La défense européenne à l’heure de la guerre en Ukraine
Dans son nouveau livre, Nicolas Gros-Verheyde, rédacteur en chef du média en ligne Bruxelles 2 (B2), spécialisé dans les questions de défense, revient sur l’invasion russe de l’Ukraine, les réactions de l’UE et de ses États membres et les conséquences sur la politique européenne.
Après des préfaces de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et du Haut Représentant de l’UE, Josep Borrell, l’auteur décrit chronologiquement, tel un journal de bord, en rapportant des informations recueillies auprès des décideurs européens, les jours qui ont précédé et suivi l’invasion russe de l’Ukraine, « une semaine de tous les dangers, où les Européens ont bousculé tous leurs préjugés, leurs barrières, leurs tabous ».
L’ouvrage détaille les réponses apportées par l’UE, y compris en résumant les nombreux sommets portant sur l’Ukraine et en rappelant, pour chacun d’eux, les décisions prises par les dirigeants européens. « Malgré les grosses divergences politiques au départ sur les relations avec la Russie ou avec l’Ukraine, les Vingt-sept arrivent à conserver unité et détermination », souligne l’auteur, qui note que l’unité reste néanmoins un défi.
Nicolas Gros-Verheyde fait aussi le point sur les investissements dans la défense – qui ne sont plus tabous - et la fourniture à l’Ukraine du soutien militaire par les pays européens. La transformation stratégique du continent, qui passe, selon lui, par la fin de l’opt-out danois sur la PSDC, l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN, la politique d’élargissement de l’UE, mais aussi la Communauté politique européenne sont également expliquées.
Spécialiste de l’OTAN, l’auteur n’oublie pas non plus de mentionner les conséquences de l’invasion russe de l’Ukraine sur l’Alliance, qui retrouve un second souffle. « Jamais entre Européens et Otaniens la concertation n’a été aussi intense et l’unité de vue aussi grande. Jamais l’Alliance atlantique n’a eu un rôle aussi incontesté de défense du territoire européen, de Brest à Tallinn (…) Pourtant l’Alliance atlantique a, un peu, raté la marche de l’Ukraine. Là où les Européens l’ont saisie », résume Nicolas Gros-Verheyde.
Le livre se penche ensuite en profondeur sur la révolution des instruments européens, pour aider militairement l’Ukraine : ‘Facilité européenne pour la paix’, formation, munitions, acquisitions conjointes, engagements de sécurité. Mais il en examine également les conséquences pour d’autres missions PSDC de l’UE et les sanctions prises par l’UE. « L’UE s’engage pour la sécurité de l’Ukraine (…) Les paquets de sanctions s'enchaînent. Ce n’est pas toujours facile. Il faut négocier pied à pied. L’enthousiasme du début a cédé la place aux intérêts », souligne l’auteur, qui détaille paquet après paquet – les Européens viennent de négocier le 14e – les mesures adoptées à l’encontre de la Russie et de la Biélorussie, tout en expliquant les processus de négociations, parfois difficiles, entre États membres.
Dans la dernière partie de son livre, Nicolas Gros-Verheyde élargit sa recherche, pour détailler le soutien – non militaire – apporté à l’Ukraine : l’assistance financière, l’aide civile, les corridors de solidarité et les réseaux de transport.
Il s’intéresse en outre à la position de l’Europe face aux autres défis mondiaux, car « la Russie ne ménage pas ses efforts pour tailler quelques croupières aux Européens, notamment en Afrique ».
Enfin, le livre revient sur les leçons à tirer de la crise ukrainienne : ne pas se voiler la face, changer de logiciel, « de façon de penser, mais aussi d’agir en conséquence » ou encore savoir détecter et évaluer les nouvelles menaces russes. Avant de conclure que l’invasion russe de l’Ukraine est d’ores et déjà une défaite stratégique pour Moscou. (Camille-Cerise Gessant)
Nicolas Gros-Verheyde. La défense européenne à l’heure de la guerre en Ukraine – Des tabous tombent. Éditions du Villard. ISBN : 978-2-9560-0133-1. 256 pages. 25,00 €
Le besoin d’une réelle politique industrielle de défense
Dans cet article publié dans le dernier numéro de la revue de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) consacré aux questions industrielles de défense, Renaud Bellais, co-directeur de l’Observatoire de la Défense de la Fondation Jean Jaurès, nous rappelle les spécificités d’une économie de guerre, difficilement conciliables avec le discours, très rhétorique, du président français, Emmanuel Macron. Ce qui conduit naturellement l’auteur à souligner l’urgence d’une politique industrielle de défense, longtemps impensée en France et, plus largement, sur le continent. La stratégie industrielle de défense (EDIS) et le programme EDIP, proposés par la Commission européenne, demeurant à ce stade les seules initiatives concrètes en la matière.
« Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les réactions en France et dans de nombreux pays européens ont montré la surprise des décideurs politiques et publics concernant les délais nécessaires pour augmenter, de manière conséquente, la production de matériels militaires et de munitions en Europe ainsi qu’aux États-Unis. Le passage à une ‘économie de guerre’, demandé par le président Macron en juin 2022 lors d’Eurosatory, s’annonce plus difficile qu’envisagé initialement. Après trois décennies de dividendes de la paix, il semble que les décideurs publics se heurtent à des réalités industrielles qui ont été en grande partie oubliées », observe à juste titre Renaud Bellais.
Qu’est-ce qu’une économie de guerre sinon « une mobilisation massive de la population, non seulement dans les armées, avec un bond phénoménal des effectifs militaires, mais aussi dans la partie de l’économie qui est réorientée vers les besoins des armées » ? Nous en sommes donc loin. Et surtout, elle ne se justifie pas dans l’immédiat. Pour voir le jour, elle devrait aussi impérativement bénéficier d’une adhésion populaire d’une certaine importance, légitimée par un sentiment de péril immédiat. D’ailleurs, comme le rappelle Renaud Bellais, « En deçà de 5% du PIB pour une économie avancée, la défense reste un acteur marginal de l’économie ». On pourrait ajouter qu’en deçà de 3%, elle reste une priorité secondaire de la vie politique.
« Nous changeons d’échelle quand les efforts militaires se rapprochent de 10%, comme c’est le cas pour la Russie aujourd’hui ou les États-Unis pendant la guerre de Corée. Toutefois, la réelle rupture se produit certainement au-delà de 15% : la part de l’économie mise au service des armées est telle que nous passons dans une autre dimension, car il est nécessaire de changer d’organisation économique pour produire les effets attendus », explique Renaud Bellais, avant de poursuivre : « Cette configuration reste assez rare, notamment sur une durée assez prolongée. La France et le Royaume-Uni ont consacré un quart de leur PIB aux dépenses militaires pendant la Première Guerre mondiale, les États-Unis jusqu’à 43% en 1944. Si le président de la République parle d’’économie de guerre’ et annonce le doublement des dépenses militaires d’ici à 2030 (en monnaie courante et non constante), nous sommes bien loin d’un des points de basculement proposés dans cette grille d'analyse. L’évolution des dépenses militaires de la France parle d’elle-même depuis 1950 : au mieux, compte tenu de l’inflation, les efforts militaires de la France devraient atteindre 2,5% du PIB en 2030 ».
Les logiques budgétaires, à l’œuvre depuis la fin des années 1960 et encore bien davantage à partir de 1990, qui ont fait de la défense une variable d’ajustement, ont fait d’une « industrie bonzaï (…) le pendant d’une armée échantillonnaire », écrit Renaud, qui explique : « L’absence de besoins impérieux a conduit à réduire la taille de base industrielle et technologique de défense sur des critères de coûts et de budget et non de capacité de réaction en cas de guerre. Cette stratégie a été poussée à un tel degré que la remontée en puissance apparaît aujourd’hui complexe, pour ne pas dire difficile à mettre en œuvre avec la flexibilité et la réactivité qui seraient souhaitables ».
Or, « la guerre en Ukraine a révélé que la consommation des stocks disponibles et l’attrition des matériels pouvaient se produire à une vitesse bien plus rapide que ce qui était envisagé dans la planification militaire ces dernières années. Faut-il rappeler que l'artillerie ukrainienne consomme en un ou deux jours un nombre d'obus correspondant à ce que l’industrie française fabriquait en un an jusqu’en 2022 ? Même si la production a été multipliée par cinq entre 2022 et 2024, elle reste très insuffisante pour tenir un engagement de haute intensité ainsi que le démontre l’objectif de l’Union européenne de livrer un million d’obus par an à l’Ukraine, voire deux fois plus », écrit l’auteur. Avant de conclure sur « la nécessité d’avoir une réelle stratégie industrielle d’armement inscrite dans la durée, assurant cohérence et constance des décisions dans ce domaine de souveraineté ».
La revue de la FRS y joint un article cosigné par Josselin Droff et Julien Malizard (IHEDN) qui présente l’hypothèse de deux marchés de la défense complémentaires.
« Le « choc de demande » post-février 2022 rend nécessaire l’adaptation de l’offre industrielle. On est en effet dans une situation d’offre relativement inélastique face à des ruptures stratégiques qui modifient la demande. Sur un plan qualitatif, le conflit en Ukraine est révélateur de l’importance de nouvelles capacités dans la conduite des opérations dans un conflit de haute intensité moderne comme les munitions téléopérées, les drones de petites dimensions et polyvalents (qu’ils soient aériens, terrestres ou navals), le cyber ou le spatial (notamment en ce qui concerne la transmission et l’exploitation des données). La mise en évidence d’un risque d’attrition élevé amène, dans une perspective d’économie industrielle, à s’intéresser au marché des consommables, i.e. des matériels à la durée de vie très courte (ex. : drones). A contrario, le contexte de démonstration de forces entre grandes puissances miliaires rend impossible de renoncer à des biens durables, i.e. des équipements majeurs à la durée de vie très longue (porte-avions, avions de combat, missiles hypersoniques, missiles balistiques, etc.). Cette ambivalence est au cœur des mutations actuelles de la défense et, en particulier, de l’industrie de défense », expliquent les auteurs.
Josselin Droff et Julien Malizard estiment dès lors qu’il existe deux marchés de l’armement : « Le premier est constitué des acteurs traditionnels de l’industrie de défense, capables d’apporter une fourniture capacitaire classique comme les véhicules blindés, les systèmes d’artillerie, les aéronefs et les navires. Le second fait référence aux acteurs industriels émergents qui permettent de répondre à certains besoins non couverts par les matériels classiques comme, par exemple, dans les domaines des drones, du cyber, de l’espace ou encore de l’informatique et du traitement de la donnée ».
Les auteurs s’attachent ensuite à en définir les caractéristiques : coûts unitaires en forte croissance, fortes barrières à l’entrée sur le marché, faible concurrence, situations oligopolistiques, voire monopolistiques, pour les entreprises traditionnelles ; coûts fixes relativement peu élevés et innovation reposant en grande partie sur l’adaptation de technologies duales aux besoins militaires ou la recombinaison de technologies existantes pour répondre à un besoin opérationnel non couvert, produits ayant des caractéristiques de biens consommables avec une durée de vie courte, voire très courte (drones kamikazes, par exemple), faibles barrières à l’entrée sur le marché, concurrence potentiellement plus forte, pour les industriels émergents.
« Ces deux marchés sont parfois vus comme étant en concurrence, mais nous pensons qu’ils peuvent être vus à la fois en concurrence et complémentaires dans une perspective de couverture du spectre capacitaire », écrivent les auteurs, avant de conclure : « Du côté de la demande, une question fondamentale est d’identifier correctement en amont les caractéristiques d’un matériel afin de savoir à quel marché s’adresser. Pour cela quels sont les critères de décision ? Par exemple, le général Burckard, Chef d’état-major des Armées, expliquait que l’armée française avait beaucoup misé sur la haute technologie, mais qu’avec le retour des logiques d’attrition, la question de la soutenabilité d’armes utilisées avec un coût unitaire très élevé se pose et qu’il fallait aussi des ‘armes d’usure’ moins coûteuses. Dans cette perspective, une arme de décision est vue comme un bien durable (capital) et fait appel au marché historique. Au contraire, une arme d’usure est davantage vue comme un ‘consommable’ et fait donc appel au marché émergent. Du côté de l’offre, la question fondamentale est celle de l’adaptation des acteurs industriels et étatiques. D’une part, les procédures d’acquisition, héritées de décennies de pratiques, doivent être revues pour permettre l’agilité nécessaire pour satisfaire les besoins exprimés par les armées. Les acteurs de la BITD traditionnelle, fortement spécialisés compte tenu des barrières à l’entrée du marché classique, peuvent-ils s’adapter à cette dualité de marché ? » (OJ)
Renaud Bellais. Économie de guerre : au-delà des attentes, le besoin d’une réelle politique industrielle de défense. Défense & industries, n° 18, juin 2024.37 pages. La revue de la Fondation pour la recherche stratégique peut être téléchargée gratuitement à l’adresse : https://aeur.eu/f/cs7