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Bulletin Quotidien Europe N° 13155

4 avril 2023
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N° 080

Au cœur du lobbying européen

Comme le rappelle Julien Navarro, maître de conférences en sciences politiques à l’Université catholique de Lille, dans sa préface à cet ouvrage, « les groupes d’intérêt et les lobbys font partie intégrante du fonctionnement de l’Union européenne ». Et c’est ce que nous montre ici brillamment le journaliste Jean Comte, auteur de nombreuses enquêtes sur le lobbying, la transparence et les questions d’éthique publique dans les institutions de l’UE.

« Mi-2022, le nombre d’entités inscrites au registre officiel des lobbyistes a dépassé 12 500 inscriptions, couronnant dix ans de hausse quasi continue », constate Jean Comte. L’influence considérable exercée par les groupes d’intérêt sur la politique européenne s’explique moins par les moyens énormes qu’ils mobilisent que par le fait que « les institutions européennes ont construit un système qui les fait intervenir directement et proactivement à tous les niveaux de l’élaboration des lois », souligne l’auteur, qui, en nous conduisant au cœur du fonctionnement de l’UE, nous montre comment le lobbying s’y déploie et concourt à l’élaboration des normes. À l’origine, c’est « en raison de la volonté de contourner les antagonismes nationaux et les blocages de la politique partisane que les Communautés européennes ont obéi, dès la Communauté européenne du charbon et de l’acier, à une logique de dépolitisation passant par un dialogue privilégié avec les représentants d’intérêts organisés », rappelle Julien Navarro, non sans souligner que « l’élection directe du Parlement européen depuis 1979 et le rôle accru de ce dernier dans la désignation de la Commission depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne n’ont pas suffi à effacer cette logique ».

La réalité est bien différente de l’impression laissée par les dénonciations périodiques du lobbying dans les médias traditionnels ou sur les réseaux sociaux. « Au lieu de lobbyistes harcelant les fonctionnaires européens pour les influencer de l’extérieur, on a plutôt affaire à des lobbyistes échangeant avec ces derniers dès les réflexions préliminaires sur chaque projet législatif », explique Jean Comte, qui poursuit : « Il ne s’agit pas d’une activité d’influence à sens unique, mais d’interactions qui se déploient dans les deux sens – avec un effort d’influence d’un côté, mais aussi une demande constante d’informations et d’expertises qui justifie en grande partie l’existence de la relation de l’autre côté ». « Cette situation ne relève pas du hasard, ni d’une démarche opportuniste récente des lobbys », mais « il s’agit au contraire d’une stratégie conduite consciemment par la Commission européenne et cela dès ses premiers pas dans les années 1960 », écrit l’auteur, avant d’ajouter : « L’exécutif de la toute jeune Communauté économique européenne a alors fortement incité les différentes filières industrielles du continent à se constituer en entités paneuropéennes afin de bénéficier d’interlocuteurs représentatifs. Le dialogue avec ces derniers lui a permis d’asseoir sa légitimité face aux États membres et, bien sûr, de collecter l’expertise et les données qui lui manquaient ». Parmi les mécanismes formels et informels de cette collaboration ou « co-construction » législative, l’ouvrage décrit notamment le fonctionnement et le rôle des groupes d’experts, des intergroupes parlementaires, des consultants et des instances de normalisation.

« Les ONG souffrent toutefois d’un grave désavantage par rapport au secteur privé : le financement. Si les grandes entreprises peuvent mobiliser de façon pérenne des ressources conséquentes pour soutenir une structure de lobbying, la nature ou les animaux ne sont pas capables de soutenir les Amis de la Terre ou l’Eurogroupe des animaux. Il existe bien sûr toujours des citoyens prêts à faire des donations à ces structures, mais ce soutien est, par nature, ponctuel et ne donne pas en soi la visibilité nécessaire pour assurer la location d’un bureau sur le long terme ou l’embauche de collaborateurs en CDI », souligne Jean Comte, qui rappelle que la Commission en est consciente et assure un soutien financier à diverses ONG afin de « veiller à ce que les opinions de certains groupes d’intérêts puissent être exprimées de façon satisfaisante au niveau européen (les intérêts des consommateurs, des citoyens souffrant de handicap, des intérêts écologiques, etc.) ».

L’auteur rappelle aussi que, contrairement à une idée reçue, « l’exécutif européen est une administration numériquement faible, soumise à de lourdes contraintes budgétaires et qui peine à attirer de jeunes recrues ». « Cette institution est forcée de redéployer régulièrement ses effectifs pour faire face à un nombre de tâches qui ne fait que s’accroître », ajoute-t-il. Si cela explique en partie sa dépendance à l’égard de l’expertise technique des lobbies, c’est aussi cela qui caractérise les failles de la transparence et de l’encadrement de l’activité de ces mêmes lobbies, les capacités administratives étant trop limitées pour détecter et sanctionner les abus. Le registre européen ne dispose ainsi que de huit équivalents temps plein pour gérer 13.500 inscrits. « En comparaison, le registre français comptait 10 ETP fin 2020 pour un peu plus de 2 000 organisations inscrites. Le registre canadien, lui, a quatre fois plus de personnel pour seulement 6 800 lobbyistes », souligne Jean Comte, qui rappelle avoir enquêté en 2019 sur les dépenses de lobbying de plusieurs grandes entreprises inscrites au registre. Il avait montré que les groupes français Dassault et Atos avaient déclaré respectivement des montants de 10 000 et 50 000 euros en 2018, alors que les montants réels étaient dans les deux cas vingt fois supérieurs.

« Au-delà de cette régulation a minima du lobbying, Bruxelles souffre d’un autre angle mort en matière d’éthique publique : les faibles obligations en matière de pantouflage et de conflits d’intérêts, avec, là encore, des règles qui pourraient être renforcées et des contrôles trop faibles », constate l’auteur, qui préconise un renforcement des règles, contrôles et sanctions sur l’ensemble du spectre allant du lobbying aux conflits d’intérêts. « Le but de la manœuvre n’est pas de se montrer sévère pour le plaisir », écrit-il en conclusion, en estimant qu’au contraire, « faire la lumière sur (le lobbying) apaiserait le débat public et ouvrirait la voie à une réflexion collective plus sereine sur la construction des politiques publiques ». (Olivier Jehin)

Jean Comte. Au cœur du lobbying européen. Presses universitaires de Liège. ISBN : 978-2-8756-2332-4. 152 pages. 15,00 €

Ordre et allégeance en Russie poutinienne

Dans cet ouvrage, le docteur en sciences politiques et directeur de recherche au CNRS, Gilles Favarel-Garrigues, explore les ressorts de l’exercice du pouvoir en Russie. L’ouvrage « traite des usages politiques et sociaux de la coercition, en analysant la mise au pas des responsables politiques et administratifs, l’usage de l’intimidation dans le monde des affaires et les initiatives citoyennes dans la lutte contre la délinquance et les incivilités ». Il s’appuie non seulement sur les travaux de l’auteur, mais aussi sur sa propre expérience : Gilles Favarel-Garrigues a assisté à la progression de l’autoritarisme en Russie et a lui-même « fait les frais de la ‘dictature de la loi’ en étant accusé d’espionnage économique, jugé et expulsé du pays en 2008 ».

Initiée par Vladimir Poutine en l’an 2000, la « dictature de la loi » peut être définie comme le moyen d’assurer la domination politique en orientant les procédures et décisions judiciaires en faveur du pouvoir, explique l’auteur, qui y voit « un usage arbitraire », en rupture avec l’État de droit, mais un usage qui « confère néanmoins à la justice un rôle central pour maintenir et justifier l’ordre en vigueur ». « Focalisées sur la persécution des opposants et la répression des libertés fondamentales, les analyses de l’usage du droit en contexte autoritaire négligent généralement un autre versant de la domination politique : la mise au pas des élites. Or, la ‘dictature de la loi’ permet aussi d’imposer le consensus au sein des dirigeants, de les contraindre à être loyaux, en faisant planer la menace de poursuites judiciaires en cas d’écart. Elle se repaît de la vulnérabilité légale des hauts responsables : bien souvent, ceux-ci ont en effet profité de leur fonction – dans l’administration, les institutions politiques, les entreprises – pour s’enrichir de manière illicite. Et, au cas où ils n’aient rien à se reprocher, la ‘dictature de la loi’ brandit des accusations fabriquées de toutes pièces. Dissuadant les élites de se rebeller, elle cimente le régime politique russe avec une indéniable efficacité », explique l’auteur.

Si la dictature de la loi se « prête à des usages décentralisés, au service de rapports de force et de stratégies prédatrices », notamment par des services répressifs ou des élites locales, sa mise en œuvre autonome fait parfois scandale et peut se retourner contre ses instigateurs, offrant ainsi l’occasion d’un arbitrage présidentiel mis en scène pour rappeler à ceux qui détiennent une parcelle de pouvoir discrétionnaire que « ce privilège peut se révéler aussi éphémère qu’incertain », explique Gilles Favarel-Garrigues, avant d’ajouter : « La reproduction fractale de la ‘dictature de la loi’ ne se limite ni aux élites locales ni aux agents des services répressifs. Elle se poursuit au sein même de la société, chez les nombreux justiciers autoproclamés qui se saisissent du droit de punir et se muent eux aussi en apprentis procureurs. Leurs initiatives découlent, à les entendre, de l’existence d’une forte demande sociale. Sans qu’on sache pour autant comment elle s’exprime, cette aspiration populaire est invoquée par tous ceux qui entendent maintenir ou rétablir l’ordre dans le pays. Les redresseurs de torts improvisés évoluent en effet dans un monde d’intransigeance : des cadres de Russie unie aux opposants tels que Navalny, en passant par les formations politiques telles que le Parti communiste qui servent de caution à la domination présidentielle, tous affichent une implacable détermination à faire régner la loi ».

Dès les années 2000, il pouvait arriver que, mobilisant les ressources de la dictature de la loi et du kompromat (matériel compromettant, souvent fabriqué de toute pièce, pour nuire à la réputation d’un individu ou ouvrir la voie à des suites judiciaires : Ndr), « une partie de l’élite dirigeante et des redresseurs de torts » s'alliât « face à une figure commune de l’ennemi – le migrant, auquel ils imputaient non seulement l’insécurité dans les villes, mais aussi, à terme, la dilution d’une identité nationale dominée par les Russes ethniques », constate l’auteur, qui poursuit : « Au cours du règne poutinien, cette coalition se déporte progressivement vers d’autres cibles, liées entre elles : la méfiance à l’égard des Occidentaux, tandis que les opposants, stigmatisés comme ‘libéraux’, sont accusés de trahison. Une telle alliance puise sa légitimité dans un imaginaire social qui, d’une part, fait de l’impérialisme américain l’un des principaux fléaux mondiaux et, d’autre part, associe au monde occidental une conception du libéralisme propice à la dissolution des mœurs. L’offensive menée contre les pratiques sexuelles ‘non traditionnelles’ est la plus emblématique d’un combat désormais justifié en termes civilisationnels. L’agrégation de considérations géopolitiques et morales aboutit à la formation d’un programme politique qui fédère des acteurs divers et qui a des chances d’être soutenu au sein de la population. Dédié à la suppression d’une double menace - intérieure et extérieure -, ce programme associe police des mœurs et répression politique des ‘agents étrangers’, menaçant l’intégrité nationale ». Lorsqu’en 2007, à la Conférence de Munich sur la sécurité, Vladimir Poutine critique vertement les États-Unis et l’expansion de l’OTAN, son discours s’inscrit dans une dynamique déjà en place.

« Avec l’invasion de l’Ukraine se perpétue la ‘dictature de la loi’, rodée en Russie depuis deux décennies (…) La mise en scène de la ‘verticale du pouvoir’ et de l’allégeance des milieux dirigeants au président culmine le 21 février 2022, trois jours avant le début de l’offensive armée », lorsque les hiérarques du Conseil de sécurité russe sont appelés par Poutine à apporter leur soutien à la décision de reconnaître la souveraineté des « Républiques populaires » du Donbass, écrit Gilles Favarel-Garrigues, en observant que « derrière ce simulacre de consultation censé souligner un fonctionnement collégial, la mise en scène montre la toute-puissance d’un despote qui effraie ses alliés les plus fidèles ». La répression des voix contestataires devient « féroce » : la loi sur la « diffusion publique de fausses informations » à propos des opérations militaires en cours encourage la surveillance des réseaux sociaux et la dénonciation des opposants à la guerre et se traduit par une activation des tribunaux, qui multiplient les condamnations.

« Gouverner par la peur est un art du clair-obscur et du faux-semblant », constate enfin Gilles Favarel-Garrigues, en estimant que « le cadrage de la société civile sous Vladimir Poutine illustre emblématiquement cet art de gouverner », même s’il n’est pas l’apanage de ce seul régime. « De nombreux points communs existent entre les configurations de pouvoir en Russie sous Poutine et celles à l’œuvre en Turquie sous Erdoğan, au Brésil sous Bolsonaro ou en Inde sous Modi » et doivent nous inciter à la prudence face aux discours qui associent l’exercice du pouvoir sous Poutine à une culture russe spécifique ou à une fatalité historique. (OJ)

Gilles Favarel-Garrigues. La verticale de la peur – Ordre et allégeance en Russie poutinienne. La Découverte. ISBN : 978-2-3480-7732-6. 236 pages. 19,50 €

Les enjeux juridiques et stratégiques insoupçonnés de la très haute altitude

Dans cette note d’analyse, Alain De Neve examine les nouveaux enjeux relatifs au déploiement d’aérostats à des fins militaires, à l’instar du ballon chinois abattu le 4 février dernier par un missile air-air AIM-9X Sidewinder tiré par un F-22 au large de la Caroline du Nord.

« Contrairement aux idées reçues, de tels dispositifs, qui font partie des solutions technologiques regroupées sous la désignation de « high altitude platform stations » (HAPS), sont appelés à devenir des constituants fondamentaux du maillage informationnel militaire des États qui seront en mesure d’en assurer le développement et le déploiement », souligne l’auteur, qui précise que ces aérostats peuvent atteindre jusqu’à 130 mètres de longueur pour un volume de 800 000 m³. Ils présentent plusieurs atouts majeurs : - se maintenir au-dessus d’un point d’observation plusieurs jours durant ; - réaliser des clichés sous plusieurs angles, en étant positionnés au plus près ; - une signature radar ténue. Si la Chine a manifestement pris une certaine avance en développant une flotte de ballons, officiellement affectés à la recherche météorologique, plusieurs autres programmes ont vu le jour au cours des vingt dernières années (et pour la plupart abandonnés) aux États-Unis et en Russie. L’armée de l’air israélienne travaille quant à elle sur un ballon équipé d’un radar de haute précision appelé à être déployé au-dessus du Golan, dans le cadre du programme « Iron Dome ».

Ces engins ont aussi la particularité d’évoluer à une altitude comprise entre 35 et 50 km, autrement dit dans une zone de non-droit : un État peut faire valoir sa souveraineté sur son espace aérien jusqu’à 20 km (66 000 pieds) et les dispositions du traité sur l’espace extra-atmosphérique de 1967 ne s’appliquent qu’à partir de 100 km d’altitude. En l’absence d’une régulation internationale, « il est à craindre que ces couches hautes de l’atmosphère ne se transforment en un champ supplémentaire de confrontation » au cours des prochaines décennies, écrit Alain De Neve, en observant que le sort réservé au traité Open Skies (avec les retraits successifs des États-Unis en 2020 et de la Russie en 2021) « ne permet point de nourrir quelque espoir quant à la perspective d’un régime négocié applicable à ces couches de l’atmosphère ». (OJ)

Alain De Neve. Les enjeux juridiques et stratégiques insoupçonnés de la très haute altitude. Institut royal supérieur de défense. e-Note 45. 13 mars 2023. 10 pages. Le document peut être téléchargé sur le site de l’institut : https://www.defence-institute.be

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