login
login

Bulletin Quotidien Europe N° 13095

10 janvier 2023
Sommaire Publication complète Par article 30 / 30
Kiosque / Kiosque
N° 074

Aux portes de l’Europe

Américain d’origine ukrainienne, l’auteur de cette grande fresque historique est directeur de la chaire d’histoire de l’Ukraine de l’université Harvard. En à peine 550 pages, Serhii Plokhy nous fait parcourir les 2 500 ans qui séparent Hérodote, premier historien à évoquer les steppes pontiques, de la guerre coloniale menée par Poutine pour dépecer l’Ukraine, à défaut de pouvoir la contrôler dans son entièreté.

« L’Europe est une partie importante de l’histoire ukrainienne, de même que l’Ukraine est partie prenante de l’histoire européenne. Située à l’extrémité occidentale de la steppe eurasienne, elle a été une porte d’entrée vers l’Europe pendant de nombreux siècles. Parfois, lorsque les portes étaient fermées à la suite de guerres ou de conflits, l’Ukraine a contribué à arrêter les invasions étrangères venues de l’est ou de l’ouest ; lorsque les portes étaient ouvertes – comme ce fut le cas pendant la majeure partie de l’histoire ukrainienne – elle a servi de pont entre l’Europe et l’Eurasie, facilitant la circulation des personnes, des biens et des idées. Au fil des siècles, elle a aussi été le lieu de rencontre (et le champ de bataille) de divers empires, des Romains aux Ottomans, des Habsbourg aux Romanov. Au 18e siècle, l’Ukraine était gouvernée depuis Saint-Pétersbourg et Vienne, Varsovie et Istanbul. Au 19e siècle, seules les deux premières capitales maintenaient leur emprise. Dans la seconde moitié du 20e siècle, Moscou régnait en maître sur la majorité du territoire ukrainien. Chacun de ces empires a revendiqué des territoires et prélevé du butin, laissant son empreinte sur le paysage et le caractère de la population, contribuant ainsi à former son identité singulière et son ethos comme pays frontière », explique l’auteur dans son introduction.

« L’hymne national ukrainien commence par les mots : ‘L’Ukraine n’a pas encore péri’, ce qui n’est guère optimiste pour entonner une chanson, quelle qu’elle soit », observe plus loin Plokhy, qui s’empresse d’ajouter qu’il en va de même pour l’hymne polonais écrit en 1797, soixante-cinq ans avant celui de l’Ukraine (1862). Sans obérer le fait que la Pologne a longtemps cherché à contrôler différentes parties de l’Ukraine, l’auteur entend ainsi souligner que les deux nations ont vécu le même destin tragique, constitué de partages successifs entre différents empires et de domination/colonisation russe et/ou soviétique en particulier.

Si ce n’est qu’en 1476 que le premier tsar, Ivan III, déclara son indépendance de la Horde d’or en refusant de payer le tribut aux khans, les dernières décennies du 15e siècle furent marquées par les revendications de la Moscovie sur les autres terres rus’ (terme d’origine viking) et un conflit de longue haleine avec le grand-duché de Lituanie autour de l’héritage de la Rus’ de Kiev. « Au début du 16e siècle, les grands-ducs durent reconnaître la souveraineté du tsar sur deux de leurs anciens territoires : Smolensk et Tchernihiv. C’était la première fois que la Moscovie établissait sa domination sur une partie de ce qui est aujourd’hui l’Ukraine », souligne l’auteur. À la même époque, « les Ukrainiens, qui constituaient la majorité absolue de la population des régions frontalières au nord de la mer Noire et qui se déplaçaient dans les steppes à la recherche de céréales, devinrent les principales cibles et victimes de l’économie esclavagiste de l’Empire ottoman », note l’auteur, qui rappelle que « les estimations du nombre d’Ukrainiens et de Russes déversés sur les marchés aux esclaves de Crimée aux 16e et 17e siècles varient d’un million et demi à trois millions ».

« Le soulèvement des Cosaques qui débuta au printemps 1648 (…) était la septième importante insurrection des Cosaques depuis la fin du 16e siècle. La République des deux nations (Pologne et Lituanie : Ndr) avait écrasé les six précédentes, mais cette dernière se révéla trop grave pour être réprimée. Elle (…) donna naissance à un État cosaque (Hetmanat : Ndr) que beaucoup considèrent comme le fondement de l’Ukraine moderne. Elle marqua aussi le début d’une longue période d’intervention de la Russie en Ukraine », écrit Plokhy, qui relate par ailleurs le contexte de « la fondation du mythe, encore accepté aujourd’hui par la plupart des Russes, sur les origines kiéviennes de leur nation ». C’est en effet en 1674, « alors que la ville se préparait à une attaque ottomane et que les Polonais réclamaient à la Moscovie sa restitution » que parut à Kiev un premier « manuel » d’histoire rus’, au long titre de style baroque : « Synopsis, ou bref recueil de diverses chroniques sur l’origine de la nation slavo-russe et sur les premiers princes de la ville divinement protégée de Kyiv et sur la vie du saint et pieux grand prince de Kyiv et de toute la Rus’, le premier autocrate, Volodymyr ». Kyiv y apparaît comme « la première capitale des tsars de Moscou et le lieu de naissance de l’orthodoxie moscovite », constate l’auteur, qui ajoute : « Une ville, par conséquent, qui ne pouvait absolument pas être abandonnée aux infidèles ou aux catholiques. Les références à la nation slavo-russe – qui, selon les auteurs du Synopsis, réunissait la Moscovie et l’hetmanat cosaque en un seul corps politique – donnaient plus de force à cette argumentation ».

Alors que l’annexion officielle de la Crimée à l’Empire russe n’a lieu qu’en 1783, le 18e siècle est marqué par « la colonisation massive des steppes méridionales de l’Ukraine ». « À mesure que la ligne des forteresses russes se déplaçait vers le sud et que l’Empire absorbait de nouveaux territoires, à la suite des guerres russo-turques et de l’annexion de la Crimée, toutes les terres zaporogues (du nom des Cosaques établis au-delà des rapides du Dniepr disparus dans la construction du barrage hydraulique de Zaporijjia : Ndr) intégraient une province impériale appelée Nouvelle Russie », écrit l’auteur, non sans souligner que « ses frontières ont changé au fil du temps, tantôt incluant, tantôt excluant la région du fleuve Donets et la Crimée, mais elle n’a jamais compris la région de Kharkiv, en Ukraine Sloboda, comme le prétendent les idéologues russes de la partition de l’Ukraine en 2014 ». Il affirme aussi qu’en dépit de ses origines impériales et de son caractère multiculturel, « la province de la Nouvelle Russie était largement ukrainienne dans sa composition ethnique ».

Si le 20e siècle est marqué par les deux guerres mondiales, qui feront de l’Ukraine un champ de bataille, il l’est aussi par le développement industriel du Donbass, la construction de Zaporijjia et la grande famine (holodomor en ukrainien) orchestrée par Staline. « Au total, près de quatre millions de personnes ont péri en Ukraine à cause de la famine, qui a décimé le pays : un habitant sur huit a succombé à la faim entre 1932 et 1934 », rappelle Serhii Plokhy. Au cours du siècle, trois tentatives de proclamation de l’indépendance vont se succéder, en 1918, d’abord à Kyiv, puis à Lviv, en 1939 en Transcarpatie et en 1941 à Lviv. La quatrième sera la bonne, à l’issue du référendum du 1er décembre 1991, dont « les résultats furent stupéfiants, même pour les plus optimistes des partisans de l’indépendance » : « Le taux de participation atteignit 84% et plus de 90% des votants avaient soutenu l’indépendance », rappelle l’auteur.

À la fin du mois d’août précédent, peu après que le Parlement ukrainien eut voté en faveur de l’indépendance, « Eltsine demanda à son attaché de presse de faire une déclaration selon laquelle, si l’Ukraine et d’autres républiques proclamaient leur indépendance, la Russie serait en droit d’ouvrir la question de ses frontières avec ces républiques », écrit Plokhy, qui ajoute : « L’attaché de presse d’Eltsine indiqua la Crimée et les confins orientaux de l’Ukraine, y compris la région houillère du Donbass, comme zones possibles de dissension. La menace brandie était la partition de l’Ukraine, si elle s’obstinait dans la voie de l’indépendance », mais « Eltsine n’eut ni la volonté politique ni les moyens nécessaires pour mettre sa menace à exécution ». À défaut d’avoir démontré à ce jour sa capacité de parvenir à une partition définitive, Poutine a clairement prouvé, d’abord en 2014 et à nouveau depuis février 2022, qu’il en a la volonté, quel qu’en soit le coût à payer, tant par les Russes que par les Ukrainiens. (Olivier Jehin) 

Serhii Plokhy. Traduit de l’anglais par Jacques Dalarun. Aux portes de l’Europe – Histoire de l’Ukraine. Bibliothèque des histoires. Gallimard. ISBN : 978-2-0729-9953-6. 550 pages. 32,00 €

The Sanctions Roulette in Southeast Europe

Dans cet article publié dans la revue Südosteuropa Mitteilungen, Jens Bastian (SWP) analyse les complexités attachées à l’établissement du régime de sanctions visant la Russie et la manière dont réagissent les pays de l’Europe du Sud-Est.

Trois pays – la Serbie, la Bosnie-Herzégovine et la Turquie – ont refusé d’adopter les différents paquets de sanctions successifs. À l’inverse, le Monténégro, l’Albanie, le Kosovo et la Macédoine du Nord ont suivi les lignes directrices de l’UE et adopté les sanctions. La Macédoine du Nord a même donné des chars T-72 de conception soviétique et quatre chasseurs Su-25 aux forces armées ukrainiennes. « Cette divergence reflète des différences persistantes en politique étrangère et les contraintes institutionnelles internes des pays de la région. Elle souligne aussi les récents changements dans la composition de gouvernements (par exemple au Monténégro et en Macédoine du Nord). Enfin, l’appartenance à l’Alliance atlantique (Monténégro, Albanie et Macédoine du Nord) est également un facteur important, sauf dans le cas de la Turquie », observe l’auteur, qui souligne par ailleurs que différents États membres (Hongrie, Bulgarie, Slovaquie, République tchèque, Grèce, Malte et Chypre) ont obtenu des exemptions (pétrole livré par oléoduc, notamment) ou bloqué des mesures restrictives (celles visant le patriarche Kirill, par exemple).

« La Serbie, la Bosnie-et-Herzégovine et la Turquie visent à sécuriser leurs intérêts particuliers avec la Russie en bravant les sanctions économiques adoptées par l’UE. Israël se joint à ce trio de pays dans le sud-est de l’Europe et la Méditerranée orientale. Ils ne veulent pas être entraînés dans une compétition géopolitique binaire entre la Russie et les États-Unis ou la Russie et l’UE. Le refus de réduire les relations avec la Russie après l’invasion de l’Ukraine n’est dès lors pas une surprise », écrit Bastian, rappelant que « durant les deux dernières décennies, la Serbie, la Bosnie-et-Herzégovine, la Turquie et Israël se sont tous tournés vers la Russie et la Chine, bien que ce soit pour des raisons et des objectifs très différents ». Le chercheur explique cette proximité en partie par la perte d’influence de l’administration américaine en Europe du Sud-Est et en Méditerranée orientale. « La Chine, plus récemment, et la Russie, plus traditionnellement, ont rempli ce vide institutionnel et établi des ancrages stratégiques », écrit Bastian, qui souligne aussi le désillusionnement en Serbie, Turquie et Bosnie et Herzégovine concernant le processus d’adhésion à l’UE. « L’invasion russe en Ukraine et le débat relatif aux sanctions contre la Russie a en fait accéléré cette dynamique », estime l’auteur, avant d’ajouter : « Il reste à voir combien de temps un tel exercice d'équilibre entre Washington, Moscou, Pékin et Bruxelles peut persister ». (OJ)

Jens Bastian. The Sanctions Roulette in Southeast Europe. Südosteuropa Mitteilungen. 04/2022. ISSN : 0430-174X. 15,00 €

Europe de l’Est et Union européenne

Alors que l’Union européenne est confrontée à une fracturation liée aux progrès d’un courant de pensée antilibéral, nationaliste et antieuropéen, qui remet en question les valeurs de l’Union européenne et le principe de primauté du droit de l’Union posé par la Cour de justice, cet ouvrage collectif examine les facteurs de plus en plus nombreux de la différenciation entre l’Est et l’Ouest de l’Union européenne.

Outre les systèmes de partis politiques, la perception du concept de nation ou encore l’identité européenne et les identités nationales, l’ouvrage rassemble des contributions thématiques, à l’instar de celle de Vincent Fromentin sur les migrations intra-européennes de travailleurs. « L’immigration intra-européenne permet d’équilibrer rapidement l’offre et la demande sur le marché du travail en fonction des fluctuations économiques sans avoir d’incidences graves sur l’économie du pays d’accueil. La littérature économique est quasiment univoque : l’immigration a des effets négligeables, et même parfois positifs, sur le marché du travail, et plus précisément sur les salaires et l’emploi », écrit l’auteur, qui estime cependant que « la migration intra-communautaire ne peut pas encore jouer pleinement le rôle de facteur d’ajustement sur les marchés du travail, en raison de la faiblesse structurelle des flux intra-communautaires (comparée à la mobilité entre les régions des États-Unis par exemple) ».

« L’ajustement des marchés du travail au sein de la zone euro nécessite une évolution continue vers une plus grande libre circulation de la main-d’œuvre au sein de l’Europe, qui va de pair avec la libre circulation des biens et des services. La libre circulation des travailleurs est une condition préalable au bon fonctionnement d’une économie vraiment européenne », affirme Fromentin, qui rappelle aussi que « la compétitivité économique des pays, des grandes villes ou des ‘clusters’ spécialisés dépend de l’afflux de migrants hautement qualifiés en provenance de diverses régions d’Europe et du monde ». Et l’auteur de conclure : « Cette libre mobilité des travailleurs européens prend et prendra d’ailleurs tout son sens au regard des nouveaux défis de l’Union européenne : l’évolution technologique (automatisation et digitalisation), la demande croissante de travailleurs hautement qualifiés au détriment de la main-d’œuvre peu qualifiée, le vieillissement de la population et la réduction du nombre de travailleurs nés dans certains pays européens, et la concurrence internationale accrue ». (OJ)

Yves Petit (sous la coordination de). Europe de l’Est et l’Union européenne – Quelles perspectives ? Bruylant. ISBN : 978-2-8027-6946-0. 366 pages. 75,00 €

Sommaire

DROITS FONDAMENTAUX - SOCIÉTÉ
POLITIQUES SECTORIELLES
ÉCONOMIE - FINANCES - ENTREPRISES
ACTION EXTÉRIEURE
RÉPONSE EUROPÉENNE À LA COVID-19
BRÈVES
CORRIGENDUM
Kiosque