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Bulletin Quotidien Europe N° 13323

9 janvier 2024
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N° 097

Japon. La face cachée de la perfection

Karyn Nishimura-Poupée est une journaliste française installée au Japon depuis près d’un quart de siècle. Elle y travaille aujourd’hui pour Radio France, le quotidien Libération et l’hebdomadaire Le Point, après de longues années en poste au bureau de l’AFP à Tokyo. Elle y a épousé un Japonais et a deux « enfants métis » qui lui ont permis, au-delà de son travail de journaliste, de comprendre le quotidien des Japonais jusqu’au cœur du système éducatif. Auteur d’un précédent ouvrage intitulé « Les Japonais », elle présente dans ce deuxième essai, avec une empathie réelle, les réussites éclatantes et les atouts de la société japonaise, ses singularités qui peuvent (ou qui l’ont) fascinée, mais aussi, avec le ton qui sied à l’objectivité, ses travers. Autrement dit : la face cachée de la perfection.

Parce qu’un Japon peut en cacher un autre. Le premier est celui de l’hospitalité, de la propreté, des trains ponctuels, impeccablement nettoyés, silencieux, confortables, avec « un personnel partout aux petits soins, qui vient même attendre un passager en fauteuil roulant à la sortie de la rame, lui déplier une passerelle et le conduire jusqu’à l’ascenseur ». Celui aussi où, dans les lieux publics, on ne trouve ni papiers gras au sol, ni graffitis, ni banquette ou mobilier urbain saccagé. Avec « partout des informations, salutations, remerciements ; nulle part des refus, cris ou insultes ». Le second est celui que l’auteur nous fait découvrir, derrière cette perfection qui n’est pas que de façade. Celui dont les Japonais sont les premiers à souffrir, même si leur éducation les conduit le plus généralement à subir en silence.

Nombre de ces imperfections ne sont pas l’apanage du seul Japon. Il en va ainsi des dysfonctionnements de la démocratie, par lesquels l’auteur entame son ouvrage. Tant il est vrai qu’il existe un fossé au moins aussi profond entre les idéaux démocratiques professés et la réalité institutionnelle en France, pour ne citer qu’un seul pays européen. Car, si l’auteur décrit à juste titre le manque d’alternance au pouvoir et le caractère « très indirect » du choix d’un « puissant Premier ministre » au Japon, que dire de la situation française actuelle, qui voit un gouvernement minoritaire diriger la France sans jamais avoir obtenu la confiance du Parlement ?

« La Constitution japonaise établit le principe de séparation des pouvoirs (…) et consacre énormément de droits et de libertés : le droit de se syndiquer, le droit de grève (hormis pour les fonctionnaires), la liberté d’expression, la liberté de religion, la liberté d’association, la liberté de déplacement, la liberté de la presse… Elle assied l’égalité entre les citoyens et entre les hommes et les femmes. Il existe même beaucoup de possibilités de contestation et de contrôle des élus et des institutions offertes aux citoyens, et même des pouvoirs de révocation d’élus ou personnes nommées », souligne Karyn Nishimura-Poupée, avant de rappeler qu’une formation politique dominante, le Parti libéral-démocrate a réussi à se maintenir au pouvoir sans discontinuer entre 1955 et 1993, puis entre 1995 et 2009 et à nouveau depuis 2012. Le tout sur fond de népotisme : « Pas moins de 12,5% des candidats aux élections législatives de 2021 se présentaient dans une circonscription dont au moins un de leurs ancêtres ou parents proches avait été député ou sénateur ».

« Au fil des années passées à observer la curieuse vie politique japonaise, j’en viens à douter : une démocratie où l’exécutif peut se permettre parfois d’interpréter la Constitution ou les lois à sa convenance, de s’appuyer sur le fait accompli, puis de mettre ensuite le droit en accord avec ses pratiques, de détruire ou falsifier des documents, de priver arbitrairement de droits certains citoyens sans jugement, de mentir ouvertement aux médias est-elle encore une parfaite démocratie ? », écrit l’auteur, qui justifie cette interrogation en s’appuyant sur cinq exemples récents : (1) le refus de nomination en 2020 par le Premier ministre Yoshihide Suga de six personnalités proposées par une commission dédiée comme membres de l’équivalent de l’Académie des sciences, contre une pratique établie de longue date, suivie d’une réforme en 2023 pour conférer cette liberté de nomination au Premier ministre ; (2) les documents falsifiés pour masquer l’implication du Premier ministre Shinzo Abe et de son épouse dans la vente bradée d’un terrain appartenant à l’État (affaire Moritomo Gakuen) qui fait scandale dans les années 2017-2021 ; (3) le reporter de guerre Junpei Yasuda privé de passeport après avoir été otage en Syrie entre mi-2015 et octobre 2018 ; (4) l’organisation en 2022 de funérailles nationales pour l’ancien Premier ministre Shinzo Abe, sur décision de son successeur, Fumio Kishida, alors que cette pratique, qui existait dans le système impérial, a été abolie après la Deuxième Guerre mondiale ; (5) la fausse traduction en japonais, donc à l’usage de la population du pays, du passage relatif au rejet en mer de l’eau contaminée de la centrale de Fukushima, dans le communiqué du sommet du G7 de Hiroshima en mai 2023.

« Selon l’Association des journaux du Japon, plus de 36 millions de journaux en moyenne y ont été imprimés chaque jour en 2022 (…). Cela représente environ un journal pour 3,75 personnes chaque jour dans l’archipel, contre moins d’un pour douze personnes en France, où le cumul de tirages des quotidiens est de l’ordre de cinq millions par jour », rappelle l’auteur, en soulignant que les grands titres de la presse quotidienne nationale japonaise emploient plusieurs centaines, voire des milliers de journalistes. Mais si ces chiffres paraissent prodigieux, ils sont en fait « catastrophiques » dans la mesure où, en l’espace d’une quinzaine d’années, les tirages ont chuté de plus de 30%. En 2011, le nombre de quotidiens imprimés chaque jour s’élevait à plus de 50 millions. Une chute qui s’explique en grande partie par le développement des nouveaux médias et le retard pris par la presse nippone pour s’adapter à l’évolution numérique. La journaliste décrit aussi longuement les travers du secteur médiatique japonais, qui repose très largement sur un modèle de diffusion d’informations excessivement factuelles et formalistes, une communication politique tout aussi formatée, des clubs de la presse attachés à chaque organe de l’État, avec des relations privilégiées organisant une forme de contrôle de l’information, et une part non négligeable d’autocensure. En 2022, le Japon a reculé au 71e rang du classement de Reporters sans frontières sur la liberté de la presse, avant de remonter au 68e rang en 2023.

Le Japon est aussi, avec les États-Unis, l’une des deux seules « grandes démocraties » où la peine de mort continue d’être prononcée et appliquée parmi les cinquante-cinq pays où elle fait encore partie du Code pénal. « Depuis des lustres, une bonne centaine de condamnés sont en permanence enfermés dans les six prisons où une zone est spécialement aménagée pour ces cas exceptionnels qui attendent à l’isolement le jour de leur exécution » et « l’absence totale de transparence est sans cesse dénoncée par des avocats », explique Karyn Nishimura-Poupée.

L’auteur évoque aussi la nature patriarcale et rétive au changement de la société japonaise, même si elle affirme que, contrairement à des clichés, « la femme japonaise n’est pas soumise » et qu’à la maison, « c’est elle la patronne ». « Sur le plan juridique, elle bénéficie de droits largement identiques à ceux de ses congénères masculins », mais, « au quotidien, dans la vie professionnelle et sur certains aspects légaux, les femmes sont effectivement traitées avec infériorité ». Ainsi, « le revenu annuel moyen des hommes s’élevait à 5,4 millions de yens en 2021, celui des femmes à 3,02 millions ». Cela découle en partie d’une « conception jugée dépassée du partage tes tâches » : le mari au travail à l’extérieur, la femme à la maison. Mais cela s’explique aussi par « la situation très peu enviable de la gent masculine » : « Les hommes salariés sont soumis à une obligation de trimer sinon beaucoup, du moins longtemps. Trop. Et d’accepter sans broncher des heures supplémentaires, pas toutes payées. (…) Peu de femmes rêvent d’une vie identique à celle des ‘salarymen’, surtout sachant qu’elles devront ajouter les responsabilités professionnelles aux impératifs familiaux que ne prendront pas d’emblée en charge les hommes, du moins tant qu’ils auront ce rôle assigné de ‘distributeurs de billets de banque’ pour la famille’ ». « L’expression ‘career woman (…) garde en outre une connotation péjorative, qui signifie en creux : une femme qui donne la priorité à ses envies professionnelles au détriment de ses enfants – si elle en a – ou se passe d’enfants par égoïsme carriériste », note Karyn Nishimura-Poupée. Avec pour conséquences que de nombreuses femmes préfèrent un travail à temps partiel ou sans trop de responsabilités et peu chronophage, mais aussi que « le taux de pauvreté des femmes âgées au Japon s’élève à près de 23% - une sur quatre - quand il est de 15% en moyenne (5% en France) dans les pays de l’OCDE ».

Parallèlement, le taux de mariage est en chute libre (en 1970, seuls 1,7% des hommes et 3,3% des femmes étaient encore célibataires à l’âge de 50 ans ; ils sont respectivement 27,1 et 18,4% en 2021) et le vieillissement de la population s’accélère. « Début 2023, le Japon compte plus de 29% de personnes de plus de 65 ans, contre seulement 11% de moins de 15 ans », ce qui augure mal de sa capacité à maintenir à l’avenir le système social universel tel qu’il existe aujourd’hui. Sur les 114 300 milliards de yens (765 milliards d’euros) du budget de l’État japonais en 2023, 36 900 milliards étaient destinés à l’assurance sociale et 25 200 milliards au service de la dette, soit près de 55% du total, souligne l’auteur, qui précise qu’entre 2022 et 2023, « les dépenses sociales directement liées au vieillissement de la société ont grimpé de près de 3 700 milliards après une augmentation déjà quasi équivalente l’année précédente ».

« Travailler jusqu’à 80 ans ou plus, au Japon, ce n’est plus une vue de l’esprit ni un avenir lointain, c’est déjà une réalité », observe par ailleurs l’auteur. Avant d’ajouter : « En 2023, plus de 16% des plus de 75 ans sont encore actifs. Des entreprises comme la chaîne de grands magasins d’électroménager Nojima n’ont plus d’âge de départ à la retraite et engagent du personnel jusqu’à 80 ans ».

La journaliste évoque, enfin, les effets de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui se sont traduits au Japon par un soutien aux sanctions contre l’agresseur, une aide au pays agressé et un accueil généreux de réfugiés ukrainiens alors que le pays demeure pour le moins réticent à l’accueil des étrangers, en dehors des besoins en main-d’œuvre et des universitaires et chercheurs, notamment. Un accueil qui s’explique en particulier par le souvenir de l’occupation des îles Kouriles par la Russie (URSS à l’époque) et que vient compléter l’annonce d’une augmentation du budget de la défense pour atteindre d’ici 2027 pas moins de 43 000 milliards de yens (290 milliards d’euros), soit 2% du PIB, sur fond de craintes liées au risque d’entraînement du Japon dans la guerre, si la Chine, suivant l’exemple de la Russie, venait à envahir Taiwan en provoquant une intervention des forces militaires américaines stationnées à Okinawa. « Cette hantise, conjuguée à la menace de la Corée du Nord qui ne cesse de tester des missiles et pourrait effectuer un nouvel essai nucléaire (alors que l’on ne sait pas exactement quel est le contenu des accords par lesquels ce pays fournit désormais des armes à la Russie : NDR), ainsi que les craintes plus générales que suscite la Chine (qui revendique notamment le chapelet d’îlots inhabités Senkaku, contrôlés par le Japon) pressent Tokyo de se doter de moyens supplémentaires », écrit notre consœur, non sans rappeler que, même au sein de l’élite japonaise, on s’interroge encore sur la destination potentielle de cette manne financière. Sauf à considérer qu’elle soit exploitée par les États-Unis pour « vendre au Japon des équipements inutiles ». (Olivier Jehin)

Karyn Nishimura-Poupée. Japon. La face cachée de la perfection. Tallandier. ISBN : 979-1-0210-5700-5. 350 pages. 21,50 €

Crises and Wars – EU Action Required for the Reform of the International System

Dans cet article publié dans la newsletter du centre pour les affaires européennes et internationales de l’université de Nicosie, l’ancien fonctionnaire européen Kyriakos Revelas constate que le système international traverse une phase de transition dont l’issue est inconnue. Elle pourrait déboucher sur un système bipolaire avec deux protagonistes antagonistes, les États-Unis et la Chine, ou sur « un système multipolaire, dont le degré de stabilité est inconnu, mais probablement faible ». Dans ce contexte extrêmement fluide, trois conflits – la guerre russo-ukrainienne, le conflit israélo-palestinien et le Caucase (dissolution du Nagorno-Karabakh, exode arménien et visées turco-azéries sur le corridor de Zangezur) – aggravent l’instabilité et les menaces qui pèsent sur le système international.

Si l’auteur reconnaît que l’alignement de l’UE sur les États-Unis concernant l’Ukraine est « compréhensible » du point de vue des répercussions majeures sur la sécurité européenne, il constate qu’« une réflexion stratégique européenne sur le futur ordre de sécurité du vieux continent, notamment au vu des développements intérieurs aux États-Unis, fait cruellement défaut, en dépit de son importance cruciale pour la sécurité européenne ». « L’augmentation des dépenses militaires en soutien à l’Ukraine doit encore être traduite en efforts durables pour consolider l’industrie de défense européenne », observe-t-il.

S’agissant du Proche-Orient, l’UE n’a pas utilisé ses financements de manière stratégique pour promouvoir efficacement une solution de paix à deux États, regrette-t-il, en soulignant qu’elle devrait réfléchir à la manière de mieux exploiter les domaines de l’eau, l’énergie et la lutte contre la pollution maritime, dans une perspective de développement durable comme facteur de stabilité à long terme en Méditerranée et au Proche-Orient.

Kyriakos Revelas estime enfin que l’UE doit, de toute urgence, travailler à la réforme du système international, en prenant en compte les intérêts légitimes de tous les acteurs, qu’ils partagent ses vues ou non. (OJ)

Kyriakos Revelas. Crises and Wars – EU Action Required for the Reform of the International System. University of Nicosia. In Depth. Volume 20, Issue 4, Décembre 2023. ISSN : 2421-8111. La revue du Cyprus Center for European and International Affairs (CCEIA) peut être téléchargée gratuitement à l’adresse : https://aeur.eu/f/aaj

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