login
login

Bulletin Quotidien Europe N° 12865

11 janvier 2022
Sommaire Publication complète Par article 28 / 28
Kiosque / Kiosque
N° 051

Le premier XXIe siècle

 

C’est sans concession aucune que l’ancien secrétaire général adjoint des Nations unies (2000-2008) aux opérations de maintien de la paix analyse l’évolution des sociétés humaines en ce début de 21e siècle. Et à la lecture de cet ouvrage, il est difficile de ne pas partager avec Jean-Marie Guéhenno la même tristesse nostalgique face un monde qui disparaît et la même impatience curieuse, mâtinée d’inquiétudes, face à celui qui prend forme sous nos yeux.

 

« Nous sommes (…) au début d’une ère nouvelle, où les partis politiques perdent leur pertinence, où l’invention de l’internet et la création d’espaces virtuels qu’il inaugure bouleversent le fonctionnement des sociétés humaines. Elles se globalisent en s’émiettant », écrit Guéhenno, avant de poursuivre : « Face à ces bouleversements, les structures qui ont donné une forme politique institutionnelle aux sociétés humaines, nations, institutions internationales, sont à la peine, et la politique change de ton, à l’intérieur des nations comme entre les nations. Ce qui paraissait solide se révèle fragile et le vernis des croyances qui nous ont aidés à penser le monde s’effrite. L’idée de progrès comme celle de nation souveraine perdent leur évidence. La violence monte, dans les paroles comme dans les actes. Avec l’affaiblissement des structures qui donnaient sa forme au monde ancien, l’avenir devient plus incertain, hésitant entre la menace diffuse d’une violence banalisée et la montée aux extrêmes d’un grand affrontement. C’est ce qui confère à notre époque sa gravité : nous allons devoir répondre à la question du type de société que nous voulons vraiment ».

 

L’auteur consacre de belles pages à décrire l’individualisme, devenu idéologie dominante : « La question d’une ‘bonne vie’ est évacuée, comme celle du ‘bon gouvernement’ : l’étalon de mesure de l’argent permet de donner à chaque objet, à chaque situation un prix, et ce prix, dans un marché ouvert, est nécessairement juste, puisqu’il reflète la combinatoire des préférences des individus consommateurs et producteurs, qui ont tous cherché à maximiser leur revenu et à optimiser leurs dépenses. Il en va de même pour l’élection, où la victoire est à elle-même sa propre justification. Le débat se déporte alors sur les conditions de fonctionnement d’un marché, sur l’intégrité d’un processus électoral et sur cette fameuse autonomie de l’individu que rien ne doit entamer. L’égoïsme ontologique est devenu le fondement de la société ». Guéhenno ajoute : « L’individu contemporain est à la fois très seul et obsédé par les autres. En se regardant lui-même, il regarde les autres, car, en lui-même, il ne voit que le vide et il ne sait comment se définir sinon en se comparant. C’est pourquoi, dans un apparent paradoxe, l’individu contemporain à la poursuite de l’autonomie absolue ne cesse de se mesurer aux autres. La société devient un jeu de miroirs, une composition en abîme, où le regard se perd dans la réflexion à l’infini de soi-même ». Et de conclure : « Ainsi, au bout du triomphe de l’individu, par un retournement dramatique, il y a son anéantissement ».

 

Guéhenno montre comment cet individualisme et l’effet miroir sur lequel il s’articule, amplifié par la société de l’information et les réseaux sociaux, favorisent la contestation, les réflexes identitaires et le « cloisonnement de la société en groupes repliés sur eux-mêmes ». Et le jugement de l’auteur est à la hauteur des effets de cette évolution : « La brutalité croissante du langage politique, du président Trump aux gilets jaunes en France, peut alors être célébrée comme un sain retour à l’honnêteté : ne pas offenser, c’est commencer à mentir. Le langage de la colère est devenu le langage de la politique dans beaucoup de démocraties occidentales. Volontairement provocateur, il sonne la revanche sur l’hypocrisie policée de l’ancienne politique. (…) Exister, c’est ignorer les autres. La civilité – le respect des autres -, cette composante essentielle de la vie en société, l’implicite d’une société, sa fondation invisible, disparaît. L’espace partagé de la raison, qui depuis l’Antiquité a été le socle du débat démocratique, se fragmente en une multitude d’îlots de certitudes incompatibles et irréconciliables. (…) On se désintéresse de la vérité non en se référant à une vérité supérieure, mais parce que l’idée même de vérité est devenue suspecte. Elle est le vestige d’un monde où existait un espace commun, dont elle était la ligne d’horizon, ligne jamais atteinte, mais toujours désirée. Les spécialistes de la communication diraient que la vérité a cessé d’être « porteuse » : elle n’est plus à la mode, et c’est la controverse qui attire. Le chemin semé d’embûches qui conduit à des vérités toujours problématiques est insupportable à une foule impatiente de certitudes et l’idée même que la vérité est une recherche permanente paraît un peu désuète, voire ridicule. Désormais, la seule vérité qui compte est celle avec laquelle on vit, dans la forteresse de ses certitudes. À l’arrogance du savoir répond l’arrogance de l’ignorance. Triste revanche qui conduit directement à l’obscurantisme ».

 

« Un nouveau type de leaders apparaît alors, dont le profil rappelle ceux qui émergèrent il y a un peu plus d’un siècle quand montaient les fascismes. Le culte du chef, de l’homme fort qui transcendera les divisions d’une société se répand. Le narcissisme de Trump, ce besoin pitoyable de toujours se rassurer sur lui-même en affirmant sa supériorité est un écho des histrionades de Mussolini, lui-même modèle d’Hitler avant d’en devenir la parodie », poursuit l’auteur non sans souligner avec autant de dureté que de lucidité : « Dans la plupart des pays, l’individu-masse ne demande pas à ses chefs de lui être supérieurs, car il ne croit plus au leader démiurge qui va imprimer sa marque sur un État fort. Il le veut au contraire le plus ressemblant possible à sa propre médiocrité. Il revendique le droit à la vulgarité. L’admiration est un sentiment qui lui fait horreur, car il le ressent comme une diminution de lui-même. Les fidèles de Trump, de Salvini ou de Duterte n’attendent plus du responsable politique qu’il représente des idées, mas plutôt qu’il incarne un caractère. Et plus le caractère est tranché, provocant, outrageusement excessif, plus il attire, comme si les excès de sa posture offraient à tous ceux qu’écrase la fatalité du monde une sorte de revanche symbolique. On attend du chef qu’il soit, plutôt qu’un modèle, un miroir, le ‘selfie’ d’une médiocrité partagée ».

 

« Cet affichage sans complexe de la force ne choque plus et on a même quelquefois l’impression qu’il libère, comme si le monde se fatiguait de la grisaille des compromis, lassé de voir l’horizon d’un ordre de la raison sans cesse repoussé. Le mot ‘guerre’ est dans l’air du temps. J’ai montré comment la crise de la politique débouchait sur le culte des chefs, la révérence pour des hommes forts auxquels on s’identifie. Ces hommes n’existent pas par un programme, mais par la seule évidence de leurs actes, et la confrontation les définit », observe encore Guéhenno, avant de souligner : « L’ambition d’un ordre international qui a semblé définir les dernières décennies apparaît rétrospectivement comme l’habillage idéologique de la domination provisoire que les États-Unis ont alors exercée sur le monde. Dès lors qu’il n’y a plus de puissance dominante, l’idée même d’un ordre international est mise en doute et la guerre redevient l’horizon naturel des relations internationales ».

 

Or, « les arsenaux sont toujours là, un peu réduits, mais suffisants, s’ils étaient utilisés, pour ramener l’humanité à l’âge de pierre », rappelle l’auteur qui ajoute : « Plusieurs traités qui régulaient le dialogue nucléaire entre les États-Unis et l’URSS ont été abrogés, comme le traité sur les missiles nucléaires antibalistiques ou l’accord sur les forces nucléaires intermédiaires, et même quand ils ont été reconduits, comme l’accord START de contrôle des armements, ils risquent de se révéler insuffisants. Il en va de même pour la limitation des armements conventionnels en Europe : ceux-ci ne sont plus encadrés par un traité qui, en diminuant le risque d’une confrontation conventionnelle et en instaurant des mesures de confiance, rendait encore plus improbable une escalade nucléaire. Dans le même temps, la mise au point d’armes hypersoniques polyvalentes réduit les temps d’alerte, tandis que la frontière entre conventionnel et nucléaire se brouille, avec la miniaturisation des armes nucléaires, d’une part, et la possibilité pour des armes conventionnelles d’exécuter des missions stratégiques d’autre part. Les distinctions qui ont contribué à donner une certaine stabilité à la dissuasion – nucléaire/conventionnel, stratégique/tactique - perdent de leur pertinence avec les progrès de la technique. Au même moment, la cyberguerre risque d’accroître le brouillard de la guerre, désorganisant les lignes de communication et de commandement. À considérer l’ensemble de ces évolutions, on doit conclure que le risque d’un affrontement nucléaire est aujourd’hui aussi élevé, sinon plus, qu’il ne le fut pendant la guerre froide ; l’algèbre de la dissuasion fonctionne mal dans le brouillard stratégique ».

 

Et l’Europe dans tout ça ? « Le succès même de l’Union européenne lui a enlevé beaucoup de ses attraits pour les autres Européens : on ne mobilise pas sur un projet dont l’objectif a été atteint, et ce n’est plus le passé qui fait peur, c’est notre avenir. En continuant de donner la priorité aux relations entre Européens plutôt qu’aux relations de l’Europe avec le reste du monde, l’Europe a fait preuve de myopie historique : elle a continué de se présenter comme une protection contre de vieux démons européens qui ne faisaient plus peur, tout en ignorant le monde alentour, qui faisait de plus en plus peur », écrit l’auteur. Et il ajoute : « L’Europe a été nostalgique et narcissique. Dans son organisation interne, elle a choisi la continuité plutôt que la rupture. Dans ses relations avec le monde, que ce soit avec la Russie ou le reste de la planète, elle n’a pas imaginé qu’une autre histoire que la sienne ait pu inspirer d’autres émotions et d’autres attentes. Excessivement confiante dans sa solidité, elle n’a pas mesuré l’impact de la fin de la guerre froide sur les relations entre nations et sur les nations elles-mêmes ».

« Il y a pourtant, reconnait Guéhenno, à travers le monde, une attente d’Europe, reflet du mélange de ressentiment et d’envie qu’inspirent dix siècles d’histoire mondiale dominés par elle. (…) Le déficit d’Europe est aujourd’hui davantage ressenti en dehors d’Europe qu’en Europe même. C’est peut-être parce que les Européens, quand ils pensent l’Europe, ont des difficultés à la penser autrement que dans les termes traditionnels de la puissance alors que l’Europe intéresse d’abord par les contradictions et les tensions qu’elle révèle, miroir grossissant des déchirements de beaucoup de nations, et par les chemins originaux qu’elle prend pour tenter de les surmonter. Tiraillée entre la logique de la mémoire qui la divise et le projet universaliste – lui-même produit du mélange de convictions chrétiennes et d’esprit des Lumières qui inspiraient ses fondateurs – qui la rassemble, entre la logique du grand marché et celle de la solidarité, à la fois projet technocratique et union de démocraties, l’Europe reste un laboratoire où s’expérimentent des formules nouvelles – la Commission européenne, institution hybride à la fois technique et politique, en étant l’exemple le plus accompli. Cette complexité nourrie de contradictions est pour certains la marque d’une incurable faiblesse. Mais elle donne à l’Europe une responsabilité dans l’invention des institutions politiques de l’avenir ».

 

Autant le diagnostic sonne juste, autant le remède paraît dérisoire. L’auteur, qui s’oppose à l’évolution fédérale de l’Union européenne et refuse de voir naître un État-continent, estime que « la Commission doit oser rester le lieu de l’expertise ». Le Conseil européen a ses faveurs en tant qu’« organe suprême d’impulsion politique » traduisant le « fait que l’Union européenne ne peut se construire au détriment des nations ». « Quant à la puissance militaire, il n’est ni utile ni réaliste de tenter de mobiliser les énergies européennes pour faire de l’Union une grande puissance militaire », affirme Guéhenno en privilégiant une coopération accrue entre les États européens les plus puissants, éventuellement soutenue financièrement par « leurs partenaires moins engagés dans la ‘chose militaire’ ».

 

Pour autant, « qu’elle le veuille ou non, l’Union européenne ne peut, comme les États-Unis le firent pendant plus d’un siècle, se mettre en vacances du monde, et elle ne peut davantage façonner le monde à son image », estime l’auteur, qui ajoute : « L’Europe ne sera donc pas un grand État fédéral comme les États-Unis, elle ne sera pas une civilisation-État comme la Chine, elle ne sera pas un empire multinational comme la Russie. L’Europe a une histoire unique, qui la condamne à ne ressembler à aucune autre construction politique ». (Olivier Jehin)

 

Jean-Marie Guéhenno. Le premier XXIe siècle – De la globalisation à l’émiettement du monde. Flammarion. ISBN : 978-2-0802-5596-9. 359 pages. 21,90 €

 

Israel in 2021: Boasting Six Arab Allies, but Facing the Six Armies of Tehran

 

Didier Leroy analyse les résultats engrangés par la diplomatie israélienne en 2021 après l’établissement, au cours de l’année précédente, de relations diplomatiques avec quatre États arabes supplémentaires. Il rappelle notamment qu’en l’espace de dix mois plus de 200 000 Israéliens ont visité les Émirats, que le commerce bilatéral a dépassé 354 millions de dollars et qu’un musée de Dubaï a accueilli une exposition sur l’histoire de l’Holocauste. S’y ajoutent plusieurs accords, y compris sur le développement conjoint de drones militaires, et la perspective de participation croisée des forces aériennes israéliennes et émiraties à leurs exercices militaires respectifs. L’auteur estime que les Accords d’Abraham ont même réussi leur premier stress test dans la mesure où le regain de violences dans le conflit israélo-palestinien au printemps 2021 ne les a pas précipités dans la poubelle de l’histoire. En dépit de ces accords, la « citadelle » israélienne est de plus en plus assiégée par le réseau des milices pro-Iran qui condamne Israël à devoir prendre en compte le scénario de coordination maximale de l’ennemi qui l’exposerait à un feu soutenu et synchronisé depuis les Territoires palestiniens, le Liban, la Syrie, l’Irak, l’Iran et le Yémen, estime Leroy, pour qui l’antagonisme irano-israélien peut, au mieux, générer de nouveaux mécanismes de dissuasion ou, au pire, dégénérer dans une confrontation majeure. (OJ)

 

Didier Leroy. Boasting Six Arab Allies, but Facing the Six Armies of Tehran . Royal Higher Institute for Defence, e-Note 35, 13 décembre 2021. 8 pages. La note peut être téléchargée gratuitement sur le site de l’institut : http://www.defence-institute.be

Sommaire

SÉCURITÉ - DÉFENSE
ACTION EXTÉRIEURE
POLITIQUES SECTORIELLES
ÉCONOMIE - FINANCES - ENTREPRISES
SOCIAL
BRÈVES
Kiosque