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Bulletin Quotidien Europe N° 12574

6 octobre 2020
Sommaire Publication complète Par article 32 / 32
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N° 022

Les émotions

Dans un monde devenu hyperémotif et d’autant plus imprévisible, un fonctionnaire européen chargé de la prospective se souvient de ses émotions privées, inattendues, incontrôlables et parfois sans lendemain. Des rencontres féminines peuplent la vie de ce haut fonctionnaire, entre séminaires de prospective stratégique, éruption volcanique islandaise et Brexit, alors que, pour lui, l’Europe ressemble à une histoire de famille : son père était commissaire européen et son frère l’architecte chargé de la rénovation du Berlaymont. Jean-Philippe Toussaint évite ici de justesse le conflit d’intérêts en excluant la simultanéité des fonctions. Les caractères sont tantôt dominants, expressifs au risque de la ressemblance avec des personnes réelles, tantôt évanescents jusqu’à n’en laisser entrapercevoir que l’ombre fugitive. L’écriture oscille entre ces descriptions (trop ?) détaillées et ces silences, sans entamer la crédibilité d’une fiction qui, à l’exception d’une fin un peu trop rocambolesque, nous plonge dans le quotidien de la bulle européenne. Les grincheux regretteront sans doute l’une ou l’autre maladresse, comme l’attribution dans les premières pages de la dénomination « unique siège du Conseil de l’Europe » au Juste Lipse ou le choix de l’auteur de ne mentionner que des motoristes britannique (Rolls Royce) et américains (General Electric et Pratt & Whitney) alors qu’il fait ailleurs la leçon à un fonctionnaire européen parce qu’il ne sert que des vins non européens à ses invités. Mais, en faisant le choix d’ignorer les intrigues politiques et les luttes d’influence et de pouvoir, Toussaint donne des visages humains à ces eurocrates impersonnels et froids, si souvent vilipendés. Les amateurs d’intrigues amoureuses apprécieront ce souci des émotions.

Olivier Jehin

 

Jean-Philippe Toussaint. Les émotions. Les Éditions de Minuit. ISBN : 978-2-7073-4643-8. 238 pages. 18,50 €

 

Taxer les robots

« L’éventail des tâches que les robots sont capables d’accomplir s’élargit rapidement. La menace ne pèse pas seulement sur les activités manuelles ou nécessitant peu de qualifications, mais aussi sur celles plus sophistiquées des travailleurs à revenus moyens ou même élevés. L’intelligence artificielle (IA) vise à développer des robots capables d’apprendre, de s’améliorer et de prendre des décisions. Avec le temps, la plupart des métiers, si pas tous, pourraient être concernés », observe avec inquiétude Xavier Oberson qui évoque un triple effet négatif : (1) baisse considérable des recettes fiscales et de sécurité sociale provenant du travail ; (2) augmentation du chômage et besoin de ressources supplémentaires pour le financement des transferts sociaux ; (3) baisse de la consommation de biens et de services, induite par l’augmentation du chômage et la baisse des revenus. L’auteur appelle donc les décideurs politiques à élaborer des solutions pour prévenir ou compenser ces effets. Des solutions qui passent notamment par la taxation des robots et par l’instauration d’une forme de revenu universel.

Avocat et professeur de droit à l’Université de Genève, Xavier Oberson souligne que le débat sur l’octroi d’une forme de personnalité juridique aux robots mérite d’être poursuivi : « Le développement d’une IA large, capable de raisonnement et présentant des caractéristiques cognitives proches du cerveau humain entraînera la création de nouveaux types de robots. Tôt ou tard, il faudra adopter des règles spécifiques pour le comportement et le contrôle des relations entre les robots et les êtres humains ou entre robots eux-mêmes. Ces nouveaux ensembles de règles pourraient être mis en œuvre afin de protéger et de contrôler les robots intelligents. Les êtres humains ne font encore que découvrir ce qu’interagir avec des robots signifie ». Pour l’auteur, il y aurait lieu de définir une nouvelle forme de personne « électronique », à l’instar des personnes physiques et des personnes morales, avec des droits et des obligations correspondant aux spécificités des robots. Oberson, qui passe en revue les différentes formes de taxation des robots, souligne que l’octroi d’une personnalité juridique à ceux qui disposent d’une réelle autonomie permettrait aussi, sous certaines conditions, d’en faire des entités imposables.

« Peut-être qu’à l’avenir, le système fiscal reposera sur des robots, en tant que contribuables et consommateurs, qui paieraient toutes les différentes formes d’imposition, les percevraient et financeraient les diverses infrastructures nécessaires aux humains. Ce jour-là, espérons que nous aurons mis en place des mécanismes de contrôle nécessaires afin d’éviter de nous retrouver dans une situation dans laquelle les robots pourraient soit refuser de payer leurs impôts, soit nous forcer à payer les leurs ! Dans cette hypothèse, nous pourrions, sans même nous en être rendu compte, être devenus des robots. À ce moment, il sera sans doute trop tard, car nous serions alors pleinement assujettis à la taxe sur les robots… », conclut l’auteur dans un clin d’œil qui devrait néanmoins nous faire réfléchir sur les moyens à mettre en œuvre pour compenser les effets néfastes de l’automatisation et garder le contrôle des robots. (OJ)

 

Xavier Oberson. Taxer les robots – Aider l’économie à s’adapter à l’usage de l’intelligence artificielle. Larcier. ISBN : 978-2-8079-2139-9. 228 pages. 70,00 €

 

La Russie de Poutine

« Déambulation spatiale et temporelle qui serait celle d’un voyageur, plus ou moins pressé, désireux de comprendre les ressorts d’un pays qui ne cesse de fasciner ». Telle est la définition que donne à cet ouvrage Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri), dans une préface où il ne manque pas de souligner que cette déambulation doit beaucoup au parcours singulier de Tatiana Kastouéva-Jean, entre l’Oural et la Provence. Et cette définition convient parfaitement à cet ouvrage qui raconte l’histoire d’un peuple et dresse avec beaucoup de rigueur un état de la Russie, avec ses défis et ses opportunités.

Au pouvoir depuis plus de vingt ans et désormais avec la « possibilité théorique de garder le poste présidentiel jusqu’en 2036 », Vladimir Poutine reste un mystère qui « n’a probablement pas fini d’évoluer et de surprendre ». Selon Tatiana Kastouéva-Jean, Poutine se trouve aujourd’hui devant un dilemme : « Faire perdurer à tout prix le système politique et économique tel qu’il s’est formé depuis vingt ans ou tenter de le réformer, car les problèmes se sont accumulés ». Et de préciser : « Les carences industrielles, le manque d’infrastructures, un faible investissement dans la recherche et le développement, la stagnation ou le déclin des dépenses pour la santé publique et l’éducation sur fond de problèmes démographiques (6,7 millions d’actifs en moins entre 2002 et 2018, selon le Service fédéral des statistiques) ne sont pas de bon augure, si la Russie cherche à assurer sa place entre l’Occident et la Chine. Les inégalités territoriales et l’évolution de certaines régions ethniques comme la Tchétchénie et le Daghestan doivent attirer l’attention. L’enjeu principal du quatrième mandat présidentiel en cours depuis mars 2018 est de trouver des tactiques habiles – à défaut d’une stratégie viable – pour préserver autant les assises du régime que la nouvelle place de la Russie sur la scène internationale ».

Si « la Russie a progressé de manière spectaculaire dans le classement international ‘Doing Business’ de la Banque mondiale », passant de la 120e place en 2012 à la 28e en 2019, « entreprendre en Russie reste une affaire risquée », souligne Tatiana Kostouéva-Jean, en rappelant que « tous les ans, plusieurs rapports de différentes associations d’entrepreneurs tirent la sonnette d’alarme sur la fiscalité lourde, la législation instable, les multiples inspections qui engendrent de la corruption, un accès difficile au crédit, l’absence de justice indépendante, les pressions de la part des structures de force allant jusqu’à l’expropriation d’un business rentable (reïderstvo), etc. » La Russie a aussi du mal à renouveler ses capacités scientifiques et technologiques. « Sa visibilité internationale comme le nombre de publications dans les revues référencées (…) ne cessent de baisser. En 2018, les Russes ont déposé 1,4% des demandes de brevets à l’international, alors que le chiffre correspondant pour la Chine dépasse désormais 40%. (…) les dépenses intérieures pour la R&D en Russie représentent moins de 1% du PIB en 2018, alors que la moyenne des pays de l’OCDE est de 2,4%. (…) La Russie est le seul des pays industrialisés à voir le nombre de ses chercheurs se réduire (-17,5% depuis 2000) ».

L’Extrême-Orient (36% du territoire russe) est emblématique des grands déséquilibres démographiques, économiques et d’infrastructures auquel le pays est confronté. La région accueille à peine 5% de la population, soit 6,2 millions de personnes en 2018 (contre 8 millions en 1990), rappelle Tatiana Kostouéva-Jean. En dépit d’une multitude de projets plus ambitieux les uns que les autres (« anneau énergétique » reliant les systèmes électriques russes avec la Corée du Sud, la Chine et le Japon, « Port libre de Vladivostok » ou encore l’offre d’un hectare de terre gratuit à tout citoyen russe pour développer des projets dans l’agriculture, l’industrie, le tourisme ou les services à la personne), « la stimulation de la région peine à porter ses fruits ». Et l’auteur d’ajouter : « Les départs de la population se sont quelque peu ralentis, mais la tendance négative est loin d’être enrayée ».

Au fil des pages, l’auteur évoque encore l’influence de l’orthodoxie identitaire dans la société russe, les luttes de clans autour du président russe, la hantise des révolutions de couleur, la corruption, les libertés publiques et le contrôle exercé sur les médias ainsi que la politique étrangère de la Russie. (OJ)

 

Tatiana Kastouéva-Jean. La Russie de Poutine en 100 questions. Tallandier. Collection Texto. ISBN : 979-10-210-4559-0. 318 pages. 10,00 €

 

Albert Einstein from Pacifism to the Idea of World Government

Les contributions rassemblées dans cet ouvrage publié avec le soutien du Centro Einstein di Studi Internazionali et du Centro Studi sul Federalismo de Turin permettent de mieux comprendre l’évolution de la pensée d’Albert Einstein durant la première moitié du 20e siècle, marquée par deux guerres mondiales. Elles décrivent les relations d’Einstein, souvent scripturales, avec d’autres intellectuels, à commencer par ceux qu’il semble avoir admirés le plus, Mohandas Gandhi et Albert Schweitzer. Mais dans ce qui s’apparente à l’époque à la naissance d’une « internationale des intellectuels », le physicien entretient un dialogue sur la paix et la guerre avec bien d’autres personnalités comme Max Planck, Sigmund Freud, Thomas Mann, Romain Rolland ou encore George Bernard Shaw.

Dès 1914, Einstein cosigne avec Friedrich Georg Nikolai, professeur de physiologie à l’Université de Berlin, un ‘Appel aux Européens’ qui souligne que la guerre ne peut conduire qu’à un désastre tant pour la civilisation que pour « la survie nationale des États individuels ». « C’est le devoir des Européens éduqués et bien intentionnés d’essayer d’éviter à l’Europe (…) d’avoir à subir le même destin tragique qui fût celui de la Grèce antique », écrivent-ils avant d’ajouter : « L’Europe doit elle aussi s’épuiser progressivement et périr d’une guerre fratricide ? » « Nous sommes convaincus que le temps est venu où l’Europe doit agir de concert pour protéger son sol, ses habitants et sa culture », peut-on encore lire dans ce manifeste qui, avec d’autres textes (y compris le manifeste Russel-Einstein de juillet 1955 contre la bombe H), figure en annexe à cet ouvrage.

Einstein dénonce aussi régulièrement le nationalisme et observe, dans une lettre datée d’août 1915 : « Il semble que les hommes ont toujours besoin d’une fiction idiote au nom de laquelle ils peuvent se haïr les uns les autres. Autrefois, c’était la religion. Aujourd’hui, c’est l’État ». Sans abandonner son combat contre la guerre, Einstein va progressivement développer l’idée d’une meilleure organisation du monde, avec une autorité supranationale capable de réguler les conflits entre les États. Toutefois, comme le soulignait déjà l’Appel aux Européens, « il faut d'abord que les Européens se réunissent, et si - comme nous l'espérons – il se trouve assez d'Européens en Europe, c'est-à-dire de personnes pour qui l'Europe n'est pas qu’un simple concept géographique, mais davantage quelque chose qu’elles chérissent dans leur cœur, alors nous pourrons tenter d’appeler à une (…) union des Européens ».

Au-delà de leur intérêt historique, les documents analysés dans cet ouvrage conservent une part d’actualité. Comme le souligne Giampiero Bordino dans sa préface : « Dans un monde toujours plus caractérisé par des leaderships politiques opportunistes, humainement et culturellement inappropriés, la pensée d’Einstein sur la paix et la guerre, et en particulier sur la guerre nucléaire, devrait être diffusée plus largement (…) non seulement à l’intention des intellectuels, mais aussi dans la classe politique (…) et en direction des citoyens en Europe et dans le monde ». (OJ)

 

Lucio Levi (sous la direction de). Albert Einstein from Pacifism to the Idea of World Government. Peter Lang. ISBN : 978-2-8076-1295-2. 202 pages. 40,00 €

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