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Bulletin Quotidien Europe N° 13219

11 juillet 2023
Kiosque / Kiosque
N° 087

La souveraineté, l’Europe et le peuple

Il peut paraître paradoxal pour un Européen de cœur de se plonger dans l’univers des souverainistes, qui conçoivent, pour certains avec des nuances, l’État-nation comme un horizon indépassable. Plus encore pour un fédéraliste – je le suis – lorsqu’il est confronté à des discours qui tendent à circonscrire la souveraineté à une communauté politique qui serait figée pour l’éternité. C’est faire fi de l’histoire.

« Le peuple » dont se revendiquent les souverainistes – français, dans cet ouvrage – est le fruit des siècles, mais aussi d’élites successives qui ont contribué à le former par des rhétoriques, des mythes, des instruments politiques et juridiques, voire la coercition et la répression. Est-il besoin de rappeler ici que, loin du roman national français, le 14 juillet ne correspond pas seulement à la prise de la Bastille, mais aussi à la première grande fête nationale, celle de la fédération, qui précède la Terreur, la centralisation et la lutte acharnée menée par la suite par les différents régimes successifs pour faire disparaître les identités régionales qui constituaient la France de l’ancien régime ?

Alors, oui, dans notre conception européenne commune, il ne peut y avoir de souveraineté sans communauté politique. Pour revendiquer une telle souveraineté, cette communauté doit d’abord parvenir à la conscience de soi, comme l’explique Hegel, et cette prise de conscience reste inachevée à l’échelle européenne. En grande partie, du fait d’une construction institutionnelle chaotique et de politiques essentiellement économiques. Mais l’histoire des idées politiques, des concepts d’État, de peuple, de nation, de souveraineté n’a pas fini sa course au 20e siècle. Le train de l’Europe, après bien des arrêts et des bifurcations – et il y en aura d’autres encore -, poursuit sa route. Et chacun peut voir - c’est l’un des mérites de la construction européenne - que cette formation d’une conscience européenne, aussi lente soit-elle, se fait sans contrainte et dans le respect de toutes les identités, dans leur diversité et leur complexité.

Cela étant dit, il y a des arguments pertinents et des critiques qui méritent d’être écoutées dans le discours des souverainistes, qui ont contribué à différentes conférences, et dont les textes sont repris dans cet ouvrage. En voici un florilège.

« La souveraineté, c’est d’abord un absolu. C’est la volonté d’un peuple. Elle est donc indissociable de l’idée de peuple », affirme l’essayiste et homme politique français Henri Guaino, avant d’en donner une définition essentiellement négative : « La souveraineté, c’est le droit imprescriptible, pour une personne ou un peuple, d’opposer un refus à ce dont il ne veut pas pour lui-même ». Et il ajoute : « La dissolution d’un peuple ne se décrète pas ; d’où l’impasse dans laquelle nous nous trouvons en Europe. Nous avons choisi une voie qui nous conduit à décréter progressivement la fusion des peuples européens, mais ce processus ne se décrète pas ». Il définit plus loin l’indépendance comme consistant à « choisir où on met le curseur de l’interdépendance qui nous relie aux autres ». Et de poursuivre : « C’est un choix politique, mais un choix qui ne se situe pas dans l’absolu. Le général de Gaulle souhaitait, à la fois, la souveraineté de la France et l’indépendance de l’Europe. Pour être les plus indépendants possible par rapport aux grandes puissances, par rapport aux grands blocs entre lesquels l’Europe se trouve coincée, nous devons travailler les uns avec les autres à notre indépendance, dans les limites qu’impose notre volonté de rester un peuple souverain, c’est-à-dire un peuple capable, à tout moment, de dire non ». Ce qui ne devrait pas le rendre incapable de dire oui !

« Le malheur français, c’est l’incompréhension de l’histoire qu’on fait malgré soi. Les Français se sont adaptés à la mondialisation via la politique européenne et les contraintes qu’elle a dictées, mais ils ne savent pas vraiment ce qu’ils ont fait, ils ne l’ont pas assumé et ils ne comprennent pas ce qui leur arrive. Ils vivent dans le malheur des gens qui ne savent pas où ils en sont dans leur histoire – avec tout ce que cela peut donner comme pathologies politiques », estime l’historien Marcel Gauchet dans cet échange avec Guaino que relate l’ouvrage. Henri Guaino rebondit en évoquant la crise profonde que traversent les sociétés occidentales : « Dans tous les pays occidentaux, nous sommes confrontés à une crise de la démocratie, inédite depuis les années 1930. Nous faisons face à des responsables politiques qui, la veille des élections, promettent qu’ils vont changer la vie et que tout va aller mieux et, le lendemain des élections, ils disent : ‘Je voudrais bien, mais je ne peux pas. Ce n’est pas moi, vous comprenez, il y a les traités de libre-échange, l’Europe, la mondialisation, l’OMC…’ ». « Si on accepte l’idée que les traités peuvent entrer dans le droit interne des États, c’en est terminé non pas de la souveraineté (…), mais de son exercice normal, quotidien, ordinaire. Les élections ne servent plus à rien, puisque chaque fois que l’on veut changer quelque chose, on doit demander l’autorisation de ses partenaires. (…) Dans cette configuration, il n’y a plus de démocratie. On vote pour rien. Et à force de voter pour rien, les gens finissent par s’en rendre compte ».

Pour Guaino, « la solution consiste à modifier l’article 55 (de la Constitution française : Ndr) en précisant que les traités sont supérieurs à la loi quand ils sont postérieurs à celle-ci et qu’à l’inverse, la loi est supérieure quand elle leur est postérieure ». « Aux gouvernements et aux majorités d’utiliser cette possibilité avec discernement, au cas par cas », poursuit-il, sans tenir compte de l’insécurité juridique qu’entraînerait une telle formule. Mais pour lui, c’est ça ou une renégociation complète des traités « qui, fatalement, accouchera à nouveau de véritables monstres juridiques – car si on laisse aux diplomaties et aux bureaucraties le soin d’écrire les traités, on arrive à des monstres comme celui de Lisbonne », en quoi il n’a pas tort.

Selon Gauchet, « Nous assistons à une révolution dans laquelle l’Europe a joué un rôle déterminant, quoique non exclusif, où le concept de démocratie est remplacé par celui de l’État de droit. De cette révolution, la construction européenne est le parangon. En effet, elle consacre le principe d’arbitrage juridique des décisions politiques les plus fondamentales, les juges se substituant aux décideurs politiques au nom des normes et des principes juridiques. La décision politique, donc la souveraineté, est mise sous contrôle par un pouvoir juridique supposé être la quintessence de la décision démocratique, dont il prend la place ». Et de poursuivre : « Cette révolution se passe à bas bruit, de manière quotidienne, par le biais d’une action jurisprudentielle qui ne dit pas son nom politique, mais qui est d’une efficacité redoutable, tant au niveau de la doctrine qu’à celui du fonctionnement des institutions. C’est un rouleau compresseur qui avance à l’insu des peuples (…). Il ne s’agit évidemment pas d’un complot des juges, mais d’une évolution culturelle et même civilisationnelle profonde, dont l’Union européenne est aujourd’hui le laboratoire mondial, regardé comme tel avec intérêt par les partisans de ce modèle dans le reste du monde, où il est loin d’avoir la primauté dont il jouit sur notre continent ».

Beaucoup de dirigeants politiques « se trouvent très bien dans cette situation d’irresponsabilité », estime Guaino, qui poursuit : « La jouissance qu’ils retirent de l’exercice du pouvoir - ou plutôt de son apparence – suffit à la plupart des responsables politiques de notre époque. La force de l’idéologie dominante et cette défausse permanente du pouvoir politique nous conduisent plus loin que la fin de la démocratie, jusqu’à la dépolitisation de la société et de l’économie, c’est-à-dire à leur mise en pilotage automatique par les marchés, la concurrence, sous la surveillance des juridictions et des autorités indépendantes dont l’Europe est le laboratoire ».

L’ancien conseiller de Jean-Luc Mélenchon Georges Kuzmanovic souligne que le néolibéralisme n’a pas été imposé à la France de l’extérieur : « Ce sont les élites françaises qui ont trahi leur pays ; aucun envahisseur étranger n’est venu nous imposer des lois et des normes contraires à l’intérêt général, celui du peuple. Ce sont bien des Français qui l’ont fait ». À l’instar d’Emmanuel Macron qui est, selon lui « l’artisan le plus efficace (de la) maximisation de la richesse de quelques-uns au détriment de tous les autres ». Et il ajoute : « Tous les ans, l’augmentation des grandes fortunes bat les records : cette année, Bernard Arnault a augmenté la sienne de 30% ; globalement, en dix ans, la fortune des plus riches a été multipliée par 4 ou 5 ; la part des richesses nationales qu’ils détiennent ne fait que s’accroître d’année en année. Le bien commun est aspiré par une petite caste, aidée dans son projet par la mutation du capitalisme, jadis industriel et national, désormais international et financier ». Et de concéder : « Il est vrai que sortir de l’Union européenne, en soi, ne règle pas le problème : si, au niveau national, on garde les mêmes dirigeants qui imposent des politiques nationales, on n’aura en rien avancé ».

Également très critique à l’égard d’une Europe politique qui n’existe pas, le député européen Emmanuel Maurel (GUE/NGL) n’en entend pas moins promouvoir des réformes de l’intérieur des institutions pour ramener les politiques européennes vers des projets (infrastructures de transport, par exemple) concrets et utiles. Il observe aussi qu’à la différence de ce qui se passe en France, un chancelier allemand vient à un Conseil européen sur la base d’un mandat reçu du Bundestag et y retourne rendre compte des résultats de la négociation à l’issue du sommet. Le député estime aussi que « les Allemands assument d’avoir une stratégie d’influence, de regarder, poste par poste, au sein des institutions européennes, où ils peuvent caser leurs hommes ». Et de poursuivre : « Les Français ont déserté le terrain depuis vingt ans. Il en va de même pour le patronat : en effet, les dirigeants français sont nuls, mais les capitalistes français sont nuls aussi. Aujourd’hui, les patrons allemands ont 120 représentants permanents à Bruxelles, sans parler de ceux des Länder. Le Medef a trois chargés de mission. Donc, évidemment, quand il faut faire du lobbying sur un texte, quand il s’agit de défendre les intérêts de la France en matière économique, industrielle ou agricole, il n’y a personne. La France a organisé son auto-affaiblissement ».

Et Maurel d’enfoncer le clou : « S’il y a une chose à faire pour renforcer la place et l’avenir de la France dans l’Europe, c’est d’avoir des dirigeants à la hauteur des ambitions qu’on nourrit. Je crois que c’est possible, mais pour y arriver, il ne faut pas renoncer aux stratégies d’influence. Il faut aussi des gens qui s’intéressent à l’Europe, car les hommes politiques les plus influents en France n’en ont rien à faire. On change de secrétaire d’État aux Affaires européennes tous les six mois. Les grands médias mainstream s’en désintéressent tout autant. Il y a de moins en moins de correspondants français à Bruxelles par rapport aux Italiens ou aux Espagnols. Tout le monde se désintéresse de l’Europe ; et après, on s’étonne de se faire avoir. Mais c’est aussi parce qu’on n’est jamais là et qu’on ne mène aucune politique d’influence. La représentation diplomatique à Bruxelles n’est pas de bon niveau. Or, cela compte. Les organisations, les institutions, ça s’investit. On est nul dans ce domaine. Pour que cela change, il faut des dirigeants qui changent de stratégie ». (Olivier Jehin)

Association des Amis de Coralie Delaume. La souveraineté, l’Europe et le peuple. Michalon. ISBN : 978-2-3470-0248-0. 331 pages. 21,00 €

A Military Pillar in the European Union

« Les États-Unis et l’Union européenne sont condamnés à coopérer de façon structurelle s’ils veulent maintenir un quelconque ‘ordre international fondé sur des règles’ », souligne le général belge Joe Coelmont dans ce Policy brief, qui appelle les Européens à enfin développer une défense européenne cohérente et crédible pour la gestion des crises.

L’ancien représentant belge au sein du comité militaire de l’UE rappelle que le Headline Goal, qui prévoyait une capacité de déploiement rapide de 60 000 hommes, est resté lettre morte et s’interroge sur le sens de la tentative actuelle de bâtir une Capacité de déploiement rapide (EU RDC) de 5 000 hommes, qui « sera, au mieux, une force d’entrée en premier ». Il observe que la ‘Boussole stratégique’ n’accorde que peu de considération aux groupements tactiques, qui existent déjà depuis longtemps, mais n’ont jamais servi. Et il demande enfin quel est le véritable degré d’ambition de l’UE. En réalité, écrit-il, « tant que l’Union européenne n’aura pas mis en place un pilier militaire solide, elle sera condamnée à remiser ses stratégies de sécurité ‘globale’ ou ‘intégrée’ (…) et sa politique de sécurité sera par défaut (celle d’) une ‘Forteresse Europe’. Une forteresse très poreuse ».

Joe Coelmont préconise l’établissement d’un « Conseil européen de sécurité », avec une procédure de décision, immunisée contre les « vetos minoritaires qualifiés », et une active participation de la Commission européenne. Ce Conseil aurait pour fonction de donner des directives pour le lancement d’opérations de gestion de crises et pour les engagements à prendre avec des pays partenaires, des organisations comme l’OTAN ou des coalitions ad hoc. Il appelle aussi de ses vœux la création d’un Conseil formel des ministres de la Défense, présidé par le Haut Représentant, une simplification des structures de l’Agence européenne de défense pour la rendre plus efficace, la coordination du processus CARD (revue annuelle de défense coordonnée) par l’état-major de l’UE (en lieu et place de l’AED, qui se borne à établir un rapport descriptif) et l’établissement d’un quartier général stratégique permanent, digne de ce nom. (OJ)

Jo Coelmont. A « military pillar » in the European Union: Crisis management, Capabilities and Coherence (3 Cs) – And EU-US Cooperation (a 4th C). Egmont Policy Brief 310, June 2023. 6 pages. Ce policy brief peut être téléchargé gratuitement sur le site de l’institut : https://aeur.eu/f/7zc

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