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Bulletin Quotidien Europe N° 12958

24 mai 2022
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N° 060

Souveraineté et solidarité, un défi européen

 

37 contributions d’autant d’auteurs composent cet ouvrage coordonné par l’historienne Nathalie de Kaniv et l’ancien directeur de l’OCCAR Patrick Bellouard. Une telle diversité permet d’atteindre l’objectif de décryptage des notions de souveraineté et de solidarité, dans le cadre d’une réflexion globale sur « le devenir de l’Europe » voulue par l’association EuroDéfense-France.

 

Le concept de souveraineté européenne a-t-il une légitimité ? C’est par cette question que s’ouvre l’ouvrage. La philosophe Martine Méheut y répond, en nous rappelant tout d’abord que « la souveraineté est (…) absolue ou elle n’est pas ». Dans une conception française qui remonte au 16e siècle, « elle implique le centralisme d’un pouvoir solitaire, surplombant, indivisible ». L’auteur affirme que « l’Europe ne sera jamais un État-nation qui implique concentration du pouvoir souverain, relation de commandement et d’obéissance, reconnaissance des droits individuels mais non collectifs et, surtout, uniformisation sans reconnaissance de la diversité ». « Mais elle ne sera jamais, non plus, une organisation politique selon le modèle d’un État fédéral centralisé », ajoute-t-elle, avant de poursuivre : « Et pourtant, si l’on veut bien accepter de sortir de la mystification de la souveraineté nationale, il faut faire place à un mode décisionnel européen qui exige non seulement solidarité, mais partage pour protéger les biens communs, au détriment, si nécessaire, de la défense exclusive des intérêts nationaux. Il s’agit aujourd’hui d’admettre que l’État ne détient plus le pouvoir suprême et, en conséquence, qu’il n’est plus non plus le véritable décideur garant d’un pouvoir régalien ». Et de conclure : « Il y a longtemps que nous savions que l’autarcie était un vain mot dans le contexte de la mondialisation. Il s’agit maintenant d’accepter de rompre le couple autonomie-souveraineté pour assumer celui d’autonomie-harmonisation ordonnée. Pour y parvenir, le principe de subsidiarité prend tout son sens dans une problématique d’approche globale et de convergence d’actions, la solidarité entre les États pouvant aller jusqu’à la péréquation des charges et la redistribution des gains. L’enjeu d’une véritable Europe politique le requiert ».

 

Au terme d’une « histoire de la souveraineté en Europe », certes brossée à grands traits, mais d’autant plus agréable à lire, l’ancien préfet de région Cyrille Schott observe : « Perpétuité de l’Union, affirmation d’une justice supérieure et d’un corps de droit s’imposant aux États membres et à tout citoyen européen, travail d’organes de gouvernement centraux, monopole monétaire dans la zone euro, ces éléments évoquent ceux utilisés par les royaumes de la fin du Moyen Âge pour forger leur souveraineté interne face aux principautés féodales ». Pour autant, l’Union européenne n’est pas un empire et n’a pas vocation à le devenir : « Si un État veut s’en retirer, si un peuple veut la quitter, il en a la possibilité, ainsi qu’en atteste le départ du Royaume-Uni. La perpétuité de l’Union repose sur la pérennité de l’assentiment des peuples ». Et les États conservent leurs prérogatives exclusives en matière de police, sécurité et défense. « Grâce à leur avance dans l’économie, les sciences, les armes et l’organisation de l’État, les Européens, bien que désunis, ont su conquérir au 20e siècle des empires. Ce temps est révolu. À présent, les États-continents (il fait référence à la Chine, la Russie, les États-Unis), ces nouveaux empires, menacent la souveraineté des Européens, s’ils restent dans l’isolement », constate Cyrille Schott, qui poursuit : « Par rapport à l’époque médiévale où le sujet de la souveraineté est entré dans l’histoire, la scène où la décision tombe a changé de dimension, de même que la puissance des acteurs en présence. Alors, la scène était réduite à l’Europe, où les royaumes à l’extension limitée se voulaient souverains face au pape, une autorité spirituelle dépourvue, malgré sa conviction, du glaive temporel, et à un empereur affaibli par sa rivalité avec le premier et les discordes au sein de l’empire. Aujourd’hui, la scène s’est déplacée et est devenue mondiale ; quant aux acteurs envers lesquels l’Europe doit relever le défi de la souveraineté, ce sont des États à l’extension continentale et à la puissance planétaire. La souveraineté internationale, pas plus que jadis, ne sera pas offerte. Elle s’édifie face à un autre, qui, par sa force d’adversaire, de concurrent ou de protecteur, veut imposer sa propre souveraineté. Cette construction de la souveraineté de l’Europe n’a de chances d’aboutir que dans l’unité des nations européennes ».

 

« Dans le contexte sécuritaire actuel, où les États européens, largement exposés aux mêmes menaces sécuritaires, ne peuvent prétendre se défendre individuellement et où la garantie de sécurité américaine devient incertaine, le renforcement de leurs solidarités devient indispensable », souligne le général Jean-Paul Perruche, ancien directeur de l’état-major de l’UE. Et il ajoute : « Dans le rapport de force imposé par les États-continents (Chine, Inde, États-Unis, Russie…), l’autonomie stratégique ne peut être atteinte au plan national. C’est donc bien au niveau européen que doit être conçu le système opérationnel permettant de relever les défis sécuritaires. Le modèle traditionnel de coalitions de circonstance ne paraît ni suffisant ni adapté aux impératifs de réactivité et d’unité d’action. Pour être efficace, ce système de défense collectif européen doit être plus intégré, ce qui pose le problème central de l’exercice de l’autorité et de la responsabilité, et donc de la souveraineté ». « Une union d’États ne peut produire de la puissance que si toutes les forces tirent dans le même sens. Dans la défense, il faut donc des objectifs communs, un commandement unique, un langage commun et des capacités homogènes ou interopérables », rappelle Jean-Paul Perruche, avant de poursuivre : « Le système de coopération intergouvernemental actuel décalqué de celui de l’OTAN est insuffisant. À la différence de l’OTAN, où un pays (les États-Unis) peut à lui seul assurer la crédibilité militaire des engagements décidés en commun, l’UE doit trouver la voie pour constituer un système multinational crédible assurant unité d’action et puissance. Il doit donc être intégré ». « Le niveau d’ambition de ce système doit d’abord être en harmonie avec les objectifs poursuivis en matière de politique étrangère et de défense. Le préalable est donc de répertorier l’ensemble des besoins de défense européens en distinguant ceux qui sont communs à tous les États, ceux qui sont partagés par des groupes d’États et ceux qui sont spécifiques à chaque État afin de mettre en regard le système adapté : commandement centralisé européen, nation-cadre en coalition ou engagement national avec appui européen », explique l’auteur, pour qui « la réalisation d’un véritable livre blanc de la sécurité et de la défense, stade ultime de la Boussole stratégique, fixant les menaces prioritaires pour l’UE et ses États membres, est indispensable ».

 

Bertrand de Cordoue, ancien directeur (recherche et technologie) au sein de l’Agence européenne de défense, appelle à « ne pas vider de son sens le concept de souveraineté européenne que la France s’emploie depuis de nombreuses années à promouvoir auprès de ses partenaires en le mettant trop ostensiblement au service d’intérêts industriels nationaux ». « Exporter des équipements français vers des pays européens est une bonne chose, notamment lorsque ce choix est fait au détriment d’une offre américaine, mais prétendre que c’est une avancée pour l’Europe de la défense peut susciter une défiance immédiate et parfaitement compréhensible quant à la réalité des intentions françaises », estime l’auteur à juste titre. C’est aussi ce type d’attitude qui a conduit au rejet par les autres Européens du concept de « préférence européenne » promu par les Français.

 

« Quand Paris comprendra-t-il enfin en politique les mots ‘perception’ et ‘l’autre’ avant de lancer publiquement des idées ? », interroge Joachim Bitterlich, ancien conseiller diplomatique du chancelier Helmut Kohl, dans un article qui met en lumière toutes les maladresses diplomatiques et les incompréhensions qui freinent les progrès vers la souveraineté et la solidarité européenne. « En réalité, Paris et Berlin ne se trouvent pas sur la même longueur d’onde sur un certain nombre de sujets, mais n’ont pas su trouver le chemin du dialogue pour aplanir leurs différences au cours des vingt dernières années, d’où il ressort un risque élevé d’une perception erronée des deux côtés. Parfois, j’ai l’impression qu’Allemands et Français ont besoin d’un ami-arbitre qui leur montre le chemin à suivre », écrit Joachim Bitterlich, qui n’en reconnaît pas moins que sur certains sujets, la défense en particulier, « la France se trouve aujourd’hui face à une Allemagne en réalité divisée ». Comment sortir de ce blocage ? « Au départ, il importe de répondre à une question préliminaire qui semble critique pour mes compatriotes allemands : que veut la France ? « Une France forte dans une Europe forte » est un slogan que nous entendons. S’agit-il de l’Europe comme outil de la politique française, sert-elle à prolonger les intérêts français dans le monde ou la France est-elle prête à se ranger, le cas échéant, derrière les intérêts européens, évidemment à définir ? À mes yeux, la France devrait être le pilote européen en matière de sécurité et de défense sans que cela apparaisse de façon trop visible pour les Européens. C’est elle qui devrait développer le futur consensus européen – et surtout accepter l’Allemagne comme un partenaire au même niveau, à égalité », répond l’ancien ambassadeur, qui cite parmi les dossiers prioritaires la souveraineté numérique de l’Europe, la protection des industries sensibles, la réciprocité des mesures commerciales avec les pays tiers, la coordination économique, les finances et la dette ainsi que la refonte de la politique extérieure européenne. « La France ne peut pas, elle toute seule, porter le fardeau, mais c’est à elle de former le moteur et en quelque sorte d’être l’éducateur pour convaincre les Allemands qui hésitent. Pour inverser la tendance des dernières décennies, les Français devraient incarner ce changement de cap attendu, d’abord avec Berlin, ensuite avec la Pologne au sein du Triangle de Weimar, enfin par l’association d’autres partenaires. Une nouvelle impulsion présuppose que Paris comme Berlin sortent de leur peau et essaient de comprendre l’autre pour en déduire une approche pionnière », affirme Joachim Bitterlich, qui préconise la création d’un comité des sages, d’anciens ministres des Affaires étrangères réunis autour de Javier Solana, pour « secouer les dirigeants européens » sur les questions d’intérêt vital pour les Européens et la mise en place d’un groupe analogue sur la défense « en parallèle à l’élaboration d’un Livre blanc européen ».

 

L’ancienne directrice exécutive de l’Agence européenne de défense Claude-France Arnould préconise de revenir, à peu de choses près, à la situation qu’elle a connue à l’époque où elle dirigeait la CMPD (direction de la planification et de la gestion des crises au sein du secrétariat général du Conseil) en déshabillant le Service européen pour l’action extérieure. Fidèle à sa vision très intergouvernementaliste, elle estime, de façon pour le moins osée, que « les politiques de l’UE sur les questions de défense, d’espace, de sécurité intérieure appellent plus que jamais à un rattachement au Président du Conseil européen, pour assurer une cohérence d’action de l’UE dans ces domaines régaliens et pour échapper à la querelle stérile entre approche intergouvernementale et communautaire ». Un tel rattachement, dont l’auteur se garde de préciser en quoi il consisterait précisément, affaiblirait aussi la Commission européenne et, du même coup, le contrôle, déjà limité, du Parlement européen. (Olivier Jehin)

 

Nathalie de Kaniv et Patrick Bellouard (sous la direction de). Souveraineté et solidarité, un défi européen. Les Éditions du Cerf. ISBN : 978-2-2041-4835-1. 344 pages. 24,00 €

 

Diplomacy and Artificial Intelligence

 

Certains ministères des Affaires étrangères utilisent déjà l’intelligence artificielle à des fins administratives, d’analyse des médias et des réseaux sociaux (Australie, Royaume-Uni), de surveillance des campagnes de désinformation (Danemark, Allemagne, UE, France, Suède, République tchèque), des bots et des trolls (France, OTAN), mais cette étude publiée par la SWP cherche à déterminer dans quelle mesure elle pourrait être mise à profit dans l’analyse des données dans le contexte de la préparation et de la conduite de négociations. Elle repose sur deux études de cas : les négociations bilatérales des années 1930 et 1931 relatives à une union douanière germano-autrichienne ; les négociations contemporaines dans le cadre de l’ONU concernant une résolution sur la cybercriminalité. Si Volker Stanzel et Daniel Voelsen soulignent qu’il existe un certain nombre de faiblesses dans l’état actuel de développement de l’intelligence artificielle (biais cognitifs, difficulté à prendre en compte les démarches informelles, évaluation du degré de pertinence de l’information repérée), ils parviennent néanmoins à la conclusion que « l’intelligence artificielle a le potentiel de devenir un instrument important, voire indispensable à la préparation et la conduite des négociations ». « À l’avenir, ceux qui auront le mieux réussi à intégrer les possibilités de l’apprentissage automatique auront un avantage dans les négociations », estiment-ils, tout en mettant en garde contre toute délégation de décision à caractère politique (objectifs d’une négociation, prix acceptable d’un accord, risques encourus) à un robot. Ils soulignent aussi l’importance d’établir un cadre éthique et d’assurer la sécurité des systèmes d’intelligence artificielle mis en œuvre. (OJ)

 

Volker Stanzel et Daniel Voelsen. Diplomacy and Artificial Intelligence – Reflections on Practical Assistance for Diplomatic Negociations. Stiftung Wissenschaft und Politik (SWP). 20 janvier 2022. ISSN : 2747-5123. L’étude peut être téléchargée gratuitement, en anglais ou allemand, sur le site de l’institut : http://www.swp-berlin.org

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