La nation européenne
Dans cet ouvrage à mi-chemin entre l’essai et le récit, le député européen de Renew Europe Bernard Guetta nous livre à la fois ses impressions au cœur de la bulle institutionnelle bruxelloise, sa vision de la guerre en Ukraine et sa foi en l’avènement prochain d’une véritable union politique de l’Europe.
« Je n’avais jamais été en situation d’utiliser un rapport de force. J’ignorais même ce que c’était que d’être perçu comme puissant, car si mon métier m’avait habitué à m’entretenir avec des chefs d’État, de parti ou de gouvernement, je ne connaissais leur monde que de l’extérieur. Comme correspondant du Monde, directeur de L’Expansion puis de L’Observateur, éditorialiste de grands titres européens et de la radio la plus écoutée de France, j’avais occupé des positions d’influence, mais je ne connaissais rien à la vie des hommes politiques, à leurs lois, leurs renvois d’ascenseur, leurs réseaux et rapports de force et, du jour au lendemain, je me trouvais au cœur d’un grand jeu de pouvoir européen dont les petitesses pouvaient être aussi insondables que ses enjeux étaient capitaux, voire planétaires », écrit le député, qui refuse obstinément de se départir de sa casquette de journaliste. Ce qui a au moins le mérite d’offrir au lecteur quelques descriptions réalistes du Parlement européen, comme celle-ci : « À Bruxelles, un air conditionné vous congèle sans pitié la moitié du corps. À Strasbourg, un système d’économie d’énergie coupe l’éclairage au bout de trente secondes sans mouvements dans la pièce et vous empêche donc d’écrire, sauf à balancer les bras en l’air chaque trois mots. Dans les deux sièges, le pourcentage de réunions inutiles est aussi impressionnant que le temps perdu en discussions byzantines sur des amendements dont le bonheur du monde se passerait sans difficulté. Le Parlement n’échappe pas plus aux contradictions qu’aux imperfections, mais il est tout ce que j’aime, un long reportage permanent, un tour du monde quotidien auquel j’ai bien vite ajouté un papier hebdomadaire, régulièrement publié dans cinq des pays de l’Union et dans la presse russe en exil ».
« Rouage essentiel de l’Union, la Commission n’est précisément qu’un rouage et le Parlement, quant à lui, ne peut qu’amender, dire ‘non’ et faire campagne en faveur d’idées auxquelles seuls les États peuvent donner corps. Le Parlement peut se battre pour faire interdire l’emploi du glyphosate ou l’achat de véhicules à essence plus rapidement que les États ou certains d’entre eux ne le souhaiteraient. Il peut engager de grandes batailles et finir par les gagner, mais il ne pèse qu’en vertu du pouvoir d’obstruction, de refus si l’on préfère, de veto en fait, que les États lui ont accordé en rendant indispensable son aval dans un nombre de domaines toujours croissant. C’est tout sauf négligeable. En brandissant la menace d’un blocage, les députés imposent de plus en plus souvent des compromis au Conseil et à la Commission, parce qu’ils veulent élargir leur pouvoir et que la codécision leur en donne la possibilité. La démocratie directe (l’auteur semble entendre par là l’implication des citoyens par l’intermédiaire de leurs représentants : NDR) en progresse un peu, pas à pas, mais le Parlement européen reste un semblant de Parlement, puisque les États ont réservé l’initiative législative à la Commission de peur que les députés ne puissent leur imposer des législations dont ils ne voudraient pas et que le pouvoir ne finisse par leur échapper, car ils auraient à le partager », explique Bernard Guetta, qui fait là œuvre de pédagogie, même si ce qui manque encore plus fondamentalement au Parlement européen est la capacité de lever un impôt, aussi minime soit-il. Cette dernière est plus fondamentale que l’initiative législative, qui est parfois largement confisquée par les gouvernements nationaux, comme c’est le cas en France sous la Ve République. Elle l’est pour la crédibilité du Parlement européen et aiderait, à mon sens, grandement les citoyens à se reconnaître Européens.
« Dès lors que tant de décisions se prennent au niveau européen, la logique politique et l’impératif démocratique voudraient, en un mot, que l’Union soit dotée d’un exécutif fédéral, procédant du vrai Parlement que devrait devenir le Parlement européen. Il y a urgence que nous y arrivions. Si nous tardons trop à prendre cette direction, l’avantage pourrait vite revenir, comme hier en Grande-Bretagne, aux démagogues les plus insensés. C’est pour cela que je suis plus fédéraliste que jamais », écrit le député, qui confesse toutefois ne pas attendre un grand soir institutionnel : « Je crains aujourd’hui qu’il ne faille pas forcer le pas. (…) ce serait risquer de tuer l’idée même des États-Unis d’Europe que de vouloir trop vite réduire le pouvoir des États en donnant au Parlement autant de poids qu’ils en ont. Devenu député-journaliste, plongé dans le fonctionnement quotidien de l’Union, j’en suis arrivé à penser le contraire de ce que le journaliste tout court affirmait de l’extérieur et à en conclure que ce n’est pas le pied sur l’accélérateur, mais à pas comptés, réfléchis et progressifs, qu’il nous faut sortir de cet intenable statu quo et marcher vers les institutions fédérales auxquelles il nous faudra parvenir un jour ».
L’Europe progresse à chaque nouvelle crise, nous rappelle Bernard Guetta, en soulignant les avancées spectaculaires enregistrées, dans la foulée de la pandémie, avec l’achat groupé de vaccins, le Plan de relance financé en partie par un emprunt commun et la suspension du pacte de stabilité, mais aussi, depuis l’invasion russe de l’Ukraine, les efforts enregistrés en matière de défense, y compris le financement commun de l’achat de munitions. Et « parce que ses avantages et sa nécessité se sont avérés face à la pandémie, puis au retour de la guerre en Europe, l’Union est devenue si majoritairement populaire que 60% des Britanniques regrettent aujourd’hui d’en être sortis », note l’auteur, qui observe qu’avec « 72% des citoyens des Vingt-sept » qui jugeaient à la fin de l’année 2022 que l’Union européenne était une bonne ou une très bonne chose, « jamais la situation n’aura été aussi favorable à l’approfondissement de l’unité européenne ». Et d’ajouter : « Après le Marché commun et la monnaie unique, l’Union est bel et bien entrée dans le troisième moment de son histoire, celui de la construction d’une union politique qui s’affirme désormais dans le front commun des Européens face à Vladimir Poutine et leurs livraisons d’armes à l’Ukraine ». Mais pour autant, comment ne pas convenir avec l’auteur que « les discours sur l’Europe puissance et sa nécessité ne pourront pleinement convaincre que lorsqu’ils se seront concrétisés, que lorsque l’Union aura vraiment investi dans sa Défense et se sera vraiment dotée d’industries d’armement paneuropéennes ». Et des discours aux actes, il semble y avoir, même du côté français, un chemin de conversion bien difficile. La voie est étroite et l’absence de réelle volonté politique ne cesse de nous ramener à une finalité sans fin.
Pour avancer sur la voie de l’Europe politique, Bernard Guetta suggère de faire des prochaines élections européennes en 2024 ou, à défaut, en 2029, « une première ébauche d’élections fédérales qui porteraient alors l’Europe politique sur les fonts baptismaux », grâce au concours d’une ou plusieurs formations politiques qui impulseraient un débat autour de programmes paneuropéens définissant des projets prioritaires. Il esquisse un programme comprenant sept priorités : (1) la mise en commun, sous commandement et drapeau communs, de tous les moyens de lutte contre les catastrophes naturelles ; (2) la création d’industries européennes d’armement soutenues par des engagements d’achat des États membres ; (3) l’ouverture de campus paneuropéens d’excellence ; (4) la mise en place d’un cyber gendarme européen ; (5) l’élaboration d’un « Pacte bleu » de protection des océans ; (6) une politique d’investissements communs dans des filières d’avenir et le traitement du cancer ; (7) un label « Made in Europe » et un « Buy European Act ». L’auteur estime qu’à l’issue d’une telle procédure, le Parlement deviendrait incontournable et qu’ainsi, « l’union politique deviendrait un objectif évident pour un nombre toujours croissant de citoyens européens ».
En partant de l’Ukraine, à laquelle « il fallait tendre la main (…), non pas à moitié, mais vraiment », autrement dit ne pas se contenter de l’armer pour repousser l’agression russe, mais aussi lui offrir une perspective d’adhésion, l’auteur, après avoir souligné la difficulté d’accorder un statut de candidat à ce pays meurtri sans égard pour les autres pays qui, pour certains, frappent à la porte de l’Union depuis de nombreuses années, préconise une variante de l’Europe à géométrie variable. Comme bien d’autres analystes, il s’inquiète des effets de l’élargissement sur l’approfondissement de l’Union. Afin d’éviter tout recul de l’intégration politique, il envisage l’Union européenne sur le modèle d’une fusée qui comprendrait trois étages, allant « de l’union la plus lâche à l’union la plus étroite ». « Le premier devrait être celui du ‘partenariat européen’, un étage auquel nous pourrions intégrer les Balkans, l’Ukraine, une Turquie solidement démocratisée et, qui sait, quand elle le voudrait, une Grande-Bretagne tournant le dos à la vanité de sa solitude. Ce serait, l’un dans l’autre, l’étage qu’avait été le Marché commun, une zone de libre-échange cimentée par l’adhésion aux principes de l’État de droit et de la Déclaration universelle des droits de l’Homme », écrit Bernard Guetta, qui semble ainsi écarter, à mon sens dangereusement, la Convention européenne des droits de l’Homme et son dispositif juridictionnel, qui mériterait même d’être révisé et renforcé. Le deuxième étage de la fusée serait celui de l’union économique et monétaire, avec les politiques actuelles de l’Union, mais un degré plus avancé d’intégration, tous les États participants devant « avoir adopté l’euro et renoncé à toute forme de dumping fiscal et social ». Enfin, le troisième étage, pour lequel l’auteur ressuscite avec bonheur le nom de « Communauté européenne », serait celui « où quelques-uns – les six États fondateurs et d’autres – mettraient en commun la politique étrangère, le développement d’une défense commune et les investissements d’avenir ». À l’instar d’autres modèles, la fusée de Bernard Guetta présente des avantages et des inconvénients qu’il serait vain de vouloir analyser en quelques lignes. Le premier écueil, commun à tous les modèles, est la complexité, alors que l’adhésion des citoyens requiert un effort de simplification et de lisibilité de l’usine à gaz qu’est devenue l’Europe avec ses multiples organisations et institutions. Le deuxième tient aux incitants qui permettraient d’amener les États à passer d’un étage à l’autre…
Sur le plan de la sécurité, l’auteur déplore que lors de l’effondrement de l’Union soviétique, « ni les Américains, ni les Russes, ni les Européens, personne n’a pensé nécessaire, urgent, indispensable de solennellement fixer les nouvelles frontières dans des traités régissant les coopérations à venir et établissant des règles de confiance et de sécurité entre tous les États du continent ». La guerre actuelle en est une conséquence et « une fois l’agression russe repoussée, on devra maintenant le faire, car tant que toutes les nations de l’ancien Empire russe n’auront pas inscrit leurs nouveaux rapports et leurs nouvelles frontières dans des accords de sécurité liant tous les États du continent, il n’y aura pas de paix durable entre l’Ukraine et la Russie, et donc pas de véritable paix en Europe », écrit-il, avant d’évoquer les dangers liés à une guerre prolongée et à un effondrement de la Russie, qui serait un désastre : « Une guerre civile déchirerait une puissance nucléaire ; les mouvements djihadistes trouveraient de nouveaux terrains d’action en Tchétchénie et dans les Républiques limitrophes pendant que la Chine et la Turquie seraient immanquablement tentées d’intervenir dans l’immense chaos que l’Union européenne verrait naître à ses frontières ».
« Avec juste un peu moins de complaisance pour nos sujets de mécontentement et un peu plus de détermination collective à bâtir notre avenir commun, nous pourrions même beaucoup plus que ce que nous pouvons déjà, car l’Europe, ouvrons les yeux, est déjà plus une nation que la France ne l’était avant sa révolution. Quoi qu’en disent les myopes et les europhobes, l’Europe est une nation en fusion, comme la France l’était dans les tranchées de 14-18 », affirme Bernard Guetta avec un bel optimisme, avant de conclure : « Mon intime conviction est que nous parviendrons à faire d’une Union renouvelée l’un des trois grands de ce siècle (autrement dit, dans les mots de l’auteur, « l’indispensable puissance d’équilibre entre la Chine et les États-Unis »), mais la tâche est immense et la nécessité, elle-même, a besoin qu’on l’aide ». (Olivier Jehin)
Bernard Guetta. La nation européenne. Flammarion. ISBN : 978-2-0804-1967-5. 188 pages. 20,00 €
Cyber Operations in Russia’s War against Ukraine
Cette note d’analyse de la Stiftung Wissenschaft und Politik consacrée aux premières leçons de la guerre en Ukraine dans sa dimension cyber aboutit à des constats assez voisins de ceux d’Alexis Rapin, évoqués dans le numéro 81 de notre rubrique Kiosque, à savoir que l’intégration d’opérations cyber dans une guerre essentiellement conventionnelle demeure extrêmement difficile. Mattias Schulze et Mika Kerttunen y expliquent les raisons pour lesquelles, dans la plupart des circonstances, « il est plus rapide, plus simple et moins coûteux de neutraliser une cible avec des frappes aériennes ou de l’artillerie, plutôt que des opérations cyber ». « Plutôt que de détruire ou de paralyser les forces militaires ou les systèmes d’armes ukrainiens, les opérations cyber russes ont ciblé la volonté générale de la population ukrainienne et sa capacité à se défendre. Mais, il n’y a que peu d’indications que ces opérations ont produit des effets stratégiques tels qu’une moindre volonté de résistance des Ukrainiens », écrivent les auteurs, qui ajoutent : « Au contraire, les recherches montrent que les attaques stratégiques sur les infrastructures civiles ne réduisent pas la volonté de l’ennemi de résister, mais enclenchent plutôt un rassemblement autour du drapeau qui génère un fort soutien pour les dirigeants du pays qui se défend ». En conclusion, les auteurs affirment que « de meilleurs algorithmes à eux seuls ne compenseront pas les faiblesses inhérentes aux opérations cyber offensives : elles nécessitent beaucoup trop de temps, sont dépendantes de la cible et peuvent simplement échouer face à un défenseur proactif et agile ». À l’inverse, « même si elle est imparfaite, la cyberdéfense n’est pas futile, même face à des attaquants inventifs ». « Pour réussir, elle requiert de la flexibilité, de la vitesse, une pensée innovante, du renseignement utile sur la menace et des processus interministériels rationalisés pour réduire (le confinement de) l’information en silos », estiment encore les auteurs. (OJ)
Matthias Schulze et Mika Kerttunen. Cyber Operations in Russia’s War against Ukraine. Stiftung Wissenschaft und Politik. SWP Comment NO.23, April 2023. Cette note d’analyse peut être téléchargée gratuitement à partir du site Internet de la fondation : https://aeur.eu/f/6mo