War for Ukraine and the Rediscovery of Geopolitics
Dans cette analyse, Sven Biscop souligne la nécessité d’un réveil géopolitique de l’Union européenne, qui ne se limite pas simplement aux intentions politiques affichées, à l’instar de l’engagement de la présidente von der Leyen de diriger une Commission « géopolitique », mais qui se traduise en une véritable analyse géopolitique préalable à toutes les décisions qui la requièrent.
L’auteur constate que « les dirigeants de l’UE ne voient que la guerre terrestre en Ukraine » et « négligent, à leurs risques et périls, que, pour la Russie, l’un des intérêts vitaux en jeu est le contrôle de la mer Noire et l’accès à la Méditerranée ». « Les Européens débattent sans fin de (la question de savoir) quel flanc, est ou sud, devrait recevoir la priorité », alors que « vu de Moscou, il s’agit d’un vaste théâtre, où la Russie joue constamment le rôle de trouble-fête, contrecarrant les projets de l’Europe, avec l’objectif d’affaiblir l’UE et l’OTAN et de les détourner de l’Europe orientale », écrit Sven.
Dans un vaste tour d’horizon géopolitique, l’auteur affirme notamment : « Longtemps considérée comme secondaire, la mer Noire doit désormais être centrale dans les stratégies de l’UE et de l’OTAN. Cela réaffirme l’importance traditionnelle de la position géopolitique de la Turquie pour l’OTAN et l’UE : non pas comme un État tampon contre l’immigration et d’autres défis du Moyen-Orient au sens large, comme l’UE l’a traitée pendant des années, mais comme une pierre d’angle du rempart contre les empiétements russes. Mais si la Turquie n’assume pas pleinement cette responsabilité au titre de l’OTAN – et dans les dernières années, elle ne l’a pas fait – alors, le flanc sud-est de l’Europe restera largement ouvert. (…) La Turquie a appliqué strictement la Convention de Montreux, qui limite le passage des navires de guerre par le détroit vers et depuis la mer Noire, et ainsi les possibilités d’une présence navale alliée (en mer Noire : Ndr). Les capacités navales de la Bulgarie et de la Roumanie, en tant qu'États riverains, pourraient toutefois être renforcées. Des navires pourraient, peut-être, être transférés (…) à l’Ukraine pour (lui) permettre de construire sa propre marine, laquelle sera essentielle pour protéger son commerce maritime. Autrement, ce qui constitue actuellement le seul port majeur de l’Ukraine libre, Odessa, pourrait être étranglé ».
Et Sven d’appeler l’UE à devenir plus stratégique et « à réfléchir en termes d’intérêts, d’objectifs, de voies et de moyens ainsi que d’équilibre de puissance entre alliés et adversaires ». « Les évolutions dans le monde depuis l’adoption de la Stratégie globale en 2016 appellent de toute évidence à une mise à jour de la ‘grand strategy’ de l’UE. Cela pourrait être une priorité de la prochaine législature de l’UE. La grande stratégie est l’affaire des chefs, parce qu’elle touche aux intérêts vitaux et couvre toutes les dimensions de la puissance », écrit-il, en estimant que l’élaboration de cette « Global Strategy 2025 » devrait dès lors être conduite par le prochain président de la Commission européenne plutôt que par le Haut Représentant, et ce d’autant que la compétition et la rivalité des grandes puissances se jouent de plus en plus sur le terrain géo-économique, où les compétences sont davantage celles de la Commission. (Olivier Jehin)
Sven Biscop. War for Ukraine and the Rediscovery of Geopolitics. Egmont Paper 123, June 2023. 15 pages. Cette analyse peut être téléchargée gratuitement sur le site de l’institut belge : https://aeur.eu/f/7f6
Le droit social en dialogue
« Après des années marquées par la stagnation, voire l’érosion, de l’acquis social, l’Union européenne semble en train de renouveler la promesse de construire une Europe plus sociale qui est contenue dans le Traité de Lisbonne », écrit Bruno De Witte (Université de Maastricht) dans cet ouvrage collectif consacré aux multiples facettes du droit social.
« L’initiative de formuler vingt principes fondamentaux, dans un document appelé socle des droits sociaux, a joué un rôle moteur au plan politique », poursuit l’auteur, qui ajoute : « Nous semblons donc être entrés dans une nouvelle phase dynamique de la longue trajectoire de la politique sociale européenne. En ce qui concerne les droits sociaux fondamentaux dans cette trajectoire, l’évolution récente est assez curieuse. Les droits contenus dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE sont pratiquement oubliés dans leur coin, sauf quelque rare épisode jurisprudentiel, alors que les droits inclus dans le socle, dénué de toute valeur juridique contraignante, sont en train d’être – du moins pour certains d’entre eux – mis en œuvre à travers des projets législatifs européens intéressants. Le paradoxe pourrait donc être (mais la prudence reste de mise) que les dispositions sociales de la Charte des droits déploieront enfin des effets concrets grâce à l’entremise de ces pseudo-droits inclus dans le socle. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille abandonner à leur sort les véritables droits sociaux fondamentaux ». Soulignant « l’envergure prise par la Charte sociale européenne » du Conseil de l’Europe, Bruno De Witte estime que l’UE devrait y adhérer, comme du reste à la Convention européenne des droits de l’homme.
Sous le titre : « Les petits pas de la négociation collective transnationale », Isabelle Daugareilh (Université de Bordeaux) constate un ralentissement quantitatif de la signature de nouveaux accords-cadres internationaux, mais estime que la négociation collective transnationale connaît des progressions d’ordre qualitatif.
« Les articulations normatives historiques de la négociation collective transnationale perdurent tout en prenant parfois une tournure plus coercitive vis-à-vis des composantes de la chaîne globale de valeur face aux conventions fondamentales de l’OIT », écrit-elle, avant d’expliquer : « L’heure est sans doute à la consolidation de la négociation collective transnationale dans les entreprises déjà dotées d’accords-cadres internationaux (ACI), ce qui rend la production normative plus lente, plus complexe, plus périlleuse en termes de résultat. En revanche, les innovations de la négociation collective transnationale sont des marqueurs signalant des progressions de fond et/ou de forme de ce mode de régulation. Tel fut le cas de l’accord Renault en 2004 sur les droits sociaux fondamentaux, qui stipula un champ d’application aux entités de la chaîne globale de valeur, ce qui a entraîné une transformation en profondeur des relations commerciales avec les fournisseurs et sous-traitants, préfigurant le but recherché avec le devoir de vigilance des sociétés mères et donneuses d’ordres. C’est la même entreprise qui ouvre la voie avec deux ACI conclus en 2019 et 2021 portant un projet d’entreprise mondialisée en prise avec les défis du travail au 21e siècle. Par-delà, c’est le format même du résultat de la négociation collective transnationale qui est très nouveau, faisant de la nouvelle norme mondiale Renault, un accord hybride, entre ACI ou accord-cadre mondial (selon sa propre qualification) et un accord de groupe – mondial – dont on peut se demander s’il ne serait pas la préfiguration d’une nouvelle génération d’accords esquissant de nouvelles évolutions de la négociation collective transnationale allant dans le sens d’une logique plus instrumentale que constitutionnelle ».
Et Isabelle Daugareilh de conclure : « Les résultats de la négociation collective transnationale sont devenus très hétéroclites. Cela va d’ACI sur les droits sociaux fondamentaux, en passant des ACI sur la RSE (responsabilité sociale d’entreprise : Ndr) et sur les procédures de contrôle et de suivi ou des accords multiparties, jusqu’au dernier ACI Renault, véritable accord d’entreprise au service du management pour accompagner les effets de la transition technologique sur le travail. (…) Cette diversification témoigne d’une réelle vitalité de la négociation collective transnationale et de son appropriation par les directions d’entreprises après avoir été l’apanage des syndicats internationaux. Nonobstant, une très large majorité d’entreprises transnationales restent en dehors des radars du dialogue social international quand elles n’y sont pas farouchement hostiles (…). C’est pourquoi, malgré ces avancées qualitatives glanées tout au long de ces trois dernières années, la négociation collective transnationale souffre d’une absence de soutien réel des pouvoirs publics. Ne serait-il pas temps de lui donner un coup de pouce en relançant l’idée de sa régulation juridique en soutien à celle du devoir de vigilance dont l’efficience peut difficilement faire l’économie du dialogue social transnational ? »
Sur des thèmes voisins, l’ouvrage évoque encore : - l’évolution du contentieux relatif aux entreprises transnationales et aux droits de l’homme (Renée-Claude Drouin) ; - le rôle des syndicats et des représentants des travailleurs dans les processus de diligence raisonnable (Faust Guarriello) ; - les violations transnationales des droits humains par les entreprises multinationales (Emmanuelle Mazuyer).
Dans un article sur la définition du « handicap », Maria Esther Blas Lopez et Frédéric Baron, tous deux référendaires à la Cour de justice de l’UE, soulignent qu’une réflexion approfondie sur la notion de « handicap » demeure nécessaire pour « mieux saisir non seulement le champ d’application de la directive 2000/78, mais également la nature des discriminations fondées sur le handicap ». « L’Union sera ainsi tenue de préciser sa politique en faveur des personnes handicapées et de mettre en œuvre une stratégie à cet égard. Dans ce cadre, la Cour pourrait, par sa jurisprudence, continuer à exercer sa fonction sociale, notamment sous l’impulsion du droit international », ajoutent-ils. (O.J.)
Claire Marzo, Étienne Pataut, Sophie Robin-Olivier, Pierre Rodière et Gilles Trudeau (sous la direction de). Le droit social en dialogue – Européanisation, mondialisation, croisements disciplinaires. Bruylant. ISBN : 978-2-8027-7089-3. 604 pages. 150,00 €
Atlas des inégalités en France
Avec plus de 120 cartes, cet Atlas dresse un état des inégalités en France et de leurs évolutions dans le temps, à toutes les échelles : entre régions, entre zones urbaines et zones rurales, à l’intérieur des villes elles-mêmes. Hervé Le Bras, démographe et historien, y souligne que les inégalités ont des origines plus anciennes que les crises économiques qui ont frappé le monde en 1971 et qu’elles se renforcent les unes les autres.
« Le chômage accroît la pauvreté et l’inégalité de répartition des revenus ; il ébranle les familles. L’absence de diplôme augmente le risque de chômage. Un faible revenu compromet la formation des enfants. Mécaniquement, la montée de la pauvreté augmente le degré d’inégalité. Les inégalités ont donc tendance à faire boule de neige », écrit l’auteur, qui souligne aussi que « les différences régionales renvoient souvent à des événements qui se sont produits dans un passé lointain et qui ont structuré les mœurs, par exemple la coupure entre une France des champs ouverts et une France des bocages ou celle entre pays de tradition irréligieuse et pays de tradition catholique ». (O.J.)
Hervé Le Bras. Atlas des inégalités – Les Français face à la crise. Autrement. ISBN : 978-2-0804-1485-4. 96 pages. 24,00 €
La résistance socialiste française et l’Europe
« La construction européenne est toujours menacée par un populisme anti-européen qui prône l’idée nébuleuse d’un retour à une souveraineté nationale qui, en réalité, n’a jamais existé », souligne l’historien allemand Wilfried Loth, en introduction à cette étude sur la genèse du projet européen des socialistes français pendant la Seconde Guerre mondiale. « En poursuivant les réflexions de leur chef, Léon Blum, sur les conditions d’une paix stable et la discussion de ses propos au sein du Parti clandestin, cette étude éclaire les motifs qui ont conduit les socialistes français à promouvoir et soutenir le projet d’unification européenne (…). Elle montre aussi que l’antieuropéisme contemporain des populistes de droite comme de gauche est en continuité avec une alliance gaullo-communiste à laquelle les premières initiatives de la Résistance non communiste pour créer une fédération européenne se sont heurtées », ajoute Loth.
L’auteur rappelle notamment que « dans les périodiques clandestins de presque toutes les grandes organisations de Résistance et de nombreux groupes de moindre importance (sauf ceux des communistes), se trouvent à partir de 1942, et notamment en 1943-1944, les mêmes idées : préservation de la paix universelle, principe supranational, intégration de l’Allemagne et affinité particulière de la région européenne ». « En zone sud, le groupe ‘Libérer et Fédérer’ est le premier, en juin 1942, à demander – sous l’influence du fédéralisme proudhonien – de ‘fédérer les peuples européens pour éviter le retour de nouvelles guerres’ », note Loth, avant de poursuivre : « En septembre 1942, Henri Fresnay, Claude Bourdet et André Hauriou proclament au nom de Combat, la plus grande organisation de Résistance de la zone sud, ‘les États-Unis d’Europe’ comme la ‘réalité vivante pour laquelle nous combattons’. En janvier 1943, la deuxième grande organisation de la zone sud, Libération, se déclare partisane de la limitation des souverainetés nationales et de la fédération des nations. En mars 1944, Franc-Tireur, la troisième grande organisation de la zone sud, dirigée par Georges Altman en collaboration avec André Ferrat, souhaite ‘l’Union des peuples démocratiques d’Europe’ comme une ‘première étape vers l’union de tous les peuples du monde’. Enfin ‘L’insurgé’, organe des partisans de Marceau Pivert, se rallie en février 1944 à la thèse d’une ‘fédération mondiale’ et affirme ‘en premier lieu la nécessité de la construction d’une fédération européenne’. En zone nord, l’organisation Libération, animée par d’anciens cadres de la S.F.I.O. et de la C.G.T., rejoint en février 1943 l’appel de son homonyme de la zone sud. En même temps, Résistance, dont l’un des fondateurs est Paul Rivet, et qui est également une des grandes organisations du Nord, appelle à la création d’une ‘communauté européenne’ ».
L’auteur joint en annexe un extrait de la brochure ‘À l’échelle humaine’, écrite en 1941, dans laquelle Léon Blum avait développé son argumentation pour la paix future ainsi que le « projet de contenu d’un programme commun » que la direction du Parti socialiste clandestin avait présenté au Comité central des Mouvements de la Résistance, le 11 décembre 1941.
Wilfried Loth. Léon Blum – La résistance socialiste française et l’Europe. Presse fédéraliste. ISBN : 978-2-4914-2912-6. 101 pages. 15,00 €