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Bulletin Quotidien Europe N° 12975

21 juin 2022
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N° 062

La Turquie d’Erdoğan

 

Fin 2022, Recep Tayyip Erdoğan fêtera les vingt ans au pouvoir de sa formation, l’AKP, à la veille d’une année 2023, qui est celle du centenaire de la République turque, mais aussi une année électorale, « à moins que le scrutin ne soit avancé, ce qui ne surprendrait personne », observe Anne Andlauer, qui travaille pour de nombreux médias francophones tels que Radio France, la RTBF, Le Figaro, Le Temps ou encore Le Soir. La journaliste française, qui vit depuis 2010 en Turquie, nous offre, dans ce contexte, une radiographie de la Turquie actuelle qui, loin des clichés et des excès, donne la parole à de nombreux Turcs issus de tous les milieux, offrant ainsi un portrait tout en nuances d’une « société parcourue de lignes de fracture ».

 

C’est par une série de portraits de jeunes que s’ouvre cet essai, qui souligne que la liberté d’expression est la première priorité des 15-25 ans, devant le fait de bien gagner sa vie, qui conserve, malgré tout, son importance dans une Turquie en crise. « Face aux incertitudes, les jeunes sont de plus en plus nombreux à rêver de départ. Selon un sondage mené (…) en avril 2021, 43% des Turcs de 18 à 29 ans « veulent s’installer dans un autre pays », contre 31% d’entre eux dans la même étude en 2020 et 25% en 2019 », souligne l’auteur, qui ajoute : « L’Allemagne, les États-Unis et la France sont les pays les plus convoités. La première raison invoquée, loin devant toutes les autres, est l’espoir d’y trouver un meilleur emploi, ou un emploi tout court ».

 

Si le rêve, cher à Erdoğan, d’une « grande Turquie de 100 millions d’habitants » a une chance de se réaliser un jour, ce sera sans doute grâce aux réfugiés syriens, l’indice de fécondité des femmes turques étant en chute libre (1,76 enfant par femme en 2020, contre 2,08 en 2010 et 2,38 en 2001). En 2021, 3,7 millions de Syriens, dont 1,8 million ont moins de 18 ans, vivaient en Turquie, où ils ne bénéficient que d’une « protection temporaire » et peinent à s’intégrer, les autorités continuant à assurer qu’ils rentreront un jour en Syrie.

 

Après avoir rappelé que, dans la Turquie des années 2000 et du début des années 2010, les mots des gouvernants évoquaient, le mouvement, le changement et l’ouverture, Anne Andlauer souligne le verrouillage progressif de la société par un président qui tient avant tout à garder le pouvoir, essentiellement à partir des événements de Gezi. Depuis lors, « le champ lexical de la peur et de la division a supplanté celui de l’espoir et du rassemblement », constate l’auteur, qui poursuit : « C’est l’ère du repli sur soi, son identité, ses valeurs, ses fidèles, ceux qui n’ont pas quitté le navire, ceux qui dépendent de l’AKP et ceux dont l’AKP dépend. Les mots ont changé, pas les maux, et la « nouvelle Turquie » que porte désormais Recep Tayyip Erdoğan sonne étrangement comme l’ancienne, arc-boutée sur une conception étroite et rigide de l’identité turque et musulmane sunnite. Ce repli est aussi le rejet des « 200 ans avant l’AKP », décrits comme une période « d’occidentalisation incontrôlée » doublée d’un « complexe d’infériorité » à l’égard de l’Europe ».

 

« Le grand verrouillage turc est (…) aussi celui dans lequel le chef de l’État s’est enfermé lui-même. Il est l’unique décisionnaire de tout et en toutes choses, mais il dépend d’un partenaire qui ne représente finalement qu’une minorité de l’électorat », souligne l’auteur en référence à la coalition formée depuis 2018 par l’AKP avec le parti ultranationaliste MHP, généralement classé à l’extrême-droite. Depuis la purge des gülenistes, après la tentative de coup d’État de 2016, le MHP et les confréries ont joué des coudes pour imposer leur agenda et leurs fidèles au sein de l’État, ministère par ministère, observe la journaliste qui évoque aussi longuement le verrouillage médiatique d’un pays où « 85% des médias nationaux sont désormais aux mains de dirigeants liés au pouvoir » et où pas moins de 60 journalistes étaient emprisonnés à l’automne 2021.

 

Sur le plan international, « malheureusement, la diplomatie ne cesse d’être reléguée au second plan dans la politique étrangère de la Turquie, qui repose davantage sur la force militaire », constate l’ancien ambassadeur Ünal Ceviköz, député du principal parti d’opposition, le CHP. Il fustige aussi le caractère ultra-centralisé et ultra-personnalisé de cette politique extérieure depuis l’entrée en vigueur, en 2018, d’un régime présidentiel. Instrumentalisée en politique intérieure, avec des références redondantes à l’héritage ottoman pour flatter les désirs de grandeur d’une partie des Turcs, la politique étrangère de la Turquie s’est transformée en une succession d’interventions militaires unilatérales (Syrie, Libye, Haut-Karabakh) auxquelles s’ajoutent notamment la tentative de redéfinition des zones maritimes, les forages dans les eaux chypriotes, l’envoi de navires militaires dans les eaux grecques, l’acquisition du système de défense antiaérienne russe S-400. Pour autant, « s’il espère redresser l’économie, le chef de l’État turc sait qu’il doit rassurer les investisseurs étrangers et donc éviter – éventuellement résoudre – les crises plutôt que de les multiplier. La confrontation permanente n’est pas tenable sur le long terme », écrit Anne Andlauer, estimant que « cela explique en grande partie les mains tendues à l’UE, la Grèce, l’Égypte, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et même, plus discrètement, Israël en 2021 ».

 

« Du point de vue de ses citoyens, la Turquie a (…) toujours été là, dans l’antichambre d’une Europe devenue, au fil des décennies, la réception d’un grand hôtel qui demande au client des efforts de présentation, puis de comportement, puis menace finalement de chasser l’importun, lequel aggrave son cas en n’écoutant plus aucune règle, en même temps que s’amoncellent les problèmes de gestion dans cet hôtel Europe en mal de rénovation », écrit l’auteur, qui constate que, bien que plus de vingt ans soient passés depuis que la Turquie s’est vue octroyer le statut de pays candidat à l’adhésion, six personnes sur dix se disaient toujours favorables à cette adhésion en Turquie, selon un sondage du début 2021. Certes, sans plus vraiment y croire, alors que « la Turquie recule à grands pas et que l’UE ne veut plus avancer ». Sur 35 chapitres de négociation, 16 ont été ouverts, le dernier en 2016, et seul le chapitre ‘Science et recherche’ est provisoirement clos depuis 2006. Si Erdoğan a pu souhaiter la rupture, il sait aussi que, dans la situation économique actuelle, il n’a pas d’autre choix que de rester amarré à l’UE : « Les capitaux des pays du Golfe n’ont pas donné les résultats attendus, la Chine ne propose pas une relation équilibrée, la Russie n’a pas d’argent… Pour des raisons purement pragmatiques, la Turquie doit continuer avec l’UE et la perspective d’adhésion », estime le professeur de relations internationales Serhat Guvenc. Dans le même temps, « si la moitié des Turcs continuent de considérer l’adhésion comme la « meilleure forme de relation possible » entre leur pays et l’UE (sondage de 2019), ils sont de plus en plus nombreux à se faire à l’idée du « partenariat privilégié » que certains pays, tels que l’Allemagne et la France, proposent depuis des années sans jamais le définir ».

 

Parmi d’autres sujets, Anne Andlauer, évoque encore l’économie informelle (30% du PIB), le danger sismique à Istanbul, la progression du budget de la Diyanet (direction des affaires religieuses) qui, passé de 550 millions de livres turques à 13 milliards en 2021 (plus du double du ministère des Affaires étrangères), atteint 16 milliards cette année (environ 876 millions d’euros), et la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée le 24 juillet 2020, pour « emmurer une mémoire chrétienne que le musée rappelait trop ». (Olivier Jehin)

 

Anne Andlauer. La Turquie d’Erdoğan. Éditions du Rocher. ISBN : 978-2-2681-0679-3. 250 pages. 19,90 €

 

The Playbook of ‘Erdoganomics’ in 2021

 

Dans cet article paru dans la revue allemande consacrée à l’Europe du Sud-Est, l’économiste Jens Bastian (SWP) analyse les effets de la politique économique et monétaire non orthodoxe pratiquée en Turquie.

 

Si la Turquie peut être considérée comme « un géant économique » parmi les pays de l’Europe du Sud-Est, elle a connu, depuis un pic à 957,78 milliards de dollars, une érosion continue de son PIB, qui n’était plus que de 720,1 milliards en 2020, soit une chute de 24,8% sur sept ans, sous l’effet de différents facteurs exogènes : l’accueil des réfugiés syriens en 2015, le doublement des droits de douane sur l’aluminium et l’acier turcs par les États-Unis en 2018 et la pandémie, qui a sévèrement affecté le secteur du tourisme en 2020. S’y ajoutent la volatilité de la livre turque, les effets secondaires engendrés par la tentative de coup d’État de 2016 et l’impact du changement climatique, avec des sécheresses et des incendies qui ont particulièrement affecté l’agriculture. Le pouvoir d’achat des 85,6 millions de citoyens turcs a considérablement régressé du fait de l’inflation, qui a atteint 36,08% en décembre 2021 et même 48,7% en janvier 2022, souligne encore Jens Bastian, qui évoque les queues devant les offices de change et les banques pour convertir les avoirs en livres en dollars, euros ou or.

 

Cette situation due à des facteurs exogènes et endogènes a largement été aggravée par les interventions erratiques des autorités turques et, plus particulièrement, du président Erdoğan, estime le chercheur qui énumère : - la perte d’indépendance de la banque centrale (CBRT), avec des changements fréquents à sa tête (trois gouverneurs successifs en deux ans) ; - le limogeage ou la démission d’autres hauts responsables de la banque centrale ou du ministère des Finances en raison de leur désaccord avec des mesures non conventionnelles ; - la politique monétaire à contre-courant (augmentation des taux quand les autres banques centrales les baissent et inversement) ; - la volatilité de la livre turque. « Au cours des trois dernières années, les autorités de la banque centrale ont dépensé plus de 140 milliards de dollars US pour défendre la livre turque sur les marchés (…) Pourquoi le président Erdoğan plaide-t-il les vertus d’une monnaie faible (par exemple pour la capacité d’exportation) pendant que la CBRT dépense des milliards pour soutenir une monnaie nationale très volatile ?Cette contradiction politique n’a pas seulement des conséquences significatives en termes d’épuisement des réserves de devises étrangères de la CBRT. La chute du cours de la livre en 2021 a montré de surcroît que ces interventions ont été des efforts inutiles, résultant en un énorme gaspillage de ressources financières », observe Bastian. (OJ)

 

Jens Bastian. The Playbook of ‘Erdoganomics’ in 2021. Südosteuropa Mitteilungen 01/2022. ISSN : 0340-174X. 96 pages. 15,00 €

 

Les Balkans et l’Europe : convergence et diversité

 

Le chercheur en sciences politiques Max-Valentin Robert (Sciences Po Grenoble) examine, dans cet article paru dans la revue Futuribles, le regard porté par les populations d’Albanie, de Bosnie-Herzégovine, Macédoine, Monténégro et Serbie sur l’Union européenne et la notion d’européanité ainsi que leur degré d’adhésion aux valeurs démocratiques. L’auteur en analyse l’évolution sur la base des données recueillies lors des études d’opinion EVS en 2008-2010 et 2017-2020.

 

Si l’ensemble des personnes interrogées s’accordent sur le fait qu’il faut être de culture européenne pour être européen (76% dans l’UE-15, 83% dans les pays d’Europe centrale et orientale membres de l’UE et entre 61% (Monténégro) et 89% (Albanie) dans les Balkans), « être d’ascendance européenne » est plus important pour les répondants d’Europe centrale et orientale (69%) et ceux des Balkans (entre 51% des Macédoniens et 76% des Albanais) que dans l’UE-15 (42%). Le fait d’être chrétien ne constitue un critère d’européanité que pour 24% des répondants de l’UE-15, contrairement à ceux de l’Europe centrale et orientale (53%) et de la Serbie (59%). En Macédoine, ce critère n’est retenu que par 48% des sondés. Au Monténégro, par 42%.

 

« De fortes majorités des opinions publiques locales soutiennent un élargissement de l’Union européenne. Si les Serbes s’avèrent plus partagés (50% seulement d’entre eux adhèrent à l’idée que ce processus « devrait aller plus loin »), ce point de vue est largement majoritaire au sein des autres populations sondées – ce qui laisse entendre un soutien à l’adhésion de leur pays à l’UE », observe l’auteur.

 

De façon très constante d’une vague de sondages à l’autre, les populations des Balkans plébiscitent la démocratie comme mode de gouvernement : en 2017-2020, c’est le cas de 81% des Serbes, de 83% des Monténégrins, de 88% des Bosniens, de 90% des Macédoniens et de 97% des Albanais. En revanche, les données ne peuvent qu’inciter à la prudence « quant au rejet supposé de l’autoritarisme par les opinions publiques balkaniques », estime l’auteur, qui poursuit : « une portion non négligeable des interrogés ne rejette pas clairement une interprétation de la démocratie que d’aucuns qualifieraient d’« illibérale ». Ainsi, 28% des enquêtés considèrent comme un trait caractéristique de la démocratie le fait que ‘les gens obéissent à leurs dirigeants’ ».

 

« De plus, la bonne image dont bénéficie l’UE semble construite à partir de la désaffection qu’inspirent les acteurs politico-institutionnels nationaux. Par conséquent, si les dirigeants balkaniques ne parviennent pas à répondre aux attentes sociales de leurs administrés, et si le processus d’européanisation ne remplit pas toutes ses promesses, alors l’absence de rejet net que suscitent les alternatives non démocratiques pourrait se muer en une aspiration autoritaire. La défiance qu’inspirent aux citoyens balkaniques les systèmes politiques de leurs pays respectifs constitue déjà un terreau favorable à une telle éventualité. Ce scénario apparaît d’autant moins improbable qu’à l’échelle internationale, certains États oppressifs – notamment la Chine – essayent de capitaliser sur leur gestion de la crise sanitaire pour légitimer leur régime, qu’ils présentent comme un modèle alternatif à la démocratie libérale. En outre, l’influence dans les Balkans de pays ayant connu – à des rythmes variés – une trajectoire de raidissement autoritaire (tels que la Russie et la Turquie) assoit un facteur supplémentaire de fragilisation des démocraties locales. Enfin, la tentation croissante du recours à l’autoritarisme au sein même de certains États membres de l’UE pourrait affaiblir la crédibilité de l’UE en tant que promotrice de la démocratisation », constate Max-Valentin Robert. Et de conclure : « Tous ces éléments représentent autant de fenêtres d’opportunité pour des déclinaisons locales de ‘l’orbanisme’, de ‘l’erdoganisme’ ou du ‘poutinisme’ ». (OJ)

 

Max-Valentin Robert. Les Balkans et l’Europe : convergence et diversité. Futuribles, numéro 448, mai-juin 2022. ISBN : 978-2-84387-463-5. 128 pages. 22,00 €

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