login
login

Bulletin Quotidien Europe N° 13024

20 septembre 2022
Sommaire Publication complète Par article 26 / 26
Kiosque / Kiosque
N° 067

Les nuits de la peste

Dans son dernier ouvrage traduit en français, le prix Nobel de littérature Orhan Pamuk nous confronte à une autre épidémie que celle que nous venons de vivre et à une autre Turquie que celle que nous connaissons aujourd’hui, même si l’analogie peut parfois nous guetter au détour d’une page. Est-ce pure coïncidence ? Conjectures de lecteur ? Où le romancier turc a-t-il eu les mêmes impressions, souvent fugaces ? Rien ne permet de le savoir et, sans doute, mieux vaut-il laisser ses questions sans réponse.

Tout est méticuleusement décrit dans ce roman historique : les personnages, les mœurs, les cultures, les psychologies, les intérieurs, les paysages… lointains échos d’une époque charnière qui voit sombrer l’empire ottoman, confronté aux coups de butoir de la modernité occidentale et des grandes puissances européennes. Le « vieil homme malade » de l’Europe agonise et sa lutte pour survivre ne se déroule pas qu’à Istanbul et dans ses palais. Une île de Méditerranée orientale peut aussi en être le théâtre. Nous sommes en 1901 sur l’île de Mingher, où le gouverneur pacha, le peuple majoritairement constitué de « grecs » orthodoxes, les popes et les cheikhs, les fonctionnaires ottomans et les consuls doivent affronter les ravages de la peste.

Le luxe des détails, la minutie avec laquelle l’auteur dépeint les lieux et les caractères. Tout rend cette histoire vraisemblable. Personne ne peut y croire et chacun se laisse aller à vouloir y croire. Un peu comme ceux qui, confrontés à une maladie mortelle, espèrent encore pouvoir s’en sortir. Mais, tout n’est que fiction, jusqu’à l’auteur de l’ouvrage, une femme, une historienne, qui a étudié l’histoire de l’île et la fabuleuse correspondance d’une princesse sultane relatant à sa sœur tous les détails de ce drame.

Mais au fait, l’amour peut-il éclore au milieu de la tragédie ? Fait-on passionnément l’amour durant les nuits de la peste ? La peste peut-elle accoucher d’une révolution ? À vous de le découvrir… (Olivier Jehin)

Orhan Pamuk (traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes). Les nuits de la Peste. Gallimard. ISBN : 978-2-0728-5729-4. 683 pages. 25,00 €

Une Europe, des régions

Voilà un ouvrage dont le titre (accompagné d’un sous-titre non moins évocateur) laissait envisager un programme ambitieux et original. Il n’en est rien et c’est bien dommage. L’auteur belge, qui a enseigné le français et l’histoire durant trente ans avant de se mettre à l’écriture, consacre cet essai, au demeurant assez bien documenté, à une série de régions européennes sélectionnées de façon très arbitraire. Rappelant que l’Europe institutionnelle est aujourd’hui contestée, il nous propose de revisiter le patchwork des régions européennes, avec leurs particularités, en termes de géographie, d’histoire, de patrimoine et de problèmes spécifiques. « Au lieu de considérer les États-nations dans leur identité et leur perspective de nouer des liens entre eux, j’ai choisi de centrer mon étude sur neuf régions situées un peu partout dans l’Europe géographique », écrit Jacques Goyens, qui a donc fait le choix, avant l’invasion russe de l’Ukraine, d’y inclure même Saint-Pétersbourg.

S’il prend parfois quelques raccourcis et certaines libertés d’interprétation de l’histoire, l’auteur, dans son chapitre consacré à la Wallonie, reconnaît – ce n’est pas toujours le cas – que les premières attaques contre l’État belge venaient au tout début du 20e siècle de Wallonie. Plus loin, abordant l’Ile-de-France, il rappelle que « la France est un pays fortement centralisé, pour le meilleur et pour le pire ». « Ce système présente l’avantage de l’efficacité, surtout en période de guerre ou de crise. L’inconvénient, c’est le divorce entre le sommet et la base de l’État, divorce qui engendre l’incompréhension, le mécontentement, voire la révolte. La saga dite des ‘gilets jaunes’ en est une brillante illustration », écrit Goyens, non sans ajouter, à juste raison : « Il y a une volonté d’uniformiser le territoire en annihilant les spécificités locales ». Abordant la Catalogne, région symbolique dans une Espagne qui a elle aussi du mal à se défaire des démons du centralisme, l’auteur critique les autorités espagnoles et estime que les institutions européennes devraient établir un cadre juridique garantissant le droit à l’autodétermination.

Relevons enfin ce morceau de bravoure puisé dans les pages consacrées à la Vénétie : « Au fond qu’est-ce que le génie italien ? Tout en se disant fier d’être italien, le citoyen se méfie des institutions qu’il juge inefficaces. Il en découle un sens de la créativité et de la débrouille, qui sont, à des niveaux différents, les deux faces d’un même trait de caractère. (…) Dans les années 1980, j’avais relevé sur un mur de Milan ce graffiti : ‘L’obbligo di produrre aliena la facoltà di creare.’ Contrairement à une idée reçue, l’Italien n’est pas paresseux, mais il ne supporte pas d’être soumis à des contraintes de productivité. C’est dans l’indépendance qu’il libère son potentiel ».

Que retenir de tout cela ? La grande diversité, qui est aussi une richesse, du paysage institutionnel et culturel européen. Sans doute. Mais c’était une évidence. Quelle conclusion en tire l’auteur ? Il faudrait, selon lui, renforcer le Comité des Régions (CdR). « Si l’on veut que l’Europe cesse d’être cette grosse et coûteuse machine bureaucratique qui parfois marche à reculons, il conviendrait de donner des pouvoirs réels au CdR afin de rendre la politique plus transparente et plus proche des citoyens », écrit (sans rire) Jacques Goyens. En quoi la présence d’un élu du Conseil régional du Grand Est français ou du comté de Corck en Irlande pourrait-elle rapprocher l’Europe des citoyens ? Si les Wallons connaissent leur ministre-président, je ne suis même pas sûr que les habitants du Grand Est soient tous capables de donner le nom de leur président de région. Peut-on vraiment rendre la politique plus transparente et réduire la bureaucratie en complexifiant encore le millefeuille institutionnel et ses procédures ? Que du contraire ! (OJ)

Jacques Goyens. Une Europe, des régions – Richesses et singularités. Academia. ISBN : 978-2-8061-0655-1. 210 pages. 21,00 €

The New Force Model: NATO’s European Army ?

Dans cette note d’analyse, Sven Biscop rappelle que, lors du sommet de Madrid, en juin dernier, les leaders de l’Alliance atlantique ont engagé les travaux en vue d’une restructuration des forces de l’OTAN sous l’appellation New Force Model (NFM). L’objectif très ambitieux de cette réforme est une organisation des forces en trois tiers ou niveaux : le premier assurerait la disponibilité de 100 000 hommes en dix jours ; le second, 200 000 hommes supplémentaires en 10 à 30 jours ; le troisième, au moins 500 000 de plus entre un et six mois. En outre, les forces des deux premiers tiers se verraient assigner des plans de défense géographiques pour lesquels elles devraient s’entraîner.

Sven note aussi que l’objectif de cette organisation est d’empêcher tout agresseur d’occuper une portion de territoire d’un État allié d’où il pourrait devenir, en cas de renforcement, difficile de l’expulser, ce qui signifie que la réponse doit être « immédiate et en force ». Cela implique que la contre-offensive ne peut pas dépendre de renforts venus d’outre-Atlantique et doit être prise en charge par les forces présentes en Europe. S’il rappelle que, depuis l’invasion de l’Ukraine, les forces américaines en Europe ont été portées à 100 000 militaires, l’auteur observe aussi qu’il s’agit principalement d’états-majors et de logistique et non de troupes de combat. Il en déduit que la charge de la première ligne de défense et de dissuasion conventionnelle va dès lors reposer progressivement davantage sur les Européens. Cette évolution est d’ailleurs parfaitement cohérente avec la nouvelle priorité accordée par la Grand Strategy américaine à l’Asie.

« Les alliés européens ne doivent pas regretter cette évolution, mais plutôt la faire leur et assumer la responsabilité accrue qui l’accompagne », écrit l’auteur qui y voit l’occasion de sortir d’une situation de protectorat pour rétablir une « alliance normale » entre partenaires égaux, mais aussi de construire un pilier européen au sein de l’Alliance et cette force de défense européenne (ou armée européenne) dont l’Union européenne n’arrive pas à accoucher.

Pour répondre aux objectifs de la NFM, les Européens devraient mettre au moins 300 000 hommes à disposition pour s’entraîner en commun et répondre à une agression dans un délai inférieur à 30 jours, sur la base de secteurs géographiques prédéterminés. La meilleure solution consisterait donc dans la constitution de forces multinationales permanentes intégrant des brigades nationales qui s’entraîneraient systématiquement ensemble. La constitution de ces forces devrait pouvoir bénéficier en termes d’équipement des investissements réalisés au travers du Fonds européen de défense ainsi que du nouvel instrument d’acquisition de capacités (EDIRPA), dont l’adoption est prévue à la fin de l’année, affirme l’auteur.

Sven, qui estime qu’il faut oublier les groupements tactiques de l’UE, rappelle que la ‘Boussole stratégique’ a prévu la création d’une capacité de déploiement rapide (justement à partir de ses groupements tactiques modifiés) pour les opérations expéditionnaires (RDC dans l’acronyme anglais) de l’UE. À cette fin, il faudrait, selon lui, qu’un certain nombre d’États membres identifient chacun une brigade et l’assignent à un état-major, comme le Corps européen. Comme dans le cas précédent, ces brigades devraient participer régulièrement à des manœuvres conjointes. L’OTAN ayant aussi pour objectif de conserver une force expéditionnaire (ARF ou Allied Reaction Force) pour succéder à la NRF, laquelle serait inclue dans le premier tiers de la NFM, l’auteur propose de considérer la RDC de l’UE et l’ARF comme une même force – « Une force de réaction européenne » qui pourrait être certifiée à la fois par l’UE et l’OTAN et être engagée au titre de l’une ou de l’autre, en étant placée sous le commandement du Corps européen, qui bénéficie déjà de cette double certification.

« En termes de commandement, si l’essentiel des forces des deux premiers tiers est appelé à être européen, on devrait pouvoir se demander si cela fait encore sens que le SACEUR soit toujours un officier américain », écrit Sven Biscop, qui ajoute : « Les forces armées européennes ne sont pas des troupes coloniales, qui ne sont efficaces que lorsqu’elles sont commandées par des officiers venus de la métropole et avec les équipements en provenance de la métropole. Si les Européens ne se débarrassent pas de cet état d’esprit, leur dissuasion et leur défense ne seront jamais crédibles aux yeux de leurs adversaires. Nommer un SACEUR européen pourrait être exactement le choc nécessaire pour faire comprendre aux dirigeants européens que l’évolution de la Grand Strategy US est réelle et qu’ils feraient mieux de s’adapter ». C’est difficilement contestable. Mais n’est-ce pas en demander beaucoup (trop ?), aux Européens comme aux Américains ? (OJ)

Sven Biscop. The New Force Model: NATO’s European Army? Egmont. Policy Brief 285. September 2022. L’analyse peut être consultée gratuitement sur le site de l’institut : http://www.egmontinstitute.be

La surveillance numérique, jusqu’où ?

Dans cet article paru dans Futuribles, Marie Ségur rappelle qu’à la suite des attentats sur le sol américain, « la surveillance de masse en ligne s’est (…) massivement développée aux États-Unis et, quoique plus modestement, en Grande-Bretagne, en Allemagne et en France ». L’accroissement du nombre d’appareils connectés et le développement des réseaux sociaux et des services commerciaux en ligne n’ont eu de cesse d’étendre les possibilités de collecte de données personnelles. « Elles participent au développement d’une économie de la donnée qui repose sur un profilage de plus en plus fin des internautes », note l’auteur, qui souligne que « les phénomènes d’essor technologique et de durcissement de la répression se nourrissent alors mutuellement ».

« La collecte d’informations personnelles des internautes est tellement massive que garantir son propre anonymat est de plus en plus difficile ». Face à l’extension croissante de la surveillance, l’auteur identifie deux techniques : (1) l’obfuscation, qui consiste à « produire délibérément des informations ambiguës, désordonnées et fallacieuses et à les ajouter aux données existantes afin de perturber la surveillance et la collecte de données personnelles » et donc à créer en quelque sorte « un brouillard informationnel dans lequel il est possible de se cacher » ; (2) la sousveillance, qui consiste à « observer d’en bas » celles et ceux qui surveillent et à les dénoncer, « pratique utilisée pour rééquilibrer les rapports de force en promouvant la transparence comme outil de lutte contre les entreprises ou les organes de l’État qui abusent de leur situation de pouvoir et cachent la réelle nature de leurs activités ».

« En parallèle, nous observons l’essor d’outils payants permettant de camoufler ses activités en ligne. Le taux de croissance du marché VPN en est un bon exemple. Évalué à 25,4 milliards de dollars US en 2019, il pourrait atteindre les 76 milliards de dollars US en 2027 », écrit Marie Ségur, qui note qu’un tiers des internautes en utiliseraient à l’échelle mondiale. Si « les VPN sont bien plus utilisés dans les régions plus restrictives en matière de libertés sur Internet (Moyen-Orient, Asie) », ces techniques demeurent très onéreuses pour certains groupes de population. Et l’auteur de conclure : « Sans réelle inversion des rapports de force, permise, par exemple, par les batailles judiciaires, le risque est grand que le concept même de vie privée, voire d’autonomie, ne devienne le nouveau privilège d’une caste minoritaire et que les résistances collectives se fragmentent, voire tendent à l’individualisation ». (OJ)

Marie Ségur. Les mouvements de résistance à la surveillance numérique. Futuribles n° 450. Septembre-octobre 2022. ISBN : 978-2-8438-7465-9. 152 pages. 22,00 €

Sommaire

POLITIQUES SECTORIELLES
INSTITUTIONNEL
ÉCONOMIE - FINANCES - ENTREPRISES
Invasion Russe de l'Ukraine
ACTION EXTÉRIEURE
BRÈVES
Kiosque