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Bulletin Quotidien Europe N° 13242

5 septembre 2023
Sommaire Publication complète Par article 25 / 25
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N° 089

Au commencement était la guerre

Avec cet ouvrage long de 482 pages, nourries de références bibliques, le criminologue Alain Bauer, professeur au Conservatoire national des arts et métiers, s’éloigne de son domaine d’expertise – mais il en est coutumier – pour nous rappeler que, dans le temps long de l’histoire, la guerre n’a rien d’exceptionnel. Avec cette constante énoncée par Qhohélet : « Il y a un moment pour tout, et un temps pour chaque chose sous le ciel : (…) Un temps pour aimer, et un temps pour ne pas aimer ; un temps pour la guerre, et un temps pour la paix ». Et si l’auteur de ce livre sapientiel inscrit ces variations dans une riche illustration de la vanité humaine, elles sont invoquées par l’ancien grand maître du Grand-Orient de France pour mieux dénoncer l’optimisme béat de tous ceux qui ont voulu croire à la fin de l’histoire, la mondialisation heureuse et la paix perpétuelle.

Les Européens ont redécouvert la guerre en février 2022, alors que « les conflits en ex-Yougoslavie avaient eu lieu moins de trente ans auparavant et semblaient régulièrement sur le point de se rallumer » et qu’en Ukraine, « les combats faisaient rage dans le Donbass depuis 2014, sans véritable interruption et (avec) une intensité plus ou moins forte ». « L’Union européenne, si prudente, si mesurée, si timorée parfois, qui aimait choisir les termes les plus diplomatiques dans ses déclarations publiques a soudain redécouvert la réalité. Dans la bulle ouatée du Berlaymont (…), les dirigeants se sont brutalement réveillés et ont proposé de fournir des renseignements militaires ou de financer des armements. En rupture avec le passé, l’Allemagne a déjà investi plus de cent milliards d’euros pour sauver sa propre armée, moribonde et dépassée », écrit Bauer, pour qui « l’Union n’a réussi ni la paix ni la puissance ». « Elle consomme, elle invente, elle achète, elle vend. Elle produit (de moins en moins), reste une oasis (à moins qu’elle n’en soit qu’un mirage ?) pour le monde déjà déchiré par la guerre ou la famine, mais elle ne sait plus ni gérer ses frontières, même humanitaires, ni envisager de se préparer à se défendre », persifle l’auteur.

« Avec le retour de la guerre conventionnelle, interétatique, le monde occidental renoue avec les formes les plus classiques de la conflictualité », note Bauer, non sans souligner qu’« en considérant avec attention les réactions des pays membres de l’ONU, il apparaît que la condamnation sans équivoque et la volonté de sanctionner est loin de dominer et que la ‘communauté internationale’ indignée, remarquablement mise en scène, se réduit souvent à un Occident isolé comme jamais depuis 1945 ».

Tout en rappelant qu’aujourd’hui comme hier, ce sont les richesses du sol ukrainien (près du quart des terres arables d’Europe, mais aussi charbon, manganèse, fer, uranium et potasse) qui (avec les potentiels électrique, sidérurgique et industriels) provoquent la convoitise, l’auteur souligne que l’évolution du contexte stratégique (retrait des États-Unis du traité ABM en 2002, élargissement de l’OTAN, déploiement de systèmes antimissiles à la périphérie de la Russie) a largement contribué à conflictualiser les relations entre la Russie et l’Occident et à ouvrir la voie à l’invasion de l’Ukraine.

« À partir d’avril 2022, l’Occident est devenu la profondeur stratégique de l’Ukraine, et les forces armées ukrainiennes ont progressivement privé la Russie de l’initiative », écrit Bauer, avant d’énoncer des « leçons importantes à tirer du conflit pour les forces de l’OTAN » : (1) « Il n’y a pas de sanctuaire dans la guerre moderne. L’ennemi peut frapper dans toute la profondeur opérationnelle. La capacité de survie dépend de la dispersion et de l’importance des stocks de munitions, des capacités de commandement et de contrôle, des capacités logistiques et de la domination aérienne » ; (2) « Le champ de bataille, notamment à l’est, dans le Donbass, et au sud, marque le renouveau de la guerre de haute intensité », à laquelle « on peut rajouter la ‘longue intensité’, tant l’objectif initial d’une simple ‘opération spéciale’ de quelques jours s’est transformé en conflit d’épuisement », ce qui suppose une capacité de renouvellement des hommes, des équipements et des munitions dans la durée ; (3) « L’importance de la défense civile, de la mobilisation de la population, du besoin d’une défense opérationnelle du territoire, sacrifiée en France depuis des décennies d’insouciance, et devenue vitale en Ukraine » ; empruntant au RUSI, l’auteur ajoute que (4) les imposants postes de commandement sont trop vulnérables et qu’ « il faut réduire leur empreinte au sol et aussi imposer une discipline stricte sur les communications téléphoniques personnelles pour éviter d’être repéré par des moyens du renseignement d’origine électromagnétique » ; en outre, pour les chercheurs du RUSI, (5) les drones doivent équiper toutes les unités et tous les échelons des forces, avec une formation poussée des opérateurs et une grande liberté d’action.

« Libérée de toute autre considération qu’elle-même, la guerre semble poursuivre sa courbe exponentielle de destruction, dans un mouvement strictement inverse à celui qu’avaient anticipé la plupart des gouvernements des démocraties occidentales », écrit Bauer, avant de poursuivre : « Où ils avaient imaginé la transformation du vieux front continu en un archipel d’objectifs stratégiques disputés par des drones et des commandos, des milliers d’hommes s’affrontent dans des positions retranchées, séparées par moins d’une centaine de mètres, comme un Verdun dont on ne pourrait jamais être débarrassé ». Et l’auteur de résumer : « Pour le dire brutalement, là où les Occidentaux avaient cru sous-traiter la guerre à la technique, celle-ci revient sous sa forme la plus ancienne et la plus virulente : humaine, trop humaine ».

Alain Bauer souligne aussi que « si la tentative de prise de contrôle d’un des plus importants grenier à blé et à engrais du monde apparaissait comme un objectif stratégique compréhensible (…), les défauts structurels d’une armée de razzia et de saccage ont rapidement montré que les pratiques guerrières les plus archaïques de l’histoire (empoisonnement des puits, incendie des récoltes (et plus récemment des forêts : ndr), siège des villes, destruction des infrastructures et même déportation des populations ou enlèvement des enfants…) avaient survécu ». Au point que « selon des estimations provenant de diverses sources, dont le gouvernement russe, les autorités russes ont interrogé, détenu et déporté de force entre 900 000 et 1,6 million de citoyens ukrainiens, dont 260 000 enfants, de leur domicile vers la Russie – souvent vers des régions isolées de l’Extrême-Orient ». Enfin, « en volant les œuvres d’art de l’Ukraine, les Russes s’attaquent aussi à son identité », écrit l’auteur, avant d’ajouter : « Les forces russes ont pillé des dizaines de milliers de pièces, peintures modernes, mais aussi de l’or scythe. Selon les experts, il s’agit du plus grand vol d’art depuis les nazis lors de la Seconde Guerre mondiale, destiné à dépouiller l’Ukraine de son patrimoine culturel pour mieux la nier ».

S’il consacre plus de la moitié de son ouvrage à la Russie et sa guerre coloniale contre l’Ukraine, Alain Bauer évoque aussi les velléités impérialistes de la Chine et les manœuvres de l’Inde, des pays du Golfe et de la Turquie. Avec un constat, pour l’heure, sans appel : « Confrontée au retour de la variable du temps long dans un monde qui se croyait définitivement ‘accéléré’, l’Union européenne s’est ravalée et même un peu révélée, sortant de la caricature qu’ont longtemps fait d’elle ses pires adversaires, à savoir une simple façade de l’Organisation mondiale du commerce, chargée de tout déréguler et d’abandonner toute logique de souveraineté au bénéfice du seul libre-échange. Elle n’a pas pour autant réussi à se définir comme une puissance et a réussi paradoxalement à mettre en place une Communauté de défense, plus atlantique et occidentale qu’européenne, prête à sortir de ‘la mort cérébrale’ annoncée de l’OTAN pour construire un outil aussi imposant en Europe que dans le Pacifique ».

« L’Ukraine tient, et avec elle le camp des démocraties libérales, et la Russie s’épuise, ce qui rend la Chine hésitante », estime Bauer, ajoutant : « Les régimes autoritaires se découvrent moins efficaces qu’ils ne le pensaient, et les régimes démocratiques moins faibles qu’ils le craignaient ». Oui, mais jusqu’à quand ? (Olivier Jehin)

Alain Bauer. Au commencement était la guerre. Fayard. ISBN : 978-2-2137-2580-2. 482 pages. 23,90 €

Le multilatéralisme à l’épreuve

Dans cette analyse publiée par la Fondation Jean Monnet, l’ancien diplomate suisse Jean Zwahlen revient sur l’histoire du multilatéralisme depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale et sa progressive remise en question avec la montée en puissance des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) depuis 2010. Des pays qui, ensemble, représentent 42% de la population mondiale, 31% du PIB global, 26% de la superficie mondiale, 25% du volume de la production mondiale, 10% du volume des échanges et 25% du volume des investissements étrangers. Et « l’ascendance des BRICS commence à faire des émules », comme on vient encore de le voir lors de leur sommet en Afrique du Sud (du 22 au 24 août à Johannesburg) avec l’annonce de l’adhésion de six nouveaux pays (l’Argentine, l’Égypte, l’Iran, l’Éthiopie, l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis) à partir de janvier 2024.

« En créant, en 2014, leur ‘Nouvelle Banque de Développement’ (NBD), les BRICS sont devenus de nouveaux acteurs indépendants sur la scène internationale », observe l’auteur, qui rappelle : « Cette banque, qui a son siège à Shanghai, est dotée d’un capital de $100 milliards pour financer des projets d’infrastructures et de développement durable. Sa structure paritaire fait que ses 5 membres fondateurs, les BRICS, ont contribué à égalité à la constitution de son capital, soit $20 milliards chacun et disposent de ce fait du même nombre de voix ; et ont institué une présidence tournante (5 ans) ». Or, « la NBD se démarque du FMI et de la BIRD en pouvant octroyer des prêts bon marché, voire sans conditionnalité », et même si elle « n’a pas été conçue comme une concurrente ou rivale des institutions de Bretton Woods, elle pourrait le devenir selon le cours des relations internationales », souligne Zwahlen.

« Les BRICS ne constituent pas une organisation institutionnelle structurée. En l’état, leur cohésion sur la scène internationale se limite à vouloir réformer l’ordre multilatéral qui est encore inégalitaire faute de reconnaître leur ascendance en tant que nouveaux acteurs importants. Cependant, les choses sont en train de changer sous l’impulsion de la Chine qui entend créer sous son égide une coopération Sud-Sud élargie au Sud global », écrit Zwahlen. Et de poursuivre : « Nous devons nous demander ce que cela signifie pour le monde occidental et le multilatéralisme de l’après-guerre, d’autant que la volonté de la Chine d’élargir le groupe des BRICS+ lui permettra d’étendre sa sphère d’influence et de promouvoir sa politique étrangère en créant un contrepoids économique et politique toujours plus crédible face à l’Occident ».

L’objectif de la Chine est d’asseoir son nouveau statut de grande puissance, mais aussi de réformer un ordre mondial qu’elle juge trop occidental, en donnant la primauté à l’Asie, explique l’auteur, qui nous rappelle qu’elle a développé parallèlement à son positionnement au sein des BRICS différents autres instruments. À commencer par l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), qui regroupe actuellement 40% de la population mondiale et dont les activités s’étendent à la lutte contre le terrorisme, la coopération militaire, le partage de renseignements, l’environnement, la science, la technologie et l’éducation. « L’OCS est exposée à un rééquilibrage des pouvoirs entre la Russie, qui est sur le déclin, et la Chine, qui est en ascension, ascension que craignent certains membres de l’OCS en raison de sa politique envers les Ouïghours. L’OCS est la première organisation internationale inspirée et créée par la Chine (1986) et aussi la première qu’elle dirige », écrit Zwahlen, qui observe : « Si l’OCS n’est pas, à proprement parler, anti-occidentale, elle entend tout de même créer une alternative à l’hégémonie américaine et lutter contre l’influence et les valeurs de l’Occident en Asie et promouvoir les régimes autoritaires. Les principes sur lesquels repose l’OCS (confiance, égalité, intérêt mutuel, respect de la diversité des civilisations) sont plus flous que ceux qui sous-tendent l’ordre occidental ».

S’y ajoute la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (AIIB ; 2016), dont le siège est à Pékin et qui compte 106 membres, avec un capital détenu à 50% par la Chine. Selon l’auteur, « l’AIIB a fait prendre davantage conscience à l’UE qu’elle doit être plus unifiée, pour être plus forte, face à l’emprise croissante de la Chine sur les ressources minières mondiales ». Le Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP ; 2022), quant à lui, regroupe quinze pays (les membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, la Chine, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande). Un accord inquiétant pour l’Occident, car il crée une zone économique gigantesque qui exclut les États-Unis.

Enfin, la toile tissée depuis 2013 avec les Routes de la soie, ou Belt and Road Initiative (BRI), vient compléter ce tableau en créant un vaste réseau de corridors terrestres (ferroviaires et routiers) et maritimes, connectant la Chine avec l’Asie centrale, le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Europe pour « exporter ses produits et excédents, ouvrir des marchés à ses entreprises, diversifier et sécuriser ses sources d’approvisionnement, et finalement accroître son influence au sens large ». « Le projet concerne nombre de pays de l’Union européenne. Alors que certains l’ont salué avec enthousiasme, tel que le Portugal, permettant à la Chine de prendre des participations dans le port de Sines et dans des entreprises, comme Redes Energeticas Nacionais, d’autres, en particulier l’Espagne, ont refusé d’y adhérer. Toutefois, dans l’ensemble, la majorité des pays de l’UE en sont devenus membres », constate Zwahlen.

« L’emprise de la BRI sur l’UE est particulièrement forte en matière portuaire », souligne l’auteur, qui rappelle que la Chine détient des participations dans plus de dix ports européens (dont Anvers, Zeebrugge, Rotterdam, Marseille, Trieste, Venise, Bilbao, Saragosse et le Pirée), notamment au travers de la China Ocean Shipping Company et de la China Communications Construction Company. « Face à ces deux mastodontes du monde maritime, il faudrait que l’UE soit unifiée pour parler à la Chine, car divisée, elle ne fait pas le poids », estime l’auteur, non sans rappeler qu’il existe une autre source d’inquiétudes : le format de coopération 16+1, mis en place par la Chine en 2012 et réunissant 16 pays d’Europe centrale et orientale : l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, le Croatie, l’Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Macédoine, le Monténégro, la Pologne, la République tchèque, la Roumanie, la Serbie, la Slovaquie et la Slovénie. (OJ)

Jean Zwahlen. Le multilatéralisme à l’épreuve. Fondation Jean Monnet. Collection débats et documents n° 28, juin 2023. ISSN : 2296-7710. 53 pages. Cette analyse peut être téléchargée gratuitement sur le site de la fondation à l’adresse : https://aeur.eu/f/8f4

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