Malgré l’ampleur inédite de l’intervention monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) face à la crise de la Covid-19 (EUROPE 12499/1, 12450/6), certains appellent l’institut monétaire à aller plus loin. C’est notamment le cas de Nicolas Dufrêne, haut fonctionnaire français, spécialiste des questions monétaires et directeur de l’Institut Rousseau. Ce groupe de réflexion indépendant plaide, avec d’autres économistes et personnalités politiques, pour l’annulation des 2 320 milliards d’euros de dettes publiques des États de la zone euro rachetées par la BCE depuis 2015 [propos recueillis par Damien Genicot].
Agence Europe – Quels sont les avantages de votre proposition par rapport à la politique d’assouplissement quantitatif (quantitative easing) menée par la BCE ?
Nicolas Dufrêne – Premièrement, si on annule une partie des dettes publiques détenues par la BCE, les ratios dettes publiques/PIB des États membres de la zone euro diminuent instantanément.
Cela les aidera à respecter les conditions inscrites dans le Pacte de stabilité et de croissance qui, même s’il est actuellement suspendu (EUROPE 12452/1), reviendra tôt ou tard, obligeant à nouveau les États à mener des politiques de réduction de leurs dettes et de leurs déficits publics.
Deuxièmement, l’annulation de ces dettes contribuera surtout à relancer l’économie en permettant aux États de réinvestir des sommes équivalentes sans augmenter leurs niveaux d’endettement.
La relance passerait ainsi directement par les États, alors que la politique actuelle de quantitative easing de la BCE oriente les liquidités vers les banques commerciales via le marché secondaire, et non pas directement vers les États.
Or, comme le montre une récente étude de la Banque d’Angleterre [https://bit.ly/3hxQQYg ], les banques commerciales réinvestissent ces sommes en obligations ou dans des actifs sur les marchés financiers plutôt que dans l’économie réelle, contribuant ainsi à la formation de bulles financières et immobilières.
Certains estiment que l’annulation des dettes publiques est inutile dans le contexte actuel de taux d’intérêt très bas, voire négatifs.
Je ne suis pas d’accord. Cela fait cinq ans que les États européens peuvent s’endetter à des taux très bas, voire négatifs. Pourtant, alors que ces taux étaient inférieurs aux taux de croissance, ils n’ont pas emprunté et investi davantage au cours des dernières années. Au contraire, ils se sont en moyenne désendettés.
Avec la crise du coronavirus, les États sont désormais plus enclins à s’endetter pour investir et soutenir l’économie, mais ça reste trop faible par rapport à l’impact annoncé du coronavirus sur l’économie (EUROPE 12522/1).
Les États étant en quelque sorte les actionnaires de la BCE, cette dernière leur reverse des dividendes sur les intérêts qu’ils lui paient. Annuler une partie des dettes publiques détenues par la BCE conduirait à annuler les intérêts sur ces dettes, mais aussi les dividendes…
Tout d’abord, il faut savoir que ces dividendes sont inférieurs aux intérêts payés, car les banques centrales nationales, qui constituent ensemble le système européen de banques centrales (SEBC), en conservent une partie pour financer leurs propres dépenses et des fonds de réserve.
Ensuite, cet argument fait l’impasse sur le principal de la dette. Il est vrai que les États paient des intérêts à la BCE qui leur en reverse ensuite la majorité. Mais le principal doit quant à lui être remboursé par les États quand le titre arrive à échéance. Avec l’annulation des dettes, les États n’auraient pas à rembourser ce principal.
Quel serait l’impact de votre proposition sur l’inflation ?
L’idée défendue par les monétaristes du XXe siècle selon laquelle l’injection de monnaie dans l’économie engendre automatiquement de l’inflation ne correspond pas vraiment à une réalité, encore moins dans les sociétés modernes qui connaissent de puissantes tendances déflationnistes.
Dans la situation économique actuelle où certaines capacités de production sont inutilisées, une augmentation de la quantité de monnaie conduit simplement à mobiliser ces capacités inutilisées.
Ce lien entre création monétaire et inflation dépend également de la manière dont on oriente l’injection de monnaie supplémentaire. Si les États ciblent leurs investissements vers des emplois locaux, comme ceux liés à la rénovation énergétique des bâtiments, au transport ferroviaire ou à l’agriculture biologique, il n’y a pas de risque de créer trop d’inflation.
En outre, une légère augmentation de l’inflation dans l’économie réelle serait la bienvenue, car cela fait plus de dix ans que l’inflation peine à atteindre les 1% en moyenne dans la zone euro, alors que la BCE s’est fixé pour objectif une inflation proche, mais inférieure, à 2%.
Cela est notamment dû au fait que les canaux de transmission de la politique monétaire sont captés par les marchés financiers. La politique de quantitative easing crée de l’inflation, mais sur les marchés financiers et non pas dans l’économie réelle. Et on ne le voit pas, car la mesure de l’inflation exclut l’immobilier et les marchés financiers.
N’y a-t-il pas un risque de perte de confiance en la monnaie ?
Les montants de liquidités qui seraient injectées via notre proposition sont trop faibles pour que ce risque soit réel en Europe.
Plutôt qu’une perte de confiance en la monnaie due à un risque d’hyperinflation, je crois que le vrai risque pour la monnaie est actuellement celui d’entrer dans une spirale de déflation (baisse des prix, baisse des revenus, augmentation proportionnelle du poids des dettes, chômage…) si les plans de relance ne sont pas suffisants. Or la déflation est beaucoup plus difficile à contrer que l’inflation.
Une telle annulation ne pourrait-elle pas conduire à des fonds propres négatifs de la BCE et menacer le fonctionnement même de l'institut monétaire ?
L’équilibre du bilan n’est qu’une convention comptable qui n’a aucune importance dans le cas des banques centrales qui peuvent créer de la monnaie. Une banque centrale peut parfaitement avoir un bilan déséquilibré sans aucune incidence pour elle ni pour les États qui n’ont aucune obligation de la recapitaliser.
De plus, il y a de nombreux exemples de banques centrales qui ont fonctionné avec des fonds propres négatifs (en République tchèque, au Chili, en Israël), parfois pendant plusieurs années. Vouloir soumettre aux règles comptables classiques l’institution qui crée la monnaie est techniquement absurde et juridiquement faux.
Certains États membres, l’Allemagne notamment, sont très attachés à l’indépendance de la BCE. Votre proposition ne va-t-elle pas à l’encontre de ce principe puisque la BCE irait au-delà de son mandat principal consistant à stabiliser l’inflation ?
Le traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE) indique qu’outre l’objectif de la stabilité des prix, et sans préjudice de celui-ci, la BCE doit soutenir les politiques économiques générales dans l’UE.
La BCE pourrait donc se dire, en concertation avec les États, qu’il est temps de faire preuve d’ambition, sans qu’il y ait besoin de remettre en cause les articles du TFUE portant sur son indépendance.
Plus largement, je crois que l’indépendance de la BCE est une forme d’impuissance. Son obligation de neutralité vis-à-vis du marché la prive de la légitimité et de la possibilité de prendre des décisions audacieuses qui relèveraient de la politique, par exemple favoriser les investissements verts par rapport à ceux dans les énergies fossiles ou financer directement les dépenses des banques publiques d’investissements ou les États.
Votre proposition est-elle permise par les traités de l’UE ?
En théorie oui, puisque le TFUE ne mentionne à aucun moment l’annulation de dettes. Le protocole numéro 4 relatif au système européen de banques centrales indique même que la BCE pourrait indemniser les banques centrales nationales qui font des pertes par tous les moyens qu’elle juge appropriés.
Certains pourraient néanmoins associer l’annulation des dettes à un financement monétaire des États, une pratique qui est interdite par l’article 123 du TFUE. Mais une telle interprétation me semble fausse, car, dans le cas d’une annulation, il ne s’agit pas d’un nouveau financement octroyé par la BCE aux États.
En outre, la Cour de justice de l’UE (CJUE) a validé le programme OMT de la BCE (EUROPE 11336/18) qui concernait le rachat de titres de dettes publiques pour lesquelles il existait un gros risque de défaut, admettant ainsi implicitement que la BCE pouvait faire des pertes sur des titres de dettes publiques qu’elle détient. Si elle annule une partie des créances qu’elle détient, c’est la même chose, elle fera une perte.
Même s’il y aurait certainement des contestations auprès de la CJUE, comme il y en a eu récemment envers le quantitative easing (EUROPE 12480/17), il me semble que la base économique, technique et juridique existe, sans obligation de modifier les traités.
La décision d’annuler une partie des dettes requiert néanmoins l’unanimité du conseil des gouverneurs de la BCE, non ?
En règle générale, les décisions du conseil des gouverneurs sont prises à la majorité simple des membres ayant le droit de vote et, dans quelques situations spécifiques, à la majorité qualifiée. En cas de partage des voix, celle du président est prépondérante. Théoriquement, une telle décision ne requiert donc pas l’unanimité.
En outre, si une banque centrale nationale se refusait à l’appliquer, la BCE serait fondée en droit pour l’attaquer devant la CJUE.