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Bulletin Quotidien Europe N° 13125

21 février 2023
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N° 077

Ralentir ou périr

Timothée Parrique, chercheur en économie écologique à l’université de Lund en Suède, entend ici faire voler en éclats le dogme d’une croissance inéluctable. Le mythe aussi d’une croissance économique sans fin dans un monde où les ressources sont pourtant vouées à s’épuiser. Parce que la croissance des activités humaines épuise bel et bien le monde dans lequel nous vivons et dont nous dépendons. Nous fonçons vers l’apocalypse et les gourous de la finance appuyés sur les faux prophètes du PIB nous poussent à accélérer. Il en faut plus. Toujours plus. Plus d’accumulation de capital, plus de bénéfices, plus de consommation, plus de productivité… Travailler plus, plus longtemps. Nous assistons à une crise de la biosphère. Nous en percevons les effets, mais, intoxiqués par la doxa néolibérale, nous ne mesurons plus l’urgence d’y porter remède. Nous nous contentons de l’interdiction ici d’un pesticide, là d’un gobelet en plastique ou d’un coton-tige alors que s’accumulent partout, y compris dans nos organismes, des quantités invraisemblables de microplastiques. Et médusés, nous ne parvenons même plus à comprendre que des Français osent encore s’opposer à la régression sociale que constitue une réforme des retraites dictée par des logiques comptables qui ne laissent aucune place à l’humain.

L’ouvrage de Timothée Parrique a le mérite de souligner les effets néfastes de la croissance pour l’homme et son environnement. Il propose des pistes pour sortir de cet engrenage et cherche à promouvoir un modèle de décroissance fondé sur la réduction de l’empreinte écosystémique et la satisfaction des besoins essentiels. On voudrait croire possible cette société bienheureuse, fondée sur la collectivisation, le bénévolat et le partage, mais l’histoire de l’humanité est malheureusement remplie d’expériences de ce type qui se sont avérées être des utopies vouées à l’échec. Et même si l’auteur s’en défend, son discours radical prend parfois des accents totalitaires, comme lorsqu’il préconise l’interdiction de la viande. Sans doute l’auteur croit-il échapper à cette critique en multipliant les niveaux de délibération collective, ce qui favorise la participation et serait bien utile pour redynamiser nos vieilles démocraties, mais il oublie que la nature d’un système totalitaire réside moins dans la structure de gouvernance et la concentration des pouvoirs que dans l’immixtion du système dans toutes les sphères de la vie publique et privée et dans les restrictions qu’il impose aux libertés individuelles.

« La terre est en surchauffe, les sociétés en burn-out, et le PIB devient une sorte de ‘compte à rebours de la fin du monde’. Un compte à rebours redoutable, car exponentiel : plus l’économie est grosse, plus elle grossit vite. Un taux de croissance de 2% par an fait doubler la taille de l’économie tous les trente-cinq ans. Nous sommes à bord d’un bus fonçant à pleine vitesse et de plus en plus vite vers une falaise et nous acclamons chaque kilomètre-heure en plus comme un progrès. C’est insensé. Maximiser la croissance, c’est mettre le pied sur l’accélérateur avec la certitude à terme de périr dans un effondrement social et écologique », écrit Parrique.

« Toute l’activité bénévole (pour la France, cela représente 20 millions de bénévoles actifs dans le sport, la culture, l’environnement, l’humanitaire, etc. : Ndr), sans laquelle notre société serait paralysée, est exclue du PIB », souligne l’auteur dans sa critique de cet agrégat auquel échappe un pan entier d’activités économiques (dans la mesure où elles répondent à un besoin) et sociales. Il en va de même pour la valeur de la production de la sphère publique, qui demeure « fortement sous-estimée » : « La santé, l’éducation, les transports publics sont comptabilisés dans le PIB, mais seulement à hauteur de certains de leurs coûts comptables (principalement les salaires) ». Le PIB ne fait pas la différence entre le désirable et le néfaste : « Un trader grassement rémunéré, qui spécule sur les denrées alimentaires, ‘produit’ plus aux yeux du PIB qu’une assistante maternelle payée au SMIC (salaire minimum : Ndr). Le travail bénévole d’activistes qui se démènent pour protéger une forêt n’a aucune valeur comptable alors que les emplois salariés de ceux qui viendront la raser constituent une création de valeur au sens de la comptabilité nationale. Un système éducatif privé et plus coûteux comme celui des États-Unis représentera une contribution plus importante au PIB qu’un système public comparativement moins coûteux, mais plus performant, comme celui de la Finlande ». Et si le dernier rapport du GIEC souligne que le PIB est établi « sans déduire l’épuisement et la dégradation des ressources naturelles », il est en deçà de la réalité : « Les feux de forêt feront même augmenter in fine le PIB par les dépenses qu’ils engendrent pour les éteindre. Même si le patrimoine écologique s’en retrouve appauvri, de la valeur ajoutée aura été comptabilisée via les salaires des pompiers et la vente de l’essence de leur camion ».

« La croissance prétendument ‘verte’ célébrée par les gouvernements et les agences internationales ne l’a jamais vraiment été. En vérité (…), l’impression d’un découplage significatif du PIB et de la charge écologique est une illusion, et cela pour au moins cinq raisons : on ne parle que de carbone ; on ne comptabilise pas les importations ; le découplage n’est souvent que temporaire ; les ordres de grandeur sont loin d’être suffisants ; on ne prend pas en compte que ce verdissement est partiellement expliqué par des faibles taux de croissance du PIB », écrit Parrique. En réalité, il n’y a pas de solution miracle : « On peut décarboner l’économie avec des énergies bas carbone, des voitures électriques, des biocarburants, mais au prix d’autres impacts. La construction d’éoliennes affecte les sols, les biocarburants incitent à la déforestation, la production de panneaux solaires d’une capacité de 1 MW nécessite presque 3 000 tonnes d’eau, la construction d’un barrage détruit des habitats riches en biodiversité, la construction d’une voiture électrique demande 6 fois plus de matériaux qu’une voiture thermique et les énergies renouvelables demandent 10 fois plus de métaux par kilowattheure que leurs homologues fossiles ». L’auteur note aussi qu’une étude de février 2022 a montré que seulement 1% des experts travaillant à l’agence fédérale allemande pour l’environnement croient encore à la croissance verte. Et le dernier rapport du GIEC voit dans la croissance verte une stratégie « trompeuse » et « mal avisée », qui « repose en partie sur la foi ».

Le recyclage a lui aussi ses limites : même pour le smartphone le plus modulaire, seulement 30% des matériaux peuvent être recyclés, note l’auteur, avant d’ajouter qu’en 2018, « les pays de l’Union européenne ne recyclaient que 38% des déchets d’équipements électriques et électroniques, seulement 8% de plus qu’en 2013 ». Pour les plastiques à usage unique, le taux de recyclage à l’échelle de la planète oscille entre 10 et 15% et cela depuis trente ans, souligne Parrique, qui ajoute : « Sur les 130 milliards de tonnes de déchets plastiques en 2019, 35% furent brûlés, 31% enfouis en décharge et 19% jetés directement en pleine nature ». Il explique aussi que l’amélioration du recyclage est plus qu’annulée par l’augmentation du taux de remplacement : à titre d’exemple, la durée de vie d’un ordinateur était de onze ans dans les années 1990 contre quatre ans aujourd’hui.

Après avoir démontré l’absurdité de l’obsession de croissance et l’inutilité relative des stratégies de découplage ou de croissance verte, l’auteur préconise à titre transitoire une politique maîtrisée de décroissance : « Le segment monétaire de la production rétrécirait après l’abandon d’une partie des activités, néfastes ou inutiles, qui le composent. La majorité des activités publicitaires, par exemple, seraient amenées à disparaître (Parrique ne nous dit pas comment seraient financées dans ce cas les activités qui en dépendent fortement comme la presse et la culture : Ndr), tout comme de nombreux services financiers et une portion importante de l’économie des services qui se retrouverait démarchandisée ». À ce rétrécissement de l’économie viendrait s’ajouter un ralentissement : « Nous continuerions de produire et consommer certaines de nos marchandises, mais à des rythmes fortement ralentis et selon d’autres modalités ». Cela reposerait, d’une part, sur la frugalité (choisir de ne plus faire certaines choses, comme prendre l’avion, acheter des SUV, concevoir des produits financiers, vendre des pesticides) et, d’autre part, sur la sobriété (choisir de limiter certaines choses : garder le même téléphone plus longtemps, partir en vacances moins loin). Parmi 380 mesures concrètes de décroissance, Parrique cite notamment : l’abandon des « grands projets inutiles et imposés » (aéroports, autoroutes, centres commerciaux, parkings, nouvelles centrales nucléaires, stades de foot, centres de données, certaines lignes à grande vitesse, etc.), la création de sanctuaires écosystémiques, l’introduction de budgets nationaux de bien-être, une taxe progressive sur le patrimoine financier ajustée en fonction de l’empreinte carbone, l’interdiction de certaines formes de publicité, l’allongement de la garantie des produits et la criminalisation de l’obsolescence programmée, la fermeture de lignes aériennes et le rationnement des billets d’avion (début juillet 2022, le gouvernement néerlandais a annoncé une réduction, à compter de 2023, du nombre de vols à destination d’Amsterdam-Schiphol de 11% par rapport à 2019 ; la Suisse a introduit en janvier 2022 une taxe progressive sur les vols en avion allant de 28 à 112 euros en fonction de la distance et de la classe), la réduction du temps de travail et la garantie de l’emploi, la généralisation de l’usage des logiciels libres, une taxe sur le transport routier, l’interdiction du trading haute fréquence, le démantèlement des grandes entreprises dont les banques « too big to fail », l’imposition de la non-lucrativité dans les secteurs stratégiques comme l’éducation, la recherche et la santé, ou encore le plafonnement des salaires à quatre fois le revenu minimum garanti.

À l’issue de cette phase transitoire de décroissance, Timothée Parrique envisage une société post-croissance qui serait fondée sur un « écosocialisme stationnaire » assurant la satisfaction des besoins et garantissant le bien-être sur la base d’une planification responsable. « Pour savoir ce dont les gens ont besoin, il faut qu’ils puissent s’exprimer. Il faut pouvoir discuter ensemble de ce qu’il faut produire et de comment le faire et, donc, élargir le processus démocratique à l’économie dans son ensemble. (…) L’idée essentielle est là : allier une démocratie directe, délibérative et participative, de proximité à une démocratie représentative à de plus hauts niveaux, comme celui de la région, du pays ou d’un groupe de pays », écrit-il, avant d’ajouter : « À l’échelle locale, des ‘tables de quartier’ comme celles qui existent à Montréal depuis les années 1960 pour construire des projets collectifs entre voisins. À l’échelle de la commune, des ‘budgets participatifs’ dans la tradition de ceux qui ont émergé à Porto Alegre dans les années 1980 pour décider de la répartition du budget municipal. À l’échelle des entreprises, des conseils de cogestion multi-parties prenantes pour convier les acteurs du territoire (travailleurs, usagers, collectivités territoriales, voisinage, etc.) dans le processus de décision sur le choix des produits, des technologies de production et des prix. À l’échelle d’un pays, des conventions citoyennes régulières et des référendums d’initiative citoyenne. À l’échelle internationale, des assemblées transnationales comme l’Union africaine, l’Union européenne et les Nations unies ». Parrique reste néanmoins muet sur le rôle que devraient jouer ces dernières.

Dans ce contexte, « le modèle de l’entreprise à mission viendrait remplacer celui de l’entreprise à but lucratif », écrit l’auteur, qui explique : « Au lieu d’accorder la présomption de bienfaisance à toutes les entreprises au nom d’une prétendue ‘liberté d’entreprendre’, la logique serait inversée : pour exister, une entreprise doit avoir une mission (et un plan concret pour l’atteindre) qui résonne avec les besoins des territoires et des populations. Il y aurait une double sélectivité démocratique de la production sur les finalités (que voulons-nous produire ?) et sur les moyens (comment voulons-nous produire ?). Cela éviterait non seulement de gaspiller des ressources précieuses pour satisfaire des besoins minoritaires ou inessentiels, mais également de décourager les techniques de production socialement et/ou écologiquement nuisibles ». Et d’ajouter : « Pour aller vite, on pourrait dire qu’une bonne manière de démocratiser l’économie serait de transformer toutes les entreprises privées en coopératives. Des coopératives de production, des coopératives d’usagers comme les coopératives d’achat et des coopératives d’allocation comme les coopératives de crédit ».

« Balayer la décroissance du revers de la main sans vraiment faire l’effort de la comprendre, c’est refuser de participer à l’un des débats les plus importants de notre temps », écrit Parrique en appelant à juste titre à « repenser notre rapport au monde, à la nature, à la justice, au sens de la vie et au bien-être ». Ce débat est nécessaire. Autant qu’il est utile de s’éveiller des « contes de fées de croissance économique éternelle », pour reprendre les mots de Greta Thunberg lors de son discours au Sommet du climat des Nations unies à New York en septembre 2019. Encore faut-il le faire sans sombrer dans d’autres illusions ! ( Olivier Jehin)

Timothée Parrique. Ralentir ou périr – L’économie de la décroissance. Seuil. ISBN : 978-2-0215-0809-3. 312 pages. 20,00 €

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