Les abeilles grises
Le plus célèbre écrivain ukrainien d’expression russe nous laisse entrevoir le quotidien d’une guerre absurde et de ceux qui la subissent, avec dans le rôle principal un apiculteur, ancien inspecteur de la sécurité des mines de charbon du Donbass, qui est, avec Pachka, l’un des deux derniers habitants d’un petit village de la région de Donetsk à ne pas avoir fui les combats. Comme à son habitude, Andreï Kourkov le fait en alliant ironie, humour, rêves, réalisme et surréalisme, sans jamais se défaire d’une grande empathie pour tous ses personnages. Dans cette guerre censée n’opposer que des séparatistes à l’armée ukrainienne (Poutine n’a pas encore déclenché son « opération spéciale »), Kourkov nous montre la solidarité qui permet de survivre et donne un visage humain même à l’adversaire le plus cruel, jusqu’à ce sniper russe qui finira, malgré tout, éparpillé façon puzzle, victime d’une guerre qui n’a de sens que pour ceux qui l’ont inventée.
Lassé d’un village sans électricité au-dessus duquel volent les obus, Sergueïtch décide au printemps d’emporter ses abeilles sous des cieux plus cléments. « Sans les abeilles, il ne serait parti nulle part, il aurait eu pitié de Pachka, il ne l’aurait pas abandonné tout seul. Mais les abeilles, elles, ne comprenaient pas ce qu’était la guerre ! Les abeilles ne pouvaient passer de la paix à la guerre et de la guerre à la paix, comme les humains. Les abeilles avaient beau voler, elles ne parcouraient jamais plus de cinq kilomètres, et par conséquent rien n’était à leur portée sauf la tâche essentielle à laquelle Dieu et la nature les avaient destinées : la miélaison. Voilà pourquoi il était en route, pourquoi il les transportait. Il les conduisait là où régnait le calme, là où l’air s’emplissait peu à peu de la douceur des fleurs des champs, où la symphonie de ces fleurs serait bientôt soutenue par celle des cerisiers, pommiers, abricotiers et acacias ».
Kourkov nous fait ainsi voyager vers Zaporijjia, dans autant de lieux dont les noms finissent par nous être familiers un an après l’invasion russe, avant d’entrer sur le territoire de la Crimée, annexée en 2014 par la Russie lors d’une autre opération très spéciale, mais non moins illégale. Un passage en territoire occupé qui permet à l’auteur de rappeler à notre bon souvenir le sort peu enviable des Tatars. Au fil de ce voyage, Sergueïtch et ses abeilles, vont connaître bien des aventures, dans tous les sens du terme, et des mésaventures, avant de rentrer au bercail. Un beau roman, plein de tendresse et servi par un vrai talent de conteur. (Olivier Jehin)
Andreï Kourkov. Traduit du russe (Ukraine) par Paul Lequesne. Les abeilles grises. Liana Levi. ISBN : 979-1-0349-0510-2. 399 pages. 23,00 €
The Rebirth of Europe after the War
Le 219e ouvrage de la collection historique de la Fondation Jean Monnet, « Les Cahiers rouges » est consacré à la gestation de l’idée d’intégration européenne au sein des mouvements de la Résistance en Europe et plus particulièrement en France. Il est le fruit d’une coopération entre la Fondation et la Presse fédéraliste et contient de nombreux documents d’archives. L’ouvrage a bénéficié du soutien du programme Erasmus + de la Commission européenne.
Professeur d’histoire contemporaine à l’Université Jean Monnet (Saint-Etienne), Robert Belot souligne dès l’introduction que « la haine que les europhobes contemporains vouent à la construction européenne et à l’idée d’Europe est nourrie par une relecture anachronique et fautive de l’histoire » qui, méconnaissant le rôle de figures de la Résistance, comme Henri Fresnay, en font l’histoire d’une manipulation américaine et d’une « conspiration libérale ». Cette thèse n’est pas nouvelle, souligne l’auteur en rappelant qu’elle a été largement diffusé par les communistes français au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale avant d’être relancée plus récemment par l’extrême droite et les mouvements nationaux populistes.
L’ouvrage accorde une large place au résistant Henri Fresnay et à ceux qui l’ont influencé, à commencer par Berty Albrecht et René Capitant, ou ont collaboré avec lui à la diffusion de l’idée fédérale. Belot souligne le caractère de pionnier de Fresnay en évoquant le contenu d’une lettre que celui-ci a adressée au général de Gaulle le 8 novembre 1942. Il y évoque la nécessité, à l’issue de la guerre, de traiter l’Allemagne sur un pied d’égalité avec les autres nations dans « une Union européenne bien conçue ». Pour lui, le meilleur moyen d’éviter de nouvelles guerres est cette union. Personne d’ailleurs n’imaginerait la Californie déclarant la guerre au Wisconsin, écrit Fresnay, avant de préciser que cette union suppose « l’unité en politique étrangère et la création d’une armée européenne » à la place des armées nationales. Si l’on n’y est toujours pas parvenu, l’autre proposition majeure de Fresnay a bien vu le jour plus tard, sous la forme de la CECA. Il affirme en effet dans cette lettre que le contrôle en commun de l’industrie lourde « empêcherait non seulement l’Allemagne, mais aussi n’importe quelle nation de devenir un danger pour les autres ». Ce n’est qu’en 1943, à Alger, que Jean Monnet proposera quelque chose de similaire, bien avant les Américains et la Guerre froide, note Belot. C’est aussi Fresnay qui va être à l’origine de rencontres à partir de 1942, puis en 1943 d’une collaboration avec d’autres résistants européens, dont les antifascistes italiens Ignazio Silone, Ernesto Rossi et Altiero Spinelli. Et c’est dès l’automne 1943 que ces résistants au nazisme et au fascisme engagent la préparation d’un congrès des fédéralistes. A l’automne 1944, paraîtra une brochure intitulée « L’Europe fédéraliste : de la résistance à l’unité européenne » publiée par le Comité provisoire pour la fédération européenne, à l’instigation de Jean-Marie Soutou et Altiero Spinelli. Ce Comité avait pour ambition de convaincre « les Européens de toutes nations, de tous partis qui ont combattu pour la liberté de créer une démocratie européenne ». Et c’est à Paris, du 22 au 25 mars 1945, deux mois avant la capitulation de l’Allemagne, que se tiendra la première conférence internationale des fédéralistes européens.
En dépit de leurs différences, gaullistes et communistes partageaient la même conception de la souveraineté nationale et de la politique étrangère. Ils bloquèrent l’émergence d’une politique véritablement fédéraliste et d’une politique de rapprochement avec l’Allemagne, écrit Belot, qui ajoute : « Le rapport à l’Europe d’après-guerre introduisit une nouvelle ligne de division et (…) de confrontation. Les fédéralistes se regroupèrent en dehors de la politique institutionnelle et créèrent d’importants mouvements qui, très souvent toutefois, ignorèrent la complexité de la vie politique et la réalité géopolitique ; ils ne voulaient pas voir l’indifférence des ‘masses’ pour l’Europe ».
« L’engagement de Fresnay est intéressant dans la mesure ou il nous permet d’examiner la question de l’échec immédiat du projet de la Résistance non communiste visant à établir une Europe intégrée à la fin de la guerre et, plus généralement, la réticence des gens à penser ’Européen’. Mais au-delà, et cela s’applique encore de nos jours, il nous permet de mieux mettre en évidence la nature antihistorique des thèses antieuropéennes d’aujourd’hui, qui reposent sur des mythes, des complots, des mensonges, des manipulations et, par-dessus tout, l’ignorance ou, plutôt, un manque de conscience », écrit Belot, avant d’ajouter : « Monnet n’était pas la seule personne à vouloir faire l’Europe : pendant la Guerre froide, les mouvements fédéralistes n’ont pas attendu les chaînes de la CIA pour promouvoir l’idée d’une Europe unie. En 1935, Fresnay prit conscience de la menace posée par le nazisme à l’Europe démocratique et décida de s’engager dans une guerre de ‘civilisation’. Son combat dans la Résistance témoigne de ce patriotisme inflexible, prêt à tout sacrifier pour ne pas subir l’humiliation. Mais ce fut dans ce sacrifice et cette souffrance qu’il trouva les ressources nécessaires pour réfléchir au monde d’après et imaginer une Europe réconciliée et en paix, l’Europe que nous sommes heureux de connaître aujourd’hui ».
Et Robert Belot de conclure : « Le ‘Grand soir’ fédéraliste n’a pas eu lieu. L’Europe s’est construite différemment, par d’autres moyens, dans un contexte différent. Mais cet idéalisme, fondé sur des valeurs éprouvées par un engagement à la vie et à la mort, n’a pas été vain ; il a constitué un horizon d’espérance qui a permis d’éclairer ceux qui voulaient changer le cours de l’histoire européenne. Seul le pragmatisme résolu de Jean Monnet pouvait faire progresser l’idée de l’Europe. Alors que tous les combattants de la Résistance n’étaient pas européanistes, les résistants représentés par Fresnay ont, comme l’ont écrit Elie Barnavi et Kryztof Pomian, « servi de lien entre les européanistes de l’entre-deux-guerres et ceux d’après la Victoire » : ils ont maintenu en vie la flamme d’une autre Europe durant les nuits noires de l’Hitlérisme, et leur engagement fédéraliste après la guerre a contribué à développer une conscience européenne et à maintenir un devoir de gouvernance collaborative entre les États-nations qui, petit à petit, est devenu réalité ». (OJ)
Robert Belot. The Rebirth of Europe after the War – Hopes, divisions and failure among the French Resistance (1942-1947). Fondation Jean Monnet. Les Cahiers rouges, 2022. ISSN : 1661-8955. 285 pages. Le texte intégral de l’ouvrage est accessible gratuitement sur le site de la fondation : https://jean-monnet.ch . Des exemplaires papier de l’ouvrage peuvent être commandés, au prix de 20 CHF en Suisse et 35 CHF hors de Suisse, frais de port inclus, auprès du secrétariat de la Fondation (+41 21 692 20 90 / secr@fjme.unil.ch).
Pour le fédéralisme
Le numéro 194 de la revue fédéraliste contient une interview de l’historienne Antonella Braga, qui vient de signer l’introduction de l’ouvrage rassemblant « L’Europe de demain » et d’autres textes du fédéraliste européen Ernesto Rossi, qui fera l’objet d’une recension dans un prochain « Kiosque ».
L’historien Robert Belot y consacre un article au suicide, il y a 80 ans, le 22 février 1942, de Stefan Zweig et de son épouse. Cet autre grand européen « avait 60 ans et une œuvre immense derrière lui », mais « l’espérance l’avait quitté », constate l’auteur, qui, avant d’évoquer la biographie que Zweig a consacrée à Érasme, souligne que quelques jours avant sa mort, le grand écrivain déplorait que sa « patrie spirituelle, l’Europe (se soit) détruite elle-même ». « Cette année 2022 a presque complètement ignoré cet anniversaire qui nous permet pourtant de mieux apprécier les progrès qui ont été accomplis jusqu’à aujourd’hui pour que cette Europe renaisse », ajoute Belot.
À noter par ailleurs un article de Pierre Klein, président de l’Initiative citoyenne alsacienne, vilipendant le centralisme à la française, qui est par essence un frein majeur à la poursuite de l’intégration fédérale européenne. « Le centralisme et le jacobinisme nous coûtent, c’est-à-dire aux Françaises et aux Français, très cher en pertes de créativité et en pertes financières, et contribue amplement au fait que la France a le niveau de dépenses publiques par rapport au PIB le plus élevé du monde, sans pour autant que cela se traduise par un niveau de bien-être collectif inégalé », observe l’auteur, qui dénonce notamment (1) la superposition de deux millefeuilles administratifs, (2) un parisianisme prégnant (avec l’exemple du ministère de la culture qui dépense 139 euros par Francilien, contre 15 par personne vivant en dehors de la région parisienne), (3) « une multiplication des règles qui atteint son paroxysme », avec « quelques 120 000 articles législatifs ou réglementaires de plus en deux décennies ». L’auteur oublie de mentionner les nombreuses décisions administratives arbitraires prises sans tenir compte des spécificités et besoins locaux, dont témoignent par exemple les déserts médicaux, l’augmentation des inégalités sociales et la multiplication des zones d’insécurité, voire de non droit. Et Pierre Klein d’en appeler à une « véritable régionalisation » afin de « retrouver efficacité et dynamisme dans la gestion du bien commun ». C’est beau de rêver… (OJ)
Jean-François Richard (sous la direction de). Pour le fédéralisme – Fédéchoses. Presse fédéraliste (http://www.pressefederaliste.eu ). N° 194, septembre 2022. ISNN : 0336-3856. 57 pages. 5,00 €