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Bulletin Quotidien Europe N° 13115

7 février 2023
Sommaire Publication complète Par article 27 / 27
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N° 076

Le monde de demain

Le monde de demain que nous présente Pierre Servent se limite aux conséquences du conflit russo-ukrainien et ressemble fort au monde dans lequel nous vivons déjà. Si l’auteur, officier supérieur de réserve intervenant sur les plateaux de TF1-LCI comme spécialiste de défense et de géopolitique, s’attache à décrire les effets planétaires de l’onde de choc produite par l’invasion de l’Ukraine, son propos est teinté d’un fort ressentiment à l’égard de Poutine qui ne peut que desservir l’ouvrage auprès de tous ceux qui veulent croire encore à une possibilité de sortir de ce conflit par la voie de la négociation. Espoir vain, sans nul doute, comme l’affirme l’auteur. Mais fallait-il pour bien faire comprendre la situation dans laquelle nous nous trouvons prêter le flanc à la critique de ceux qui trouveront cet ouvrage trop subjectif ? Sans être majoritaires dans l’opinion, ceux qui sont sensibles à la propagande russe, particulièrement efficace, sont légion autour de nous. Toutes les formes de discours subjectifs et agressifs ne peuvent malheureusement que nourrir leurs croyances complotistes et leurs sentiments prorusses. L’ouvrage n’en demeure pas moins intéressant dans la mesure où il jette une lumière crue sur ce conflit déjà « mondialisé ».

« Là où Poutine attendait une débandade généralisée, l’Union européenne a fait preuve de courage économique (les lourdes sanctions prises contre Moscou) et s’est mise en ordre de bataille pour se désintoxiquer du gaz et du pétrole russes. Cela ne va pas sans accroc ni tension (la Hongrie de Viktor Orbán joue en solo), mais elle s’est engagée sur un chemin vertueux. Espérons que la sobriété énergétique imposée par la guerre conduise à accomplir une véritable révolution écologique. (…) Même si elle affiche encore des fragilités, notamment à cause de sa dépendance au gaz russe, l’Union européenne manifeste un soutien courageux et efficace à l’Ukraine », écrit Servent, qui n’a pas tort, dans la mesure où la débandade à laquelle croyait Poutine ressemble fort à l’inclination naturelle d’une Union européenne qui peine à se concevoir comme une puissance autre que commerciale. Sans doute, la guerre de Poutine l’a-t-elle aidée à franchir un cap, mais le soutien à l’Ukraine, pour courageux qu’il soit, reste terriblement lent à se mettre en place, comme en témoignent les décisions, certes nationales, de livraison d’armes lourdes et de chars, qui risquent fort d’arriver trop tard pour contrer la prochaine offensive russe. Il en va de même pour les sanctions dont les effets sont amoindris par d’innombrables exemptions.

Poutine « compte sur les rigueurs de l’hiver 2022-2023 pour fragiliser les populations européennes frigorifiées et les industriels pénalisés par un accès trop coûteux aux énergies fossiles. Il mise sur l’usure politique des gouvernements de l’Ouest dans la durée. Il est intimement convaincu que la résilience et la résistance à la souffrance sont du côté russe. Il espère aussi que sa domination sur 16 à 18% du territoire ukrainien (devenu russe d’un coup de baguette magique référendaire), son vol pur et simple de la mer d’Azov, la pression qu’il exerce sur le port stratégique d’Odessa feront oublier le spectacle pitoyable de sa campagne », poursuit l’auteur, avant d’ajouter : « Face à l’armée russe modèle 20e siècle, verticale, brutale et bancale, les Ukrainiens, avec l’aide des Occidentaux, sont parvenus à opposer une force civile et militaire du 21e siècle du type 3.0, à la fois horizontale, collaborative et imaginative. C’est la confrontation entre la botte soviétique et la box ukrainienne : celle d’un corps expéditionnaire hors-sol, de plus en plus violent et punitif, engagé contre un peuple en armes menant sa ‘grande guerre patriotique’ (en référence au nom donné par les Russes à la Seconde Guerre mondiale : Ndr) contre l’envahisseur russe avec les instruments de la modernité ».

Pierre Servent ne croit pas que Poutine utilisera l’arme nucléaire tactique directement sur le sol ukrainien : « l’imbrication des troupes au sol, la présence de civils prorusses (ou russophones, Ndr), la proximité de pays ou de zones alliées à Moscou (la Biélorussie, la Transnistrie, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie) rendraient difficile, mais pas impossible, une frappe de cette nature ». « En revanche, les Russes pourraient profiter de la présence de stocks d’engrais chimiques (…) pour tenter une opération de terreur… mise sur le compte des Ukrainiens », estime l’auteur, rappelant que les autorités russes ont déjà par le passé attribué à la rébellion syrienne l’usage fait par le régime de Bachar el-Assad d’armes chimiques.

« Sauf changement de régime en Russie, l’Europe est en état de guerre, ouverte ou larvée, pour longtemps, car Poutine ne fléchira pas et n’ira pas à une table de négociations qui fasse autre chose que d’entériner ses prises de guerre. Et Zelensky, de son côté, ne peut rien céder. Il n’y aura aucune place pour la diplomatie dans ce schéma qui érige le nucléaire aux deux bouts de la chaîne : menace de départ pour inhiber les potentielles puissances de secours, en fin de parcours pour sanctuariser par l’atome le fruit de la rapine – ou comment vassaliser ses voisins en toute impunité », souligne l’auteur, en rappelant qu’ailleurs sur la planète, on suit avec attention l’évolution de ce scénario pour, le cas échéant, en appliquer la recette.

« Certains feignent, en Europe, de se raccrocher à l’idée, fausse, selon laquelle une bonne négociation diplomatique en Ukraine (c’est-à-dire Kiev acceptant de perdre une bonne partie de son territoire) permettrait de reprendre le cours de la vie d’avant. D’autres distillent la petite musique du renoncement, de la lâcheté et de la peur. Ils demandent la levée des sanctions contre l’envahisseur russe pour permettre un retour à la normale », constate l’auteur, avant d’ajouter : « Comme dans les années 1930, face à la montée des périls, les sots et les dévots pro-Poutine ne désarment pas, par idéologie, par paresse intellectuelle ou par lâcheté ».

Si « la Chine et la Russie font peur », elles ne sont, selon Servent, rien d’autre que des « tigres de papier ». Il est vrai qu’elles ont considérablement augmenté leurs budgets de défense et que « leurs appétits de revanche sur l’Histoire sont sans limites », mais la guerre d’Ukraine sera peut-être la guerre de trop pour la quatrième armée du monde. Et même « les Chinois ne se font guère d’illusion sur la puissance russe », note l’auteur, qui cite les propos de l’ex-ambassadeur de Chine en Ukraine, Gao Yusheng, lors d’un colloque interne de l’Académie chinoise des sciences sociales : « La force économique et financière de l’armée russe, qui n’est pas à la mesure de sa soi-disant superpuissance militaire, ne pouvait pas soutenir une guerre high-tech coûtant des centaines de millions de dollars par jour. (…) Les guerres modernes sont nécessairement des guerres hybrides, couvrant les domaines militaire, économique, politique, diplomatique, l’opinion publique, la propagande, le renseignement et l’information. Non seulement la Russie est en position passive sur le champ de bataille, mais elle a perdu dans d’autres domaines. Ce n’est plus qu’une question de temps avant qu’elle ne soit définitivement battue ». Quant à la Chine, elle va mal, avec une économie qui « n’a jamais été dans une forme aussi mauvaise depuis trente ans », ce que confirme un taux de croissance d’à peine 3% sur l’ensemble de l’année 2022 alors qu’il est de 3,6% pour l’UE, selon une première estimation Eurostat, et que les dernières prévisions chinoises tablaient encore sur 5,5%.

« Si on peut légitimement s’interroger à la fois sur la puissance réelle des deux alliés russe et chinois et sur la solidité de leur contrat de confiance, on constate en revanche que le front occidental s’est retrouvé plutôt soudé par la crise ukrainienne », écrit Pierre Servent, estimant qu’il n’est pas exagéré à ce stade de parler « d’un alignement de planètes entre l’OTAN (dominée par les États-Unis) et l’Union européenne ». Servent poursuit : « L’Union européenne se retrouve donc devant un double défi : nourrir un dialogue transatlantique renouvelé et pertinent (ni soumission ni arrogance vaine – ce dernier point s’appliquant à la France) et renforcer le pilier européen de l’OTAN, notamment son pôle industriel au sein de l’UE. Paris et Berlin doivent désormais assumer un leadership puissant dans ce domaine complexe où les intérêts des industriels ne coïncident pas toujours avec les impératifs de souveraineté nationale. Bruxelles demeure toujours un îlot de vertus dans un monde de brutes, mais il va lui falloir muscler son jeu de jambes et son crochet droit. Heureusement, le mot ‘puissance’ a enfin fait son apparition dans son dictionnaire. Il faut maintenant nourrir sa définition en termes concrets. Maintenant que Berlin a viré sa cuti pacifiste, il faut (que l’Allemagne) assume dans le domaine de la défense un rôle qu’elle a, jusqu’à présent, toujours esquivé pour se concentrer sur son bien-être et son rôle de locomotive économique de ses petits camarades européens. L’autre mot-clef de toute l’affaire est : solidarité. Les Européens doivent faire leur la devise de la Belgique : l’Union fait la force ».

Et de conclure : « Nous tremblons déjà face au molosse russe. Il le sent et cela attise sa rage de carnassier. La guerre se gagne par les armes, mais aussi, surtout, par la confrontation des esprits et des volontés. Il n’y a aucune fatalité dans la domination de la barbarie et de la tyrannie. Il faut conserver cette âme de paix qui est notre bel héritage européen, après deux guerres mondiales dévastatrices, tout en nous préparant à la guerre ». (Olivier Jehin)

Pierre Servent. Le monde de demain. Robert Laffont. ISBN : 978-2-2212-6587-1. 286 pages. 20,00 €

Voter pour le tsar ?

Dans cet article, la philosophe Marion Bourbon analyse la « démocratie plébiscitaire » russe et nous rappelle que « la démocratie ne peut jamais se réduire au vote ou à l’élection, même lorsque celle-ci est ‘libre’ ».

« C’est un paradoxe : le régime russe, qui n’a rien d’un régime démocratique, recourt massivement au vote, le peuple étant appelé aux urnes très régulièrement, que ce soit aux élections locales, parlementaires ou présidentielles, quand il n’est pas sondé (hebdomadairement) par des organismes publics à la demande du Kremlin. On peut difficilement considérer que ces votes aux résultats plébiscitaires traduisent une véritable adhésion populaire, d’abord en raison du faible taux de participation, mais aussi et surtout parce que les élections ne sont, de fait, pas libres, pas plus que toute expression d’une opinion critique vis-à-vis du pouvoir de Poutine, qui expose à la répression », écrit l’auteur. « En privant les citoyens du débat démocratique, en éliminant toute concurrence politique véritable, le régime de Poutine établit le plébiscite comme seule option possible », explique l’auteur, avant d’ajouter : « C’est le peuple lui-même, un peuple imaginaire qui est construit et façonné par l’autocrate à son image, comme son émanation. Il contemple en lui son propre reflet ».

« Le régime plébiscitaire tient dans la mesure où le ‘peuple’ est maintenu dans la plus grande des passivités, sans quoi sa survie est menacée. Il doit donc veiller à assurer les conditions de cette dépolitisation du peuple, à savoir une dépolitisation de l’espace public comme lieu de dissensus démocratique, surtout lorsque celui-ci montre quelques signes de résistance, comme c’est le cas, en particulier, dans la jeunesse russe », affirme Bourbon, avant de souligner : « L’imaginaire impérialiste peut apparaître comme redoutablement efficace : en construisant la figure d’un ennemi extérieur menaçant l’unité nationale (l’Ukraine « nazie », peu ou prou identifiée à l’Occident « anti-russe » et désormais à Satan), la conflictualité interne se trouve (…) projetée à l’extérieur et par là même soldée à l’intérieur. Quoi de mieux qu’une guerre ‘défensive’ pour nourrir le fantasme de l’unité nationale ? »

« À l’extérieur, les soulèvements populaires de Maïdan en Ukraine en 2013-2014 et au Belarus en 2020 sont vécus comme des menaces au régime poutinien lui-même, puisqu’ils incarnent la possibilité d’une réelle alternative au régime russe, celle de la démocratie et de la liberté, dont les citoyens russes pourraient choisir de faire eux-mêmes l’expérience. Face à cette menace de tous les instants, il devient urgent de répliquer par les agressions militaires, mais aussi, à l’intérieur, par une vague sans précédent de réformes réactionnaires visant à resserrer encore la chape idéologique de la propagande. C’est ici que le régime plébiscitaire radicalise ses tendances fascistes : de l’interdiction de l’association Memorial jusqu’à la refonte des programmes éducatifs et au renforcement de la formation militaire ; il s’agit de transformer le peuple spectateur en complice actif de cette guerre », constate l’auteur, non sans souligner plus loin qu’« à l’heure où se pose la question de ‘tenir’ face à la guerre que mène Poutine, il faut peut-être se souvenir que l’unité des peuples démocratiques, celle dont les empires sous-estiment toujours la puissance, a constitué le seul garde-fou contre les guerres impériales ‘défensives’ et les exactions qu’elles autorisent. C’est à ce prix qu’Hitler a été vaincu ».

Pour Bourbon, qui fait ici référence notamment à Eschyle et à l’oraison funèbre de Périclès par Thucydide, « ce que nous rappelle le cas russe, c’est une leçon essentielle qui se trouvait déjà au cœur de la problématisation grecque de la liberté : l’essence du fait démocratique ne peut résider que dans une pratique effective de la délibération collective, qui suppose l’espace-temps du débat et de la critique, c’est-à-dire de l’examen patient où l’on discute et l’on fabrique du commun, et sans lequel le vote ne peut constituer qu’une coquille vide ». Marion Bourbon poursuit : « C’est dire aussi que le danger qui inquiète irréductiblement toute démocratie (…), c’est celui de la passivité et du désengagement. Il est de ce point de vue regrettable que ceux qui en appellent régulièrement au « renouveau » démocratique n’aient de cesse de l’exemplifier par le recours au référendum, voire à l’élargissement de l’« offre » électorale, dans laquelle les citoyens seraient censés mieux se retrouver parce qu’ils y seraient ‘mieux représentés’ ».

Et de conclure : « Ce n’est donc pas le vote qui définit d’abord la démocratie, mais un processus et une dynamique qui définissent un éthos, une manière d’être rendue possible par l’esprit critique (…). Il n’y a pas de démocratie là où ce retour critique et ce dialogue ne sont pas rendus possibles, ce que seule une véritable politique d’éducation peut permettre. Ce n’est pas ailleurs que se joue la capacité d’émancipation des sujets, sans laquelle cet ‘imaginaire collectif instituant’ reste une chimère ».

C’est à lire dans la revue Esprit qui, dans son dernier numéro, consacre un passionnant dossier à la modernité et à son « accomplissement paradoxal ». (OJ)

Marion Bourbon. Voter pour le tsar ? – La démocratie dans le miroir russe. Esprit. N° 493-494, janvier-février 2023. ISSN : 0014-0759. 205 pages. 20,00 €

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