de régions où l’industrie de la pêche est importante et se font davantage l’écho des revendications de cette industrie que de l’intérêt général, privilégiant le court terme au long terme ».

Didier Gascuel, directeur du pôle halieutique, mer et littoral de l’Institut Agro, à Rennes, souligne que, « du côté de l’Atlantique, la pression de pêche et la proportion de stocks surexploités ont beaucoup diminué, tandis que l’abondance moyenne des stocks a augmenté de presque 40% en une quinzaine d’années ». « La tendance s’est inversée parce que des mesures sérieuses ont été prises, notamment la fixation de quotas. Mais il faut garder à l’esprit que, malgré ces progrès, nous sommes loin d’avoir atteint l’objectif de mettre fin à la surpêche que s’était fixé l’Europe », constate-t-il, avant de poursuivre : « Concernant la Méditerranée, la situation est plus préoccupante : la pression de la pêche reste encore plus de deux fois supérieure à ce qu’elle devrait être en valeur moyenne. (…) Cela va très mal en Méditerranée, parce qu’à l’exception du thon rouge, il n’y a pas de politique des quotas ».

Les impacts du changement climatique sont déjà présents, avec des effondrements de stocks « pour la morue en mer du Nord ou mer Celtique, qui souffre d’eaux trop chaudes, ou pour la sole dans le golfe de Gascogne, qui pâtit de la diminution des apports fluviaux et des nutriments, ainsi que de la sécheresse », explique Didier Gascuel, avant de critiquer la norme « productiviste et obsolète » que constitue en Europe le rendement maximum durable (RMD), autrement dit : le niveau de captures estimé compatible avec le maintien quantitatif du stock à long terme. Des normes plus précautionneuses existent, selon lui, en Afrique du Sud, en Australie ou aux États-Unis.

Parmi les mesures à prendre, Didier Gascuel cite l’augmentation du maillage des filets, qui permet de réduire la pression de la pêche sans casser du navire et en continuant à pêcher autant qu’aujourd’hui. « Pour la moitié des espèces capturées dans l’Atlantique, plus de 40% de la capture est composée de juvéniles », souligne-t-il, avant de préconiser aussi de « commencer à ‘déchalutiser’ et construire un plan courant jusqu’en 2050 pour promouvoir des engins de pêche dormants partout où c’est possible ». Et d’ajouter : « Pour des raisons écologiques et sociales, il faut privilégier au maximum une petite pêche côtière, au détriment d’une pêche industrielle. Aujourd’hui, la petite pêche côtière représente environ 15% des captures. On pourrait lui attribuer davantage ».

Le directeur de recherche et conseiller « océans » au CNRS, Joachim Claudet, indique qu’en « évaluant toutes les aires marines protégées (AMP) de Méditerranée, (il a) constaté que 7% de la superficie de la Méditerranée bénéficiait du statut d’AMP », mais que « quasiment aucune n’est en protection intégrale ; donc, la plupart ne protègent pas grand-chose ». Dans l’Atlantique Nord-Est (zone qui comprend aussi les îles britanniques et la Norvège), on trouve le même écart considérable entre un chiffre global de 8% et des protections intégrale et haute ne représentant que 0,003% des surfaces. Alors qu’elle possède la deuxième zone économique exclusive la plus vaste et le deuxième territoire maritime mondial, « la France est la championne concernant l’écart entre la quantité d’AMP déclarée et le nombre d’AMP en protection intégrale », observe le chercheur.

Sous couvert de prétentions assez hypocrites à un rôle de promotion international de la pêche responsable et de la préservation des écosystèmes marins, les autorités françaises favorisent en réalité les techniques les plus néfastes, à commencer par le chalutage de fond, qui « est un désastre pour les écosystèmes ». « Il représente 30% des captures en Europe et est pourtant responsable de 93% des rejets en mer », rappelle Claire Nouvian, directrice de l’ONG Bloom.

« L’État français met tout en œuvre pour se débarrasser de la pêche artisanale. Il préfère la pêche industrielle, plus rentable, qui emploie à moindre coût une main-d’œuvre d’origine étrangère – et peu importent les impacts sur les ressources et les écosystèmes marins », dénonce Pierre Morera, artisan pêcheur en Méditerranée.

Pour autant, la France n’est pas le seul cancre de la politique de pêche. Elle a même de sérieux concurrents avec les Pays-Bas, l’Espagne ou encore la Grèce, que l’on rencontre au fil des pages. Un livre à lire et, pourquoi pas, offrir… Sans modération ! (Olivier Jehin)

Caroline Roose et Vanina Delmas (pour les entretiens). Pour les océans – Vers une autre politique européenne de pêche. Les petits matins. ISBN : 978-2-3638-3383-9. 160 pages. 12,00 €

Désoccidentalisation

« Pour la première fois depuis cinq siècles, les puissances occidentales ne sont plus en situation d’imposer leurs exigences au reste du monde. C’est une donnée majeure qui est en passe de bouleverser les rapports de force internationaux, que beaucoup d’observateurs croyaient, bien à tort, définitivement établis », affirment Didier Billion et Christophe Ventura, respectivement directeur adjoint et directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).

« Les billevesées assénées ad nauseam au moment de la fin du monde bipolaire par des auteurs, tel Francis Fukuyama, sur la fin de l’histoire n’ont convaincu que ceux et celles qui voulaient l’être. Biberonnés au lait de l’occidentalisme, nombreux jugeaient inutile de travailler sur les causes profondes des fractures sociales, politiques et géopolitiques qui taraudent les sociétés. Mais les évolutions internationales les ont rapidement ramenés à la dure réalité des faits et le terme de ‘désoccidentalisation’ a graduellement fait son apparition, s’imposant à juste titre dans le débat public », estiment les auteurs, même s’ils jugent la définition de ce terme insuffisante.

Les deux auteurs considèrent, dans ce contexte, que « la guerre en Ukraine est singulièrement révélatrice, car de multiples États considérés comme proches des États-Unis et des puissances occidentales s’émancipent de leurs allégeances passées, désormais révolues » et ils citent l’Inde, la Turquie, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.

« Si la désoccidentalisation décrit un processus à l’œuvre – celui de l’érosion progressives des valeurs proclamées, de la puissance et de l’influence des pays occidentaux sur de nombreux pays dits du Sud -, elle remet également en cause la légitimité du système international instauré en 1945 », poursuivent Billion et Ventura, avant de préciser : « La crise actuelle de la mondialisation révèle bien une lutte de pouvoir entre puissances du Nord et du Sud, occidentales ou pas, mais s’exerce à l’intérieur d’un même système, qui leur est commun, dont aucune ne conteste les fondements et dans lequel toutes cherchent à renforcer leur position, s’alliant ou se concurrençant en fonction de leurs intérêts matériels et stratégiques immédiats, indépendamment de critères géographiques ou culturels. Ces processus contradictoires se manifestent sans que des ruptures ne soient nécessaires ni même souhaitées – ainsi la concurrence acharnée entre États-Unis et Chine ne les empêche pas d’être très liés au sein de l’économie capitaliste mondialisée ».

« Les avatars de la notion de ‘Sud global’ illustrent assez bien les pièges de la pensée dominante, qui efface les différences entre projets nationaux spécifiques et masque tout aussi bien les résistances au capitalisme que les jeux de concurrence qui peuvent les conforter », estiment les auteurs, qui appellent à juste titre à relativiser cette notion. « D’abord, ‘Sud Global’ regroupe des pays dont l’hétérogénéité est au moins aussi grande que l’homogénéité. Ensuite, certains pays dits du Sud ou émergents ont désormais largement ‘émergé’ et s’appuient sur des élites dirigeantes et des classes moyennes et supérieures qui peuvent se compter en dizaines, voire centaines de millions de personnes, et dont les modes et les niveaux de vie équivalent à ceux du ‘Nord global´. Enfin, on trouve désormais autant de ‘Nord’ dans les pays du ‘Sud’ (modes de vie, aspirations sociales, systèmes politiques et étatiques, etc.) que de ‘Sud’ dans les pays du ‘Nord’ (diasporas, etc.) », expliquent-ils.

Enfin, Billion et Ventura estiment que « l’invocation à tort et à travers de la ‘communauté internationale’ ne dissimule souvent que l’abandon par les États souverains de tout ou partie de leurs prérogatives au profit de la dictature du marché ». Si le concept de « dictature du marché » est discutable et la souveraineté des États souvent limitée par diverses dépendances et autres liens de vassalité à l’égard d’autres États, ce qui en droit rend de fait inexistante la souveraineté – laquelle est par définition absolue -, on ne peut contester le caractère virtuel de la communauté internationale et les formes de démission qui se cachent derrière son invocation. Beaucoup plus critiquable est à nos yeux ce qui suit : « Les États souverains (autrement dit, si l’on ne doit considérer que ceux qui le sont vraiment, les États-Unis, la Russie, la Chine, à l’exception de beaucoup d’autres) restent nécessaires pour la mise en œuvre d’une régulation ordonnée des rapports entre les peuples (formulation qui semble renvoyer à une immaturité des peuples qui fleure bon le 19e siècle et même à une tradition bien française qui place l’État, et une Nation forgée par lui, au-dessus des peuples). Et aucune prétendue ‘communauté internationale’ n’agira en leur place. C’est pourquoi il est impératif de ne pas céder aux courants de pensée – libéraux, libertaires ou fédéralistes – qui préconisent le déclin des États. Si la forme d’organisation des sociétés humaines ne sera pas éternellement celle de l’État-nation, il n’en demeure pas moins qu’elle reste, de nos jours, malgré toutes ses limites, la plus efficiente ». À l’exception des différentes formes fédérales qui, de la Suisse à l’Allemagne en passant par les États-Unis, ont toutes fait leurs preuves ! (OJ)

Didier Billion et Christophe Ventura. Désoccidentalisation – Repenser l’ordre du monde. Agone. ISBN : 978-2-7489-0537-3. 166 pages. 14,00 €

Die Türkei nach den Wahlen vom Mai 2023

La revue Südosteuropa Mitteilungen consacre le dossier de son dernier numéro aux implications des élections de mai 2023 qui ont donné la victoire à Recep Tayyip Erdoğan. Burak Çopur et Kemal Bozay, qui enseignent respectivement à Essen et Köln (IU Internationalen Hochschule, dans les deux cas), soulignent l’extrême affaiblissement de l’opposition turque des suites de sa défaite, qu’ils imputent, au moins en partie, à la tentative de leur candidat, Kemal Kılıçdaroğlu, de rattraper son retard entre les deux tours en passant d’une rhétorique de compassion (Menschenliebe) et de compréhension (Verständigung) à un discours haineux et virulent (Hass und Hetze).

« Les vrais vainqueurs de ces élections ont été le nationalisme turc et l’islam politique. L’histoire centenaire de la Turquie, avec ses piliers que sont le nationalisme et l’autoritarisme, combinée avec les fantaisies néo-ottomanes d’Erdoğan durant ses 20 ans de pouvoir ont laissé des traces profondes dans la société. C’est ainsi que les élections législatives et présidentielles ont conduit à une plus forte droitisation (…) qu’auparavant. Le parlement compte désormais au moins 400 députés (y compris de l’opposition) qui relèvent de la droite, qu’ils soient islamo-conservateurs, radicaux-islamiques, voire d’extrême droite », écrivent les auteurs. Avant d’affirmer qu’Erdoğan va continuer à « bâtir et renforcer l’autocratie islamo-nationaliste » et que l’on doit s’attendre à la poursuite de la pression sociale et de la répression politique des minorités (kurdes, alévies et LGBT+) comme des intellectuels critiques, des scientifiques et des journalistes.

Ioannis Grigoriadis (ELIAMEP et Bilkent University à Ankara) analyse l’évolution des relations gréco-turques depuis 2019. L’auteur estime que l’émergence (avec le gouvernement de Kyriakos Mitsotakis) d’un gouvernement grec mono-parti va permettre de prolonger la détente (qui remonte à l’après-séisme, à la suite de l’aide apportée par la Grèce) et faciliter la prise d’initiatives en vue de nouveaux efforts de rapprochement par étapes, avec d’abord des sujets faciles, puis les disputes gréco-turques, qui durent depuis longtemps, et même des discussions visant à relancer le processus de paix chypriote. Toutefois, l’évolution de la relation restera tributaire de la situation politique intérieure, en Grèce comme en Turquie.

Dans un article très bien documenté, Jens Bastian (SWP) souligne qu’en dépit de la très sévère crise économique qui frappe la Turquie, les difficultés économiques et sociales n’ont pas fait chuter le président turc. Mais, le coût de la vie, la dépréciation de la livre turque et la gestion de la reconstruction après le séisme du 6 février dernier n’en constituent pas moins, selon l’auteur, des défis majeurs pour le président réélu. (OJ)

Die Türkei nach den Wahlen vom Mai 2023 Südosteuropa Mitteilungen. 03-04/2023. ISSN : 0340-174X. 136 pages. 15,00 €

Sommaire

REPÈRES
DROITS FONDAMENTAUX - SOCIÉTÉ
SOCIAL - EMPLOI
POLITIQUES SECTORIELLES
ACTION EXTÉRIEURE
SÉCURITÉ - DÉFENSE
ÉCONOMIE - FINANCES - ENTREPRISES
INSTITUTIONNEL
CONSEIL DE L'EUROPE
BRÈVES
Kiosque