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Bulletin Quotidien Europe N° 12985

5 juillet 2022
Sommaire Publication complète Par article 27 / 27
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N° 063

Pour un monde en commun

Originaire du Cameroun, Achille Mbembe est professeur d’histoire et de sciences politiques à l’université de Witwatersrand à Johannesburg. Haut fonctionnaire français, Rémy Rioux dirige l’Agence française de développement depuis 2016. Avec la complicité de Séverine Kodjo-Grandvaux, journaliste au Monde, ces deux personnalités croisent leurs regards sur l’Afrique, l’Europe, l’humanité et même le monde du vivant dans sa globalité. Histoire, économie, sociologie, écologie et philosophie dialoguent à travers cet entretien jusqu’à esquisser des pistes pour la réparation du monde.

 « Dans moins de 80 ans, en 2100, l’Afrique représentera, selon toute vraisemblance, 40% de la population mondiale, avec plus de 4 milliards d’individus. Berceau de l’humanité, elle hébergera un jeune sur deux et deviendra le continent à la fois de notre passé, de notre présent et de notre futur », écrit Séverine Kodjo-Grandvaux en introduction à cet ouvrage qui laisse entrevoir l’Afrique comme « une métaphore de la marche générale du monde et non plus, dans son exotisme supposé, comme un monde à part ». Elle est tout à la fois « métaphore d’un monde où les enjeux climatiques s’expriment peut-être plus intensément qu’ailleurs, où des forces de mort tentent de contrôler toute pulsion de vie dans la bande sahélienne et l’Afrique centrale, où le vivant est en proie à l’extractivisme » et « métaphore d’un monde qui se retrouve à un point de bascule, où les questions locales croisent les défis planétaires et qui, après avoir été ‘l’un des laboratoires du néolibéralisme dans le monde’, se retrouve être l’un des laboratoires où s’invente demain ».

« La recrudescence des zoonoses appelle des réponses collectives qui passent par une réduction simultanée des inégalités pour être efficaces. Nos vulnérabilités multiples – économiques, environnementales, sociales, donc politiques – se combinent en une géopolitique nouvelle dont nous n’avons pas encore pris toute la mesure et qui remet en cause classements et distinctions établis entre les nations. Tout ce que nous avions cru pouvoir rassembler sous le vocable finalement rassurant de ‘développement’ a muté, excède désormais les catégories établies et remet en cause nos modes usuels de prise de décision », constate Rémy Rioux, qui estime aussi que « les pays émergents sont devenus les moteurs de la croissance mondiale » et que « l’Afrique (…) prend progressivement le relais pour transformer à son tour en profondeur, par le poids de sa démographie et la structuration progressive de ses marchés intérieurs, les chaînes de valeur et les rapports de puissance ». « En fait, y compris pour les grandes puissances, il n’y a plus de souveraineté que partagée avec d’autres États, avec des grands groupes industriels, des banques, des villes et toutes sortes de conglomérats et d’acteurs non souverains », constate Achille Mbembe, qui affirme : « Coloniser un autre pays, l’occuper militairement ou chercher à en changer le régime politique par la force des armes relève désormais soit d’un idéalisme rudimentaire, soit de l’illusion ».

Pour Rémy Rioux, « c’est une nouvelle géopolitique qui est en train de naître, plus complexe que le schéma binaire et survendu de la rivalité États-Unis/Chine, et dans laquelle l’Afrique comme l’Europe – ensemble peut-être ? – ont leur place ». Une géopolitique qui appelle une diplomatie du vivant « que l’Afrique et l’Europe peuvent et doivent inventer ensemble ». « Il y a entre nos deux régions tant à combiner et à gérer en commun, sur le plan démographique, économique, environnemental et culturel. Et déjà, je crois, les germes d’un dépassement de nos seuls intérêts », estime Rioux, avant d’ajouter : « La diplomatie se présente souvent, sous la plume de Kissinger et de ses nombreux émules, comme un art réaliste et précis – un rien pessimiste aussi – dont l’unique fonction serait de rétablir les équilibres entre les puissances. Mais cet art immémorial, pour légitime et nécessaire qu’il soit, ne suffit plus face à la gravité des crises contemporaines, quand c’est l’ensemble de notre écosystème et donc de toutes les puissances simultanément qui sont déstabilisées. Il faut agir et pas seulement maintenir. Il nous faut désormais ajouter à l’intelligence des contextes le souci de long terme et une capacité d’investissement rapide ».

En Afrique, « l’État postcolonial étant devenu, en bien des pays, une machine de destruction des moyens d’existence, il ne s’agit pas de se replier sur le localisme, mais de s’appuyer sur les différentes possibilités locales dans le but d’effectuer des transformations de plus grande échelle », estime Mbembe, qui poursuit : « L’une des priorités, dans ce cadre, est de déconfiner le continent, de l’ouvrir largement sur lui-même, de le transformer en vaste espace de circulation. La carte spatiale de ces possibilités ne correspondant pas exactement à celle des États officiels, il est en effet urgent de prendre les devants, d’accompagner l’inévitable cycle de mobilités internes qui résultera de la poussée démographique, de rouvrir la question des frontières internes, en vue de les réaménager. Le moment est donc venu de remettre en cause le principe d’intangibilité des frontières qui, depuis 1963, sert de clé de voûte à l’architecture politique intracontinentale ». « Poussée jusqu’au bout, la logique de la déclosion devrait aboutir à l’abolition pure et simple des frontières intra-africaines », affirme Mbembe, tout en reconnaissant que cela suscitera des problèmes et en privilégiant plutôt « une réflexion sur leur porosité et leur dépassement » dans le cadre des ensembles régionaux et continentaux. « Sur le moyen terme, il s’agit de les réaménager grâce à un vaste programme d’investissements transfrontaliers », explique Mbembe, avant de préciser : « Ce devrait, au demeurant, être le seul et unique rôle d’une institution telle que la Banque africaine de développement (BAD). Ses fonds ne devraient être alloués qu’à des initiatives transfrontalières et transétatiques. Contribuer à faire de l’Afrique un vaste espace de circulation interne devrait par ailleurs figurer au tout premier plan d’un nouveau pacte avec l’Europe ».

Selon Mbembe, « l’Afrique est (…) arrimée de façon à la fois verticale et transversale à plusieurs mondes. Dans ce faisceau de relations, la France et, au-delà, l’Europe, mais aussi l’Amérique et les mondes indo-océaniques et arabo-musulmans occupent une place signifiante ». Et d’ajouter : « La part africaine de l’Europe et du Nouveau Monde et la part européenne de l’Afrique ne ressortissent pas du verbe. Qu’on le veuille ou non, l’Afrique s’est aussi faite chair en l’Europe, en les Amériques, tout comme l’Europe s’est faite chair en l’Afrique. Cette ‘co-naissance’, ce double engendrement ou cette incarnation réciproque est un fait objectif dont on n’a pas suffisamment dégagé toutes les conséquences philosophiques, politiques, économiques et culturelles ».

« L’Afrique a connu des avancées majeures en termes de mortalité infantile (divisée par trois en cinquante ans), d’accès à l’eau (de 50% en 2000 à 66% en 2017) comme à l’électricité (de 29% en 1990 à 53% en 2017, soit un progrès pour 470 millions d’Africains), de scolarisation (18,5% des dépenses publiques en Afrique contre 14% dans le monde) ou encore d’inclusion bancaire portée par le succès de la téléphonie mobile (un nombre d’utilisateurs de paiements électroniques douze fois plus élevé qu’ailleurs dans le monde) », souligne Rémy Rioux, qui constate aussi que « l’Afrique compte (…) désormais sur une fibre entrepreneuriale évidente, si l’on considère les 7 000 start-up innovantes recensées sur le continent, qui suscitent d’ailleurs l’intérêt croissant d’investisseurs du monde entier, avec 2 milliards d’euros levés en 2019, soit un doublement par rapport à l’année précédente ». « L’Afrique détient indéniablement les clefs de sa réussite », assure Rioux.

L’ouvrage contient aussi de belles pages sur le racisme, les crimes de la colonisation et de l’esclavage, les blessures toujours vives et l’indispensable travail de réconciliation qui doit encore être mené. « Comment désactiver le racisme pour que l’on puisse enfin engager un dialogue d’égal à égal et construire un récit partagé ? », s’interroge Achille Mbembe, qui s’empresse de répondre : « Certainement pas en érigeant l’Occident en bouc émissaire général. L’Afrique doit se poser des questions qui la mettent en jeu de façon aussi radicale que celles qui mettent en jeu les autres. La colonisation ne représente qu’un segment dans le temps long de nos sociétés. Comment se fait-il qu’un événement d’une telle brièveté, parenthèse relativement courte dans un fil plus long, se soit soldé par tant de lésions, au point d’être tenu pour le miroir de chacun des moments de notre durée historique, de notre horizon d’immanence ? Que gagnons-nous à nous accrocher à la colonisation, comme si sans elle, il n’existait plus aucun intermédiaire entre nous, le temps et le langage ? Comment se fait-il que la France continue d’apparaître dans notre imaginaire à la manière d’un membre fantôme ? Peut-être avons-nous besoin de faire, quelque part, le deuil de la France. C’est ce qu’une décolonisation véritable aurait exigé ». Et plus loin : « La vérité, seule, permet de décoloniser les imaginaires (c’est vrai en Afrique, mais aussi à l’intérieur de l’Europe : ndr). L’on en sortira aussi en combattant résolument le racisme. Car l’éveil à une nouvelle conscience planétaire ne sera guère possible si l’on ne comprend pas que le racisme constitue, au même titre que la dégradation de la biosphère, l’un des graves dangers qui pèsent sur l’espèce humaine en général et sur d’autres espèces, animales et végétales ».

Pour Rémy Rioux, « se réconcilier, c’est d’abord accueillir les autres, dans toute leur singularité, se mettre à leur place, sortir du mimétisme qui conduit à la guerre. Se réconcilier, c’est chercher la vérité, vérité historique pour objectiver les différends, vérité technique pour définir les solutions. Car, on ne se réconcilie vraiment que dans l’action, en s’engageant dans un nouveau projet qui change concrètement la vie de ses enfants et de sa communauté. Demander pardon, offrir des réparations, cela reste au fond une autre forme de la séparation, tournée vers le passé plus que vers l’avenir. Se réconcilier est un chemin plus ardu sans doute, mais aussi plus prometteur, car il peut permettre de poursuivre et de renouveler les relations, même les plus douloureuses et les plus dégradées ».

Et c’est finalement à une solidarité des mémoires qu’appelle Achille Mbembe : « Chaque humain massacré, chaque culture détruite, chaque visage effacé et chaque vie oubliée, y compris la vie des espèces animées non humaines, nous implique et nous interpelle. Nous avons besoin non de pacifier les mémoires, mais de faire place à chaque récit mémoriel, dans la plus radicale égalité, y compris celles d’expériences ou de tragédies qui ne sont pas directement les nôtres. C’est ainsi que nous communierons aux souffrances non des ‘Autres’, mais de toute l’humanité. Sans ces deux principes de droit égal à la narration pour chaque mémoire et de solidarité entre toutes les mémoires de la souffrance humaine, nous ne sortirons pas des guerres stériles de mémoires et d’identités. C’est la raison pour laquelle, il faut arrêter de lier les luttes pour la mémoire aux luttes identitaires, surtout là où l’identité est elle-même comprise comme différence insurmontable. Les seules luttes qui valent la peine aujourd’hui sont celles qui visent à réparer le monde. C’est la raison pour laquelle la politique de la différence et de l’identité doit être remplacée par la politique de l’en-commun ». (Olivier Jehin)

Achille Mbembe, Rémy Rioux. Un monde en commun – Regards croisés entre l’Afrique et l’Europe. Actes Sud. ISBN : 978-2-3301-6217-7. 179 pages. 19,00 €

Accord institutionnel avec la Suisse : retour sur un échec

Dans cet essai, le professeur René Schwok revient sur l’échec de l’accord institutionnel entre l’Union européenne et la Suisse. Il rappelle que, si l’idée d’un accord institutionnel revient aux autorités suisses, qui souhaitaient consolider la voie bilatérale et unifier les comités mixtes de gestion, l’Union européenne a cherché par la suite à orienter l’accord vers davantage d’intégration institutionnelle de la Confédération dans le système de l’UE. Huit ans de pourparlers et cinq ans de négociation auront été nécessaires pour parvenir à un accord en 2018, finalement rejeté par le Conseil fédéral, le 25 mai 2021, à la stupeur générale.

Pourtant, l’Union européenne avait été beaucoup moins intransigeante avec la Suisse qu’avec d’autres partenaires, notamment en raison de l’importance de la relation commerciale (en 2020, l’UE a exporté vers la Suisse des marchandises pour une valeur de 142,37 milliards d’euros, soit 7,37% de ses exportations totales, ce qui fait de la Suisse le 4e partenaire commercial, juste derrière les États-Unis, le Royaume-Uni et la Chine) et du grand nombre de résidents européens en Suisse (1,4 million en 2019) et de travailleurs frontaliers (341 000). L’UE a ainsi renoncé à la reprise automatique des développements du droit européen dans la législation suisse, y substituant une « reprise dynamique ». « Cela signifie que la Suisse aurait pu bénéficier de délais suffisamment longs pour pouvoir continuer à décider de manière autonome de la reprise de chaque développement du droit de l’UE, conformément à ses procédures d’approbation internes (ce qui inclut la possibilité d’un référendum) », souligne Schwok, qui note aussi que la Suisse s’était vu accorder le droit de participer à l’élaboration des nouvelles législations entrant dans le champ d’application de l’accord.

Mais, observe l’auteur, au terme d’une analyse des positionnements politiques en Suisse, l’accord s’est heurté à un mur syndical et à l’opposition traditionnelle des conservateurs de l’UDC à toute forme d’intégration européenne sur fond de discours catastrophiste. Les adversaires de l’accord prétendaient que « les salaires ne seraient plus protégés, qu’il y aurait une immigration massive attirée par la protection sociale suisse, que la fonction publique suisse serait remise en cause et que la plupart des aides d’État seraient abolies », rappelle Schwok. Des discours d’autant plus aberrants que le travail détaché, qui en était l’objet, ne touche qu’environ 0,7% de la main-d’œuvre en Suisse, « essentiellement dans les secteurs de la construction, de l’agriculture et du tourisme où les citoyens suisses ne travaillent pratiquement pas ». « L’introduction de la directive (sur les droits des citoyens de l’UE) aurait certes impliqué des coûts supplémentaires pour la Suisse, mais ils auraient été modestes : entre 25 millions de francs et 75 millions de francs par an dans le pire des cas », note l’auteur en évoquant « une goutte d’eau dans l’océan des dépenses sociales suisses (168 milliards de francs par an) ».

Pour l’auteur, qui rappelle qu’il y a souvent en Suisse une perception erronée de la supposée impotence de l’UE, minée par des divisions internes et incapable de s’imposer face à des États tiers comme le Royaume-Uni, la Turquie ou la Russie, « la décision du Conseil fédéral est le reflet de la croyance dans la force de la Suisse dans ses rapports avec l’Union européenne ». (OJ)

René Schwok. Accord institutionnel : retour sur un échec. Fondation Jean Monnet. Collection Débats et Documents n° 25, mars 2022. ISBN : 977-2-2967-7100-1. 66 pages. Cette étude peut être téléchargée gratuitement sur le site de la fondation : http://www.jean-monnet.ch

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