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Bulletin Quotidien Europe N° 13354

21 février 2024
INSTITUTIONNEL / Interview pe2024
« avec le climat, on ne peut pas faire d'arrangements », affirme Nicolas Schmit, futur candidat tête de liste de la famille socialiste européenne
Bruxelles, 20/02/2024 (Agence Europe)

Le commissaire européen à l’Emploi et aux Droits sociaux, Nicolas Schmit, est aussi le seul candidat à la fonction de ‘Spitzenkandidat’ de la famille socialiste européenne. Sa nomination est attendue lors du Congrès du 'Parti socialiste européen', samedi 2 mars à Rome. À l'occasion d'une interview accordée à EUROPE, il explique les raisons qui l’ont poussé à se lancer dans la campagne des élections européennes. Il est convaincu qu'il n'y a pas d'alternative au 'Green Deal', et donc de la nécessité de continuer à agir pour préserver la planète. S’agissant de son portefeuille actuel, il dit aussi encore espérer un accord sur l'encadrement européen des travailleurs des plateformes. (Propos recueillis par Solenn Paulic et Mathieu Bion)

Agence Europe – Vous serez vraisemblablement désigné 'Spitzenkandidat' de la famille socialiste européenne. Pourquoi avoir voulu vous lancer dans cette campagne ?

Nicolas Schmit - Les choses sont venues vers moi. Et si l’on juge que je suis la personne qui peut porter le projet social-démocrate pour l'Europe, je suis prêt à le faire.

Nous vivons une période très particulière. Nous sortons de crises majeures : la Covid-19, la crise financière n'est pas si éloignée, la crise climatique. Nous avons subi une inflation à laquelle nous n'étions pas habitués. Et, évidemment, nous avons des guerres à côté de chez nous.

L’Europe a des défis majeurs et il faut des réponses solides. Cette élection est une occasion d’aller à la rencontre des citoyens, parce que nous savons tous qu'il y a des doutes sur le rôle de l'Europe, sur sa nécessité... Nous voulons une Europe forte, sociale, qui se relance économiquement, car nous voyons que le décalage s’est agrandi entre l'Europe et les États-Unis.

Voilà donc la mission de la prochaine Commission : travailler sur le social, l'économie, la modernisation de notre industrie, mais bien sûr aussi la sécurité. C’est fondamental avec les incertitudes que nous avons aux États-Unis, mais aussi les risques très concrets avec la Russie. Il faut donc aller plus vite pour développer une politique européenne de sécurité et de défense.

Dernier point, la démocratie. Elle est potentiellement menacée par les visées de Poutine, qui veut, finalement, détruire cette Union européenne. Nous avons aussi, à l'intérieur même de l’UE, des gens qui remettent en cause l'État de droit, les valeurs démocratiques. C’est donc aussi un moment pour défendre nos valeurs, notre démocratie.

Ursula von der Leyen souhaite être reconduite à la tête de la Commission européenne (EUROPE 13353/1). En quoi le programme de la famille sociale-démocrate diffère-t-il de celui du PPE ?

J’espère au moins qu’il y a un consensus de base entre les forces démocratiques sur les grandes orientations de l'Europe. Sinon, nous n’aurions pas pu gouverner ensemble !

Il y a, bien sûr, des nuances fortes, notamment sur la façon de poursuivre le 'Green Deal', qui, pour moi, reste un élément central, même s'il faut des ajustements et l’accompagner par davantage de dialogue et d'échanges avec toutes les forces concernées.

C’est ce que je reproche un peu : qu’on n’ait pas suffisamment dialogué avec les agriculteurs, les industriels et les partenaires sociaux, en général. Il faut un dialogue social, non seulement dans les paroles, mais dans la pratique quotidienne.

Il n'y a pas d'alternative au 'Green Deal'. Si nous lâchons, nous mettrons nos entreprises en difficulté par rapport à la Chine et ses véhicules électriques ou aux États-Unis avec l’Inflation Reduction Act. Nous devons continuer dans un contexte de dialogue plus intense. Mais ne semons pas ce doute en disant qu’il faut arrêter, faire une pause. Avec le climat, on ne peut pas faire d'arrangements.

Sous cette Commission, surtout sous l'impulsion des sociaux-démocrates, nous avons fait avancer les dossiers sociaux. Et il ne faut pas de période d'arrêt. Il ne faut pas dire que l’on va maintenant 'lâcher' un peu sur la dimension sociale parce qu'il faut investir dans la défense. Il faut les deux.

Il y a une pauvreté scandaleuse en Europe et il faut lutter plus énergiquement contre cela, aussi pour des raisons économiques, car nous excluons des millions d'Européens. Le logement est aussi un sujet central où l'Europe peut contribuer à apporter des solutions.

Nous avons dans notre famille cette vue globale où l'économie et le social vont très fortement ensemble. Et cela nous distingue d'autres familles politiques démocratiques, car les autres n’ont pour seule solution pour l'Europe que de la détricoter.

Les chrétiens-démocrates critiquent beaucoup le 'Green Deal'. Les agriculteurs ont aussi le projet d'accord commercial avec le Mercosur dans leur viseur. Comprenez-vous ces revendications ?

Nous mettons beaucoup de choses sur le dos du 'Green Deal'. Les agriculteurs croient souvent que leurs problèmes sont, pour une partie, dus au 'Green Deal'.

Mais, si le problème réside dans les coûts de production, qui ont explosé à cause de l'inflation, notamment la nourriture pour le bétail, le fioul, et si le prix payé pour la production reste le même, voire baisse, cela n’est pas lié au 'Green Deal'. C'est un déséquilibre sur les marchés. C'est le pouvoir de négociation des intermédiaires, des distributeurs, et cela devient un problème, absolument injuste, de revenu des agriculteurs. Donc, il faut des ajustements de la politique agricole commune pour redresser un peu ces déséquilibres.

On peut discuter de la règle sur la jachère, mais faut-il continuer à lâcher sur les produits herbicides ? On ne peut pas avoir, d'un côté, une politique anti-cancer et, de l'autre côté, continuer à utiliser des produits dangereux. Si l’on relâche, c'est un signal donné aux grands groupes de production chimique que leurs produits sont bons pour les décennies à venir. Il faut plutôt les inciter à travailler sur des produits de substitution sans danger.

Rejeter tous les maux sur le 'Green Deal', comme le font la droite et, surtout, l'extrême droite, qui se posent en protecteurs des paysans, me surprend. Ces familles de droite ont les présidences de la commission [du Parlement européen] depuis quelques mandats. Et, soudain, ils nous disent que les paysans ne sont pas protégés !

Sur le Mercosur, il faut un équilibre. On ne peut pas être favorable à une Europe qui se replie sur elle-même, mais il faut être réaliste. Je m’interroge aussi sur l'utilité de transporter des tonnes de viande sur 10 000 kilomètres. Un nouveau réalisme doit aussi s'imposer si l’on mesure l'impact en termes d'émissions.

Et si l’on commerce avec des produits agricoles, ils doivent être produits selon les mêmes normes. Est-ce qu'on peut interdire à nos paysans de ne pas utiliser telle ou telle substance pour leur bétail et s’ouvrir à de la viande qui n'a pas respecté ces règles ?

L'Europe a besoin de partenaires économiques et commerciaux, mais il faut que cela se fasse sur des bases nouvelles et équilibrées.

Tel que révisé, le Pacte de stabilité et de croissance est-il compatible avec les investissements nécessaires pour réussir la transition (EUROPE 13348/8) ?

Je reprendrai à mon compte les paroles du commissaire européen à l'Économie, Paolo Gentiloni : 'Le Pacte approuvé n'est pas le Pacte de nos rêves et ce n’est pas celui qui a été proposé par la Commission'.

On ne peut pas laisser simplement filer les finances publiques. Donc, il faut des règles, mais adaptées aux besoins d'investissements considérables. Si on parle de défense, ça ne va pas non plus se faire à coût zéro. Il faudra des années pour que l'Europe se mette à la hauteur des exigences pour assurer sa sécurité.

Et il y a les fractures sociales. Donc, il faut aussi restaurer la cohésion sociale en Europe. Tout cela ne marche pas sans investissement.

Il y a cette idée d'investissement au sein du Pacte de stabilité. Nous avons aussi travaillé sur les cadres de convergence sociale intégrée au sein de la gouvernance économique.

Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas revoir certaines dépenses publiques ni qu'il ne faut pas, dans d'autres domaines, une certaine rigueur dans les finances publiques. Rigueur ne veut pas dire automatiquement austérité, qui serait, objectivement, un mauvais choix pour l'Europe.

Défendez-vous l'idée, justement, d'un instrument spécifique post-Plan de relance européen ?

C'est un élément dont il faut discuter. Les idées commencent à surgir, il faut les étudier. Mais, en tout cas, on ne va pas avoir une défense, une sécurité européenne au tarif zéro. Et cela, quel que soit le président élu aux États-Unis.

 Si vous devenez président de la Commission, comment réorganiseriez-vous les travaux et la structure du Collège des commissaires européens ?

Nous restons un peu trop dans l'approche ‘par silo’. Il manque parfois une vue globale et coordonnée. Et cela veut dire aussi un rôle important de coordination à la tête pour assurer cette intégration des politiques, qui ne me paraît pas optimale actuellement.

Il faudra aussi regarder la façon de réglementer. Beaucoup se plaignent des réglementations, mais quand on leur demande ce qu’il faut supprimer, cela devient plus difficile. Donc, il y a un dialogue à avoir avec les secteurs, avec les différentes parties prenantes. Il faut regarder ce qui est absolument nécessaire en termes de réglementation et ce qui l’est moins, compte tenu des énormes chantiers devant nous.

L'idée émerge en faveur d’un pilier de défense militaire au sein de la Commission. Et il paraît absolument important que cela soit coordonné avec notre politique industrielle en général, comme aux États-Unis.

Donc, oui, il sera fondamental de revoir la réorganisation de la Commission en fonction de ces grandes priorités.

Pour répondre aux défis à venir, faut-il réviser les Traités européens ?

Nous avons déjà un programme important qui est l'élargissement avec une union de plus de 30 États membres à l’horizon.

Il faut se rendre compte que l'unanimité ne fonctionne pas. Plus vous êtes nombreux, plus l'unanimité est un facteur de blocage. L'unanimité n'est donc plus de mise, en tout cas pour la plupart des domaines. Il faut peut-être un nouveau sursaut pour ajuster un peu l'architecture institutionnelle ou les modes de décision sur ces points.

Il faut peut-être ajuster un certain nombre de chapitres des Traités où la dimension européenne, transfrontalière est évidente. On peut aussi se demander s'il ne faut pas élaguer et remettre à un niveau inférieur de compétences un certain nombre de domaines.

Que doit faire l'UE pour soutenir davantage l'Ukraine ?

Il ne faut pas laisser un millimètre de doute sur le fait que nous devons mettre tout en œuvre pour aider l'Ukraine, qui a besoin d'armes. Notre soutien est indispensable pour l'Ukraine, pour l'ordre international futur et pour la sécurité de l'Europe.

Nous savons que l'agression ne va pas s'arrêter à l'Ukraine, si elle était vaincue par ce régime russe inqualifiable, totalitaire et mortifère. Nous l'avons vu avec la mort de Navalny.

Sur la guerre entre Israël et le Hamas, on observe des cafouillages au niveau européen et le sentiment d’un 'deux poids, deux mesures'...

J’ai été impliqué dans le conflit proche-oriental quand on avait un immense espoir après les accords d'Oslo et après l'accord de Washington. Malheureusement, les radicaux des deux côtés, le Hamas, mais déjà le Premier ministre Netanyahu, de l'autre côté, ont sabordé cette perspective.

À l’heure actuelle, notre solidarité avec Israël, sa sécurité, son existence est sans débat et doit être entière. Mais cela doit-il donner lieu à tous les actes de guerre qu'Israël est en train de perpétrer à Gaza, et pas qu'à Gaza ? Non. Je me sens assez proche de ce que dit [le Haut Représentant de l'UE pour les Affaires étrangères] Josep Borrell.

Quand, chaque jour, des dizaines, voire des centaines de personnes meurent à Gaza, sont dans une situation de dénuement absolu, de faim, de soif, d'absence d'aide médicale, ce n'est plus une guerre juste, ce n'est pas une action militaire justifiée. Et l'Europe doit être en position de l’exprimer au gouvernement israélien actuel.

Je pense aussi à ce qui se passe en Cisjordanie, qui est tout aussi désastreux. Il faut exercer des pressions, obtenir l'arrêt des combats, l'approvisionnement de la population, et essayer de trouver des solutions avec des partis, avec des forces aussi du côté palestinien pour amorcer un processus de solution politique, qui ne peut qu'être une solution de deux États.

Que vous inspire le récent échec sur l'encadrement des travailleurs des plateformes numériques (EUROPE 13352/1? Y a-t-il encore un espoir sous Présidence belge du Conseil de l'UE ?

Il faut essayer de rebondir. Nous sommes en contact avec la Présidence belge pour voir comment ce processus doit être continué. Je fais d'ailleurs pleinement confiance à la Présidence belge, mais aussi au PE pour, peut-être, encore trouver une issue.

Bien sûr, je suis déçu. Mais il faut continuer à agir, car il y a des millions de gens, de jeunes notamment, qui avaient un espoir que l'Europe allait mieux les protéger avec cette directive. Et cet espoir semble maintenant remis en cause avec le sentiment donné que l’on protège plus les plateformes Uber ou Deliveroo, ce qui est quand même un paradoxe.

Je ne suis pas du tout contre les plateformes. Elles offrent un service qui correspond à un besoin réel. Mais si ce service ne peut se procurer qu'au moins-disant social, c'est qu'il y a un problème quelque part ! Ce que nous voulions, c'est corriger ce problème, parce que, si on le tolère ici, il s'étendra à d'autres secteurs.

Nous avions aussi beaucoup progressé sur la gestion algorithmique et il serait aussi vraiment dommage pour les plateformes de perdre ce qui a été négocié. Ce dossier est crucial pour l'évolution future du monde du travail. C'est pour ça qu'il faut continuer.

L’attitude de la France et de l’Allemagne dans ce dossier vous a-t-elle dérangé ?

Je ne veux pas commenter les positions des uns et des autres. Mais l'abstention - ne faisons pas de mauvaise blague - c’est comme un vote contre. Chacun doit assumer sa responsabilité par rapport aux millions de travailleurs et par rapport à leurs conditions de travail.

Et si les plateformes célèbrent en quelque sorte leur victoire, il y a des questions à se poser.

Le règlement sur la coordination des règles de sécurité sociale constitue un autre échec (EUROPE 13350/27). Quel conseil donneriez-vous à un potentiel successeur ?

Il y a eu une série de rendez-vous manqués. C’est un dossier délicat, car il y a des intérêts assez divergents.

Il faut recommencer avec une approche réaliste, à la fois du côté du Parlement et du Conseil. Je ne pense pas qu’un accord serait hors de portée. On y était presque à plusieurs reprises. Il faut un peu de flexibilité, mais il ne faut pas laisser tomber. Il est regrettable qu’on ait passé maintenant huit ans à négocier avec de nombreux trilogues, mais il faut continuer.

La directive sur les salaires minimums ne restera-t-elle pas le seul vrai succès en matière sociale de cette législature ?

La directive sur le salaire minimum adéquat est le dossier phare de ce mandat en matière sociale, mais ce n’est pas le seul ! Il y a eu un éventail de mesures, de propositions très importantes construites sur la base du pilier des droits sociaux. Tout n'a certes pas été mis en œuvre, mais la Commission a réussi à relancer l'Europe sociale, y compris dans les autres politiques.

Une chose est complètement passée inaperçue : l’introduction d’une conditionnalité sociale dans la Politique agricole commune, par exemple. Nous avons aussi adopté une série de recommandations avec un suivi fort comme celles sur la 'Garantie pour l’enfance', sur le revenu minimum, sur l’économie sociale. On a couvert aussi le secteur des soins et la qualité du travail des soignants. Nous avons lancé une plateforme sur le sans-abrisme.

Voilà quelques domaines où l'Europe a montré son visage social. Et le défi pour la prochaine Commission de mettre en œuvre les mesures sur la lutte contre la pauvreté, mais aussi sur la formation.

Nous avons réalisé beaucoup de choses dans un laps de temps très court, car n’oublions pas non plus que c'est dans le domaine social qu’ont été lancés les premiers dispositifs d’emprunt commun avec les 100 milliards du programme SURE de soutien aux régimes nationaux de chômage partiel pendant la Covid-19.

On a sauvé des millions d'emplois, on a sauvé des entreprises, on a contribué à stabiliser l'économie... On a aussi réussi à changer le discours sur l’emploi, car on ne se trouve plus aujourd’hui dans cette idée que la flexibilité absolue, c'est bon pour l'emploi. On sait que ce n'est pas vrai.

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