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Bulletin Quotidien Europe N° 12678

16 mars 2021
Sommaire Publication complète Par article 33 / 33
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N° 033

Repenser la défense face aux crises du 21e siècle

 

Ce rapport de l’Institut Montaigne se concentre certes sur l’avenir de la défense française, mais il souligne aussi combien la défense doit désormais être pensée dans une dimension européenne et c’est en cela qu’il mérite une mention dans cette rubrique.

 

« La France et l’Europe ont été confrontées depuis la fin des années 2000 à une succession de chocs et de crises qui constituent le propre de l’histoire du 21e siècle : krach financier de 2008, tourmente sur l’euro, attentats terroristes, vague migratoire, expansionnisme de la Russie en Ukraine et au Moyen-Orient, de la Turquie en Syrie et en Méditerranée », indique l’introduction, qui relève aussi que « la pandémie de Covid-19 a jeté une lumière crue sur la montée des périls planétaires et sur la vulnérabilité de notre pays et de l’Union ». Et d’énumérer divers facteurs de « dégradation rapide et durable de leur environnement stratégique » dont le djihadisme, qualifié de « menace de premier rang » et la Chine qui « entend mondialiser son modèle total-capitaliste ». « Il en résulte une militarisation de la mer, de l’espace, des pôles ou du cybermonde ainsi qu’une relance de la course aux armements, qui a mobilisé 1 920 milliards de dollars en 2019. Nul ne peut exclure que la prochaine crise majeure ne soit pas financière ou sanitaire, mais militaire et stratégique », écrivent les auteurs, affirmant que « la France et l’Europe sont en première ligne » et que « l’Europe n’a pas d’alternative à l’affirmation de son autonomie ». Les attaques portées par l’administration Trump à l’OTAN ont favorisé une prise de conscience des États européens, mais « le risque existe que l’élection de Joe Biden ralentisse les efforts des Européens, quand bien même le nouveau président des États-Unis entend lier renouveau de l’OTAN et réengagement des Européens dans la sécurité du continent ».

 

« L’Europe de la sécurité (le choix du mot sécurité n’est sans doute ni fortuit ni anodin), quels que soient les obstacles qu’elle rencontre, reste un pari indispensable que la France doit continuer à porter et autour duquel elle doit rassembler. Elle est en effet la seule réponse possible à la restructuration de la mondialisation autour de blocs régionaux, à la montée des menaces et à la priorité donnée par les États-Unis à l’Asie-Pacifique. La relance de l’OTAN (…) et l’affirmation progressive d’une autonomie stratégique européenne sont complémentaires », poursuivent les auteurs, qui ne peuvent s’empêcher de répéter, à chaque fois qu’ils évoquent l’Union européenne, la vieille rengaine parisienne qui veut que « la préférence européenne dans les achats militaires doit être promue afin de préserver la base industrielle (française ?) sans laquelle l’Union ne pourra prétendre à une autonomie stratégique ». Comment prétendre le contraire ? Mais pour l’immense majorité des Européens, à commencer par ceux qui n’ont pas d’industrie de défense propre, cette rengaine ressemble fort à l’ultime argument visant à faire acheter français. Elle fait sourire ou grincer. Et l’étendard de la préférence européenne finit toujours par ressembler à un épouvantail. La préférence européenne ne se dicte pas. Elle sera, à terme, le fruit de la conscience politique européenne.

 

Le rapport n’en est pas moins réaliste lorsqu’il souligne le retard qu’est en train d’accumuler l’Europe dans des domaines tels que l’espace (l’enveloppe 2021-2027 n’est que de 13,2 milliards d’euros, alors que le budget civil et militaire des États-Unis pour le spatial était de près de 60 milliards pour la seule année 2020) ou encore le numérique où « la France et l’Union européenne demeurent dans un état de vassalité technologique vis-à-vis des acteurs américains et israéliens ». Si le retard dans le numérique « n’est sans doute pas rattrapable dans tous les domaines », le rapport préconise de se concentrer au niveau européen sur le stockage des données (le cloud de confiance en particulier) et le chiffrement. Les auteurs souhaitent aussi des efforts d’investissement dans les satellites de télécommunication, y compris GOVSATCOM, ou encore le lancement d’un programme dédié à une future constellation haut débit.

 

Réaliste, le rapport l’est encore lorsqu’il rappelle que les effectifs de l’industrie française sont passés de 23,7% à 12% de la population active entre 1970 et 2014, avec une contribution de l’industrie manufacturière au PIB qui n’était plus que de 10% en 2016, signant une désindustrialisation qui accroît la vulnérabilité. Comme l’a amplement montré la crise sanitaire avec les pénuries de masques et autres matériels, cette vulnérabilité est largement partagée à l’échelle de l’Europe. « Le rôle de l’Union européenne a été décisif pour préserver l’euro et le sera sans doute encore pour répondre à l’avenir aux conséquences économiques de la crise du Coronavirus, reconnaissent les auteurs, mais l’Union s’est montrée, au cœur de cette crise, incapable d’apporter son soutien à ses États membres, qui ont défini leurs stratégies de réponse dans un cadre presque exclusivement national ». Avec la cohérence et l’efficacité que les citoyens n’ont pas manqué d’apprécier ! Rappelons aussi qu’une fois de plus, l’Union n’a pu agir que dans le cadre extrêmement mince des traités, parce que les États membres, dont la France, se sont farouchement opposés, notamment lors de la Convention européenne sur l’élaboration du projet de traité constitutionnel, à l’instauration d’une véritable politique européenne de la santé, réclamée par les représentants de la société civile avec le soutien de membres du Parlement européen.

 

Sur le plan de la défense proprement dite, la France, comme l’Europe en général, manque toujours cruellement de capacités de transport stratégique, de moyens de renseignement, de drones, etc. Mais le rapport souligne aussi que, « concernant les frégates de premier rang, la Marine est ‘au bout’ de ses capacités » (avec seulement 15 unités) et qu’en matière de blindés médians de l’Armée de terre, « la cible pour 2030 est fixée à 300 Jaguars alors que nous disposions en 2008 de 452 véhicules ». « Pour l’Armée de l’Air, la cible pour 2030 est de 185 avions polyvalents » alors qu’elle disposait en 2008 de 420 avions de combat. « La Turquie annonce avoir déployé pour ses opérations au nord de la Syrie en 2019 environ 80 000 hommes. Il parait crédible qu’une vingtaine de drones aient été employés simultanément. C’est plus que la force opérationnelle terrestre (française) dans son ensemble (77 000 hommes) ou que la flotte de drones français », souligne le rapport, qui préconise la poursuite de l’effort budgétaire, mais aussi des efforts accrus dans les domaines de la maintenance (MCO) et de l’entraînement.

 

Conscients de l’ampleur des enjeux et des menaces, mais aussi de l’inadéquation des moyens français grevés par une dette publique qui dépasse désormais les 120% du PIB, les auteurs reconnaissent à mots couverts que, sur la plupart des sujets, les clefs sont à Berlin : « La France doit prendre en compte les sensibilités particulières de l’Allemagne et ses intérêts. Son ambition politique et industrielle en Europe dans le domaine de la défense comme ses relations à l’Alliance freinent souvent les projets conjoints. Le retard pris en matière de drones témoigne de ces difficultés. Pour ces raisons, la France doit continuer à s’ouvrir, comme elle le fait déjà, au plus grand nombre de partenaires. Il reste que seule une ambition commune franco-allemande entraînera le reste de l’Europe et permettra de développer les éléments principaux de l’autonomie stratégique ».

 

« Un renforcement de l’UE dans les domaines des affaires étrangères et de la défense ne s’oppose pas à l’OTAN – à l’inverse, il est une condition du renforcement du partenariat transatlantique en permettant à l’UE de s’imposer comme un partenaire fiable et solide des États-Unis, notamment face à des puissances telles que la Chine, qualifiée de « rival systémique » dans une communication de la Commission européenne en 2019. Des dépenses accrues dans le domaine de la défense de la part des Européens participent de la même logique et permettent une meilleure répartition du fardeau de la défense collective », affirme le rapport.

 

Les auteurs rappellent enfin, à juste titre, qu’il « existe aujourd’hui un consensus bipartisan dans la classe politique américaine pour s’attacher à contrer en priorité la montée en puissance de la Chine ». Certains critiques vont même jusqu’à estimer que ce consensus s’étend à une dépréciation de l’OTAN et de la relation transatlantique. Quoi qu’il en soit, « l’élection de Joe Biden ne suffira vraisemblablement pas à apaiser toutes les sources de divergences politiques entre les Européens et les États-Unis, en particulier en ce qui concerne le commerce, la taxation des géants du numérique (malgré les progrès dans les négociations à l’OCDE, on est encore loin d’un accord), l’extraterritorialité des lois américaines ou encore le partage du fardeau de la défense ». Et les auteurs d’ajouter : « La relation avec les États-Unis arrive, de toute façon, à la fin d’un cycle et il est encore difficile de prédire ce qu’elle sera à l’avenir. Dans ce contexte, la France et l’Europe ne sauraient se reposer exclusivement sur l’alliance avec les États-Unis pour assurer leur sécurité ». (Olivier Jehin)

 

Erwin Bruder, Alain Quinet e.a. Repenser la défense face aux crises du 21e siècle. Rapport de l’Institut Montaigne (février 2021). 176 pages. Le rapport peut être téléchargé gratuitement sur le site http://www.institutmontaigne.org

 

Suprémacistes

 

On doit sans doute le titre, comme du reste le sous-titre, de cet ouvrage à l’éditeur, visiblement plus intéressé à le vendre qu’à en soigner la relecture. De « suprémacistes », genre White Power, Ku Klux Klan et autres ultras, fascistes et néonazis, il n’est ici nullement question. L’enquête transatlantique et non pas « mondiale », autre abus de langage, porte exclusivement sur ce que l’on qualifie aujourd’hui de « droite identitaire ». Quant aux « gourous », il s’agit d’un petit nombre d’idéologues et d’influenceurs qui propagent sur le Web, aux États-Unis et en Europe occidentale, des idées qui s’articulent autour de la défense des blancs européens ou d’origine européenne dont l’identité serait menacée par la croissance démographique d’autres groupes de population.

 

S’il faut reconnaître à l’auteur une volonté globale d’objectivité dans le traitement de son sujet, on peut toutefois regretter son strabisme typiquement français qui le conduit à favoriser le peuple comme nation au détriment de la conception, qu’il attribue au romantisme allemand, de peuple en tant que communauté culturelle. D’une part, ces communautés sont bien réelles, comme le rappellent les Écossais, les Catalans, les Flamands ou les Corses, voire, avec moins de succès ou de volonté politique, les Bretons et les Alsaciens. D’autre part, nier l’existence des peuples et des différences culturelles, voire chercher, comme c’est le cas depuis deux siècles en France, à les faire disparaître, fait inévitablement le lit de toutes les revendications identitaires.

 

Philosophe – il occupe la chaire de rhétorique à la faculté de droit de l’université du Cap en Afrique du Sud, Philippe-Joseph Salazar entend suivre ici l’exemple d’Hérodote au travers d’une enquête intellectuelle de terrain auprès de ceux qui mettent aujourd’hui des mots sur les idées de cette nouvelle forme de mouvance de droite qui a en partage la contestation de la droite classique et de l’extrême droite traditionnelle, le rejet des élites et des institutions, la peur du « grand remplacement ». Figurent parmi ces mouvements, partis et organisations divers aussi bien l’Alt-Right (Alt étant le diminutif d’Alternative) qu’Alternative Deutschland (AfD), PEGIDA, Génération Identitaire, qui vient d’être dissout par décret en France, Identitäre Bewegung (IBÖ) en Autriche ou encore Scandza en Suède. L’enquête va donc conduire le philosophe et ses lecteurs de Washington à Leipzig, en passant notamment par Long Island, Vienne, Copenhague et Paris. Et l’ouvrage vaut peut-être autant par le soin apporté aux descriptions des lieux et des personnages rencontrés (l’Autrichien Martin Lichtmesz, les Allemands Caroline Sommerfeld et Götz Kubitschek, le Français Renaud Camus, notamment) que par le décryptage de cette idéologie en gestation. L’auteur semble lui prêter un grand avenir, mais on est en droit d’en douter. Et c’est plus que jamais mon cas après la lecture de cet ouvrage.

 

« Contrairement aux idéologies précédentes (communisme, capitalisme, fascisme, libéralisme), celle-ci ne vise pas à un changement radical de toutes les sociétés politiques par l’installation d’un système global et universel (…) Le retour à la race vise à la restauration d’une société politique et culturelle propre seulement au ‘monde blanc’, jadis européen, en laissant les autres cultures et sociétés politiques s’occuper d’elles-mêmes, suivre leurs cours sans interférer avec ce qui est affirmé comme une renaissance blanche et européenne. C’est le refus d’une humanité commune. C’est une nouvelle idéologie du séparatisme par la race qui, dans tous les cas, percute les préceptes ultralibéraux de la mondialisation et ceux de l’altermondialisation », explique l’auteur. Elle se nourrit des peurs et entretient les peurs de tous ceux - et ils sont nombreux dans nos sociétés, y compris dans les jeunes générations - qui se sentent dépossédés par la mondialisation et subissent à divers titres le recul de la puissance publique, de plus en plus inefficace à les protéger, et une perte de repères socioculturels dans leur quotidien.

 

Si suprémacisme il y a dans cette idéologie, cela semble se limiter à la conviction qu’il existerait une supériorité de la civilisation blanche occidentale. Comme le souligne l’enquête, les promoteurs de cette idéologie s’affichent « nationalistes blancs ». « Ils se veulent Européens (souvent même aux États-Unis), mais certainement pas, pour beaucoup d’entre eux, ‘indo-européens’. L’Europe du Sud, trop mixée, leur pose problème. Ils se revendiquent héritiers de la Grèce ancienne, moins de Rome, car l’idée d’un Empire les révulse souvent », observe Salazar, qui précise : « Ils ne veulent pas que la race blanche s’impose aux autres races, car un nouvel effort de domination, comme jadis par le colonialisme, ne peut que conduire, de nouveau, à leurs yeux, à la situation actuelle où la race blanche, minoritaire au niveau mondial, est mise en péril immédiat par les migrations, menacée à moyen terme de dissolution dans un mixage de populations et condamnée à long terme à la disparition pure et simple ».

 

Pour l’auteur, « ce mouvement tectonique qui fait ressurgir la race, comme une poussée fait surgir une montagne, est masqué, dissimulé, refoulé par le discours généralisé du ‘vivre ensemble’, de la coopération internationale, d’organismes préventifs de droits humains, du management mondial des différences ‘sans frontières’ ». « Cette tapisserie de mots cache les mouvements internes qui lézardent les murs de la maison Europe », ajoute-t-il, estimant qu’une « internationale blanche est en train de prendre consistance, sous nos yeux ». Nul doute qu’il ait raison de critiquer les discours lénifiants qui masquent bien des réalités et son ouvrage est un appel à la vigilance, toujours utile face à une résurgence de théories à connotations raciales. Pour autant, même si le Web est un formidable accélérateur de la circulation des idéologies, on peut douter de la capacité de ses promoteurs, aux multiples divergences comme l’illustre l’ouvrage, à se fédérer en une « internationale blanche ». Pour réussir, une idéologie a généralement besoin d’une dimension conquérante. Or, celle dont il est question ici relève davantage de la défense de la citadelle assiégée. Une telle défense peut un temps susciter l’enthousiasme, et même de l’héroïsme, mais une citadelle finit immanquablement par être prise ou abandonnée. (OJ)

 

Philippe-Joseph Salazar. Suprémacistes – L’enquête mondiale chez les gourous de la droite identitaire. Plon. ISBN : 978-22-592-7968-0. 281 pages. 21,00 €

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