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Bulletin Quotidien Europe N° 12376

26 novembre 2019
Sommaire Publication complète Par article 27 / 27
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N° 004

Sortir de la croissance

L’économiste Éloi Laurent, professeur à l’École du management et de l’innovation de Sciences Po et professeur invité à l’université Stanford, a fait le pari de démythifier la croissance, devenue au cours du 20e siècle l’objectif permanent et le mètre étalon de toute politique économique. Cette croissance à tout prix est à l’origine de la crise de la biosphère que nous vivons actuellement et contribue à des degrés divers aux autres maux du 21e siècle. Est-il possible d’en sortir ? Oui, nous répond l’auteur, qui mêle ici philosophie, économie et politique, dans un style simple et agréable à lire.

Dès l’introduction, Éloi Laurent nous rappelle que nous vivons sous l’empire des données (nous en produisons 2,5 trillions d’octets par jour), alors qu’à proprement parler, « les données n’existent pas ». « Les chiffres qui nous gouvernent sont des constructions sociales derrière lesquelles se cachent une vision particulière du monde et des choix méthodologiques subjectifs et discutables. Les données, instruments de connaissance, résultent d’hypothèses, de modèles et de techniques, mais elles sont également entachées de valeurs, de préjugés, d’idéologies », constate l’auteur, qui rappelle qu’entre les mains des décideurs, ces agrégats rebaptisés indicateurs deviennent des instruments de pouvoir. Il entend dès lors démontrer que nous gouvernons aujourd’hui nos économies avec de mauvais indicateurs, au premier rang desquels le sacrosaint PIB. Et, comme nous le verrons plus loin, il préconise de réorienter l’ensemble de l’activité économique vers le bien-être des personnes, ainsi que la résilience et la soutenabilité des sociétés.

C’est parce que ces trois « horizons de l’humanité » ont été négligés par l’économie, au moins depuis le 19e siècle, que notre prospérité, dans son sens premier, est désormais menacée par les inégalités sociales et les crises écologiques. « Nous faisons face à un double risque imminent d’implosion et d’explosion, qui n’a été diagnostiqué que bien trop tard, faute d’une attention suffisante aux instruments de mesure. Nos démocraties sont menacées d’implosion sous l’effet de la crise des inégalités, qui nourrit le ressentiment identitaire, accroît la distance entre les citoyens et mine l’idéal d’égalité partout sur la planète. Nos sociétés sont en outre menacées d’explosion sous l’effet de la dégradation des écosystèmes, dont l’altération met directement en péril nos conditions de vie, parce qu’ils en constituent le soubassement. Le début du XXIe siècle se caractérise donc par trois crises connexes et angoissantes pour qui les regarde bien en face : la crise des inégalités, les crises écologiques et la crise démocratique », constate Éloi Laurent.

L’auteur nous rappelle que, si l’on se fie aux indicateurs économiques (taux de croissance, finance, profit), l’économie américaine semble florissante et vient de battre, à l’été 2019, son record historique de longévité de la croissance du PIB. Pourtant, ils masquent mal la réalité d’une Amérique où l’inégalité de revenus et de patrimoine est à son plus haut historique, où l’espérance de vie recule, où la dégradation de l’environnement s’accélère… « Le symbole le plus frappant de la façon dont les États-Unis dilapident leur prospérité au nom de la croissance est sans doute l’état calamiteux de leurs infrastructures (ponts, routes, écoles, réseaux d’eau et d’énergie, digues, etc.) Celles-ci, à la fois patrimoine et biens communs, sont particulièrement utiles aux plus démunis, mais les riches aussi en ont besoin. Pour restaurer ces infrastructures défaillantes, le pays devrait consentir un effort d’investissement de 4,6 trillions de dollars sur dix ans, soit environ un quart du revenu national annuel. Or, le plan fiscal de 2017 (avec des réductions d’impôt : NDLR) creuse un trou de près de deux milliards de dollars dans les finances publiques du pays ». Si l’ampleur du phénomène diffère, l’Europe subit elle aussi les effets secondaires de l’obsession de la croissance, adossée de ce côté de l’Atlantique à une orthodoxie budgétaire érigée en dogme. Ici aussi, les infrastructures souffrent : écoles et hôpitaux vétustes avec des sous-effectifs dans beaucoup de pays, fermetures d’écoles et de maternités en France, effondrement de ponts, spectaculaire et catastrophique à Gènes, ou dû autant à l’irresponsabilité qu’à la vétusté près de Toulouse, sans parler de l’état des routes un peu partout et des tunnels à Bruxelles. Aussi, peut-on comprendre et saluer la demande conjointe que les patrons et les syndicats allemands viennent d’adresser au gouvernement fédéral pour qu’il investisse 450 milliards d’euros sur dix ans dans les infrastructures, la digitalisation et la formation.

Au cours des trois dernières décennies, les inégalités de revenu se sont creusées dans toutes les régions du monde, y compris en Europe, et même si l’on peut voir dans la fronde des gilets jaunes en France une traduction des diverses angoisses que suscitent les crises diverses qui affectent notre société, il est évident que la perte de pouvoir d’achat y prend une part singulière. Mais la crise des inégalités est bien plus emblématique aux États-Unis, du fait même d’une situation de plein emploi à bas revenus obligeant les travailleurs à cumuler plusieurs emplois, dans un contexte de croissance soutenue, mais dont les ménages américains ne profitent pas. Entre 1967 et 2013, le PIB des États-Unis a ainsi progressé de 260%, alors que le revenu moyen des ménages n’a augmenté que de 19%. Or, souligne Éloi Laurent, « l’inégalité est un acide qui ronge la coopération humaine : elle amoindrit la confiance entre les personnes et à l’égard des institutions et entrave la recherche de connaissance partagée ».

Quant à la domination humaine sur la biosphère, largement alimentée par la croissance, l’auteur nous rappelle qu’elle s’opère à trois niveaux : - l’exploitation du sous-sol ; - la colonisation de la surface et l’exploitation du sol ; - l’exploitation du vivant. L’économie mondiale a ainsi extrait en 2017 trois fois plus de ressources naturelles qu’en 1970 et la consommation de ressources naturelles en Europe rapportée au nombre d’habitants a atteint en 2017 pas moins de 16 tonnes par Européen. Selon des calculs récents, en 1700, seuls 5% des terres émergées étaient accaparées par des activités humaines intensives, 45% étaient dans un état semi-naturel et 50% totalement sauvages. En 2000, 55% des terres faisaient l’objet d’activités humaines intensives, 25% étaient dans un état semi-naturel et 20% dans un état sauvage. Enfin, des travaux récents suggèrent que les taux d’extinction des espèces atteignent actuellement 100 à 1000 extinctions pour 10 000 espèces par siècle, soit un taux 100 fois à 1000 fois plus rapide que le rythme observé sur la terre au cours des 500 derniers millions d’années. Ces chiffres, parmi d’autres, illustrent l’accélération de la dégradation de notre environnement naturel et la nécessité urgente de changer de modèle économique.

Pour sortir de la croissance, Éloi Laurent suggère notamment d’agir au niveau européen, en modifiant le ‘Semestre européen’, et au niveau national, en suivant l’exemple de la Finlande, qui a adopté en 2017 une nouvelle stratégie de développement durable reposant sur un objectif de bien-être et un objectif de soutenabilité. En 2018 et 2019, la Finlande a progressivement cherché à intégrer concrètement le critère de soutenabilité dans ces choix fiscaux et budgétaires. Quant au ‘Semestre européen’, il a, selon l’auteur, trois défauts majeurs : - il repose sur le PIB et la croissance ; - il est soumis à « l’impérialisme de la discipline budgétaire » ; - il s’appuie sur une gouvernance obsolète, avec une prise de décision en silos. Il préconise de remplacer l’actuel exercice annuel de surveillance budgétaire et macroéconomique par un processus à plus long terme, qu’il qualifie de « pacte de développement soutenable pluriannuel », d’introduire des indicateurs sociaux et environnementaux, d’attribuer un rôle plus substantiel au Parlement européen et d’associer les partenaires sociaux et les ONG à ce processus « sur un mode autre que cosmétique ».

En résumé, sortir de l’économie de la croissance, de la consommation et du gaspillage est possible, mais nécessite une réorientation radicale du modèle économique. Au-delà des diverses formes d’activisme, parfois excessives, les citoyens sont, dans une large mesure, déjà conscients des ravages causés par le modèle actuel, mais ils sont aussi démunis face aux crises. Il est urgent que les responsables politiques prennent les décisions qui s’imposent pour réorienter l’économie. Une Europe pionnière dans ce domaine y gagnerait autant en cohésion interne qu’en positionnement sur la scène internationale.

Olivier Jehin

 

Éloi Laurent. Sortir de la croissance – Mode d’emploi. Éditions les liens qui libèrent (LLL). ISBN : 979-10-209-0776-9. 206 pages. 15,50 €

 

Embrace the Union

Voilà un titre et des idées que l’on aurait aimé trouver de la plume d’un Européen. C’est pourtant un Américain qui signe ce rapport lucide pour expliquer à ses compatriotes – mais le document mérite au moins autant d’être lu par les Européens – combien il est urgent de prendre en compte le potentiel de l’Union européenne dans la relation transatlantique et de soutenir son développement dans la défense et les affaires étrangères.

Max Bergmann estime que, dans un monde qui connait une résurgence autocratique, les États-Unis ont plus que jamais besoin d’un partenaire européen fort et uni. Il déplore l’évolution de la politique américaine sous la présidence de Donald Trump, qui traite ses alliés davantage comme des adversaires et cherche à miner l’Union européenne en soutenant le Brexit, en encourageant le sentiment anti-UE et le populisme de droite, en apportant son soutien aux gouvernements « antidémocratiques » hongrois et polonais et en engageant une guerre économique avec l’UE. L’auteur, pour qui « l’Union européenne à Bruxelles – pas les capitales européennes ni le quartier général de l’OTAN – est devenue le centre de gravité politique de l’Europe », appelle dès à présent les Américains à réfléchir aux moyens de restaurer l’Alliance transatlantique après Trump. Pour lui, il ne fait aucun doute que des États comme le Royaume-Uni et la France ont perdu l’influence internationale qu’ils avaient autrefois. Seule l’Allemagne en disposerait encore, mais elle se montre incapable d’assumer son rôle. Quant à l’Union européenne, elle est encore insuffisamment intégrée. Il lui manque des capacités essentielles, notamment dans le domaine de la sécurité et de la défense. Sa politique étrangère n’est pas suffisamment intégrée et elle aurait besoin d’une politique fiscale supranationale. Max Bergmann appelle en conséquence les responsables politiques américains à soutenir le renforcement de l’Union européenne, y compris dans le domaine de la défense, intégration et rationalisation des capacités militaires comprises, dans le cadre d’une nouvelle « special relationship » qui lui permettra de devenir le partenaire dont les États-Unis ont besoin sur la scène internationale. Ce partenariat privilégié devrait remplacer celui qui existe avec le Royaume-Uni, appelé à poursuivre son déclin du fait de la sortie de l’UE, qui réduira son importance diplomatique pour les États-Unis.

« L’émergence de l’Union européenne comme acteur stratégique et acteur mondial est clairement dans l’intérêt de Washington », affirme Max Bergmann, même s’il reconnaît qu’il peut exister des divergences entre les deux partenaires, celles-ci étant le plus généralement dues aux dérives droitières des conservateurs américains. Et d’appeler une future administration américaine à : organiser un sommet UE/États-Unis en vue d’annoncer une nouvelle « special relationship » avec l’UE ; organiser un dîner d’État à la Maison-Blanche avec les présidents de la Commission et du Conseil européen ; faire de Bruxelles la première étape du premier déplacement d’un nouveau président des États-Unis en Europe, lequel devrait s’adresser au Parlement européen à cette occasion ; ordonner aux ambassades des États-Unis de donner la priorité à la collaboration avec les délégations de l’UE à l’étranger ; renforcer le bureau chargé de la coopération en matière de sécurité au sein de l’ambassade des États-Unis auprès de l’UE ; revenir dans l’accord sur le nucléaire iranien ; rejoindre l’accord de Paris sur le climat ; mettre un terme à la guerre commerciale avec l’Europe ; réaffirmer le soutien des États-Unis aux conventions internationales sur le contrôle des armements ; utiliser l’influence diplomatique des États-Unis pour soutenir l’intégration européenne, y compris l’adoption du vote à la majorité qualifiée dans la politique étrangère et de sécurité commune. (O.J.)

 

Max Bergmann. Embrace the Union – A New Progressive Approach for Reviving the Trans-Atlantic Alliance. Center for American Progress. Ce rapport peut être téléchargé gratuitement à l’adresse suivante : https://www.americanprogress.org/issues/security/reports/2019/10/31/476483/embrace-the-union/

 

Désinformation et campagnes électorales

Ce rapport, publié par la direction générale de la démocratie du Conseil de l’Europe, analyse les vulnérabilités nées de la désinformation et des fausses nouvelles diffusées sur Internet par des personnes (trolls) ou des robots (bots), ainsi que l’essor des activités de marketing politique fondées sur les données et les algorithmes de ciblage. Une activité économique qui bénéficie aux médias sociaux et à divers autres acteurs. Facebook a ainsi créé un modèle de ciblage permettant aux partis politiques d’accéder à plus de 162 millions d’utilisateurs américains pendant une campagne électorale et de les cibler individuellement par âge, sexe, district du Congrès et intérêts. Il suffit désormais de disposer de 40 000 euros pour financer une opération de propagande sur les réseaux sociaux, de 5 000 euros pour lancer une initiative de discours haineux et de 2 600 euros pour acheter 300 000 abonnés sur Twitter. Le recours à la publicité numérique par les candidats aux élections a également très fortement progressé. Ainsi, au Royaume-Uni, il est passé de 0,3% du total des dépenses publicitaires en 2011 à 42,8% en 2017. Lors du référendum sur le maintien ou la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne en 2016, des chercheurs des universités de Californie et de Swansea ont repéré 156 252 comptes russes qui tweetaient sur le Brexit et ont constaté qu’ils avaient publié plus de 45 000 messages durant les dernières 48 heures de la campagne.

Le rapport estime que l’autorégulation par les réseaux sociaux n’est pas la solution et que les autres initiatives comme les vérifications des informations par des organes publics ou indépendants (il mentionne snopes.com, Pagella en Italie, le Deutsche Forschungszentrum für künstliche Intelligenz ou encore l’International Fast-Checking Network), ainsi que l’équipe spéciale East StratCom de l’UE, demeurent notoirement insuffisantes face au développement du phénomène. Parmi plusieurs recommandations, le rapport préconise une meilleure définition de la désinformation, afin d’établir l’intention malveillante et d’assurer dans le même temps l’équilibre nécessaire à la protection de la liberté d’information. Il estime aussi que l’interdiction faite en France (article L.52-1 du code électoral) d’utiliser tout procédé de publicité commerciale à des fins de propagande électorale pendant les six mois précédant une élection générale pourrait être transposée, assortie d’un délai plus court, pour réglementer ou interdire toute diffusion d’éléments de désinformation à grande échelle et artificielle. Les dépenses numériques engagées à l’étranger à des fins électorales pourraient être assimilées à des dons en nature de tiers, lesquels sont généralement interdits dans la plupart des pays membres du Conseil de l’Europe. Enfin, ce dernier pourrait s’inspirer du règlement 2016/679 de l’UE relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel (RGPD) et des conclusions du Conseil européen de mars 2018 pour élaborer un cadre juridique contre la désinformation. (O.J.)

 

Yves-Marie Doublet. Désinformation et campagnes électorales. Éditions du Conseil de l’Europe (http://book.coe.int ). ISBN : 978-92-871-8910-3. La version anglaise porte le n° ISBN 978-92-871-8911-0. 46 pages. 9 € / 18 $ US

 

La Requête individuelle en vertu de la Convention européenne des droits de l’homme

Rédigé par le président de la Cour européenne des droits de l’homme et par une avocate à la Cour de cassation de Grèce, ce petit guide analyse de façon aussi simple que possible les différentes phases de la procédure devant les organes de la Convention qui assure la protection de 820 millions de personnes en Europe. Il couvre toutes les étapes, depuis la préparation et l’introduction d’une requête devant la Cour jusqu’à l’exécution complète d’un arrêt de celle-ci et la clôture de la procédure de surveillance par le Comité des ministres. (O.J.)

 

Linos-Alexandre Sicilianos et Maria-Andriani Kostopoulou. La requête individuelle en vertu de la Convention européenne des droits de l’homme – Guide procédural. Éditions du Conseil de l’Europe (http://book.coe.int ). ISBN : 978-92-871-8959-2. 164 pages. 16 € / 32 $ US

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