La mondialisation dangereuse
D’heureuse, la mondialisation est devenue dangereuse et c’est ce nouveau monde que décryptent ici l’historien Alexandre Del Valle et le normalien Jacques Soppelsa en passant au crible les tendances lourdes (géographie, histoire, religion) et les variables contemporaines (Covid-19, énergies, économie, crime organisé) qui constituent le creuset des tensions et des crises auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés.
La thèse des deux auteurs est que « la mondialisation a révélé les vulnérabilités majeures de l’Europe, ventre mou de l’Occident, qui se retrouve, de par son ouverture sans limites, exposée à toute une série de nouveaux défis qu’elle peine encore plus que les autres grandes puissances à relever : pandémie, chômage endémique, crises économiques et financières récurrentes, dépopulation des campagnes, vieillissement, fuite des cerveaux (notamment vers les États-Unis), bureaucratisation, anémie entrepreneuriale, délocalisations industrielles, dumping social asiatique, concurrence déloyale chinoise, islamisme conquérant, immigration incontrôlée, trafics de drogue et crime organisé, rivalités énergétiques et menaces hybrides ». « Un des effets secondaires et curieux de ce processus est que les Européens sont les seuls dans le monde à rejeter et diaboliser leurs identités et frontières alors que les autres nations non occidentales, à commencer par la Chine, l’Inde, la Turquie, l’Asie du Sud-Est (etc.), se développent en réaction à l’universalisme occidental et utilisent au contraire la mondialisation comme un levier de leur puissance nationale et civilisationnelle », écrivent Del Valle et Soppelsa avant d’ajouter : « Derrière l’utopie consumériste, hédoniste et politiquement correcte de McWorld (la culture globalisante anglo-saxonne qui privilégie l’individu-consommateur : ndr), les autres nations du monde multipolaire en gestation et a fortiori la Chine et ses alliés décèlent une nouvelle forme d’impérialisme cognitif déterritorialisé (…) », alors que « l’Occident piégé par sa lecture mondialiste de la globalisation scie la branche sur laquelle il est assis en participant à l’effacement de sa propre civilisation et de ses normes et valeurs morales fondatrices ».
S’ils critiquent de façon très nuancée les différentes théories ou « visions prophétiques du monde postbipolaire », de Kennedy à Barber, en passant par Fukuyama, Huntington et Allison, les auteurs voient dans la doctrine du politologue et stratège américain Zbigniew Brzezinski la source de la guerre que conduit aujourd’hui la Russie de Poutine en Ukraine. « Brzezinski suggère ainsi d’utiliser ‘tout moyen pour prévenir l’émergence d’une coalition hostile (en Eurasie) qui pourrait défier la primauté de l’Amérique’ ou la ‘possibilité d’un pays de se substituer aux États-Unis en tant qu’arbitre en Eurasie’ », rappellent Del Valle et Soppelsa, avant de poursuivre : « Il affirme qu’il faut soutenir les forces et les États jadis occupés par l’Union soviétique ou ses alliés en visant en particulier la Pologne, les pays baltes, la Roumanie, et surtout l’Ukraine. Dans sa vision, cette dernière est un verrou destiné à « prévenir l’expansion russe dans son étranger proche », dernier rempart face à l’avancée de la Russie vers le sud, d’où sa volonté de financer les forces antirusses de l‘ouest de l’Ukraine afin de faire perdre à Moscou le contrôle de ce pays charnière entre la Russie, l’Europe et la Méditerranée (via la Crimée et la mer Noire et les détroits turcs) (…). Sa préconisation du « double élargissement » (avancée le plus possible vers l’est de l’OTAN et de l’UE) a en fait débouché sur une nouvelle guerre froide entre l’Occident atlantiste et la Russie postsoviétique ». Les auteurs estiment aussi que « l’Amérique a réussi à faire de l’Europe à nouveau le théâtre d’opérations d’une ‘bataille nucléaire de l’avant’ sur les frontières avec la Russie ». Et ils ajoutent : « Ce processus – entamé depuis les années 1992-1998-2003 – d’exclusion occidentale de la Russie, désignée comme l’ennemi suprême, permet en réalité de pérenniser la domination atlanto-américaine du continent européen et, donc, sa division ».
Pour les auteurs, nous sommes entrés dans « un monde d’incertitudes, de risques asymétriques et de retour des conflits de haute intensité » avec des conflits majeurs et potentiels fondés sur : - des antagonismes géo-énergétiques ou autour de l’eau et des terres rares ; - la persistance des rivalités et conflits infra-étatiques internationalisés ou régionalisés ; - la guerre géoéconomique et financière autour des rivalités entre l’Occident et ses outsiders et entre les acteurs principaux du monde polycentrique ; - des conflits identitaires que Samuel Huntington a rangés dans la catégorie des « chocs de civilisations » ; - des phénomènes migratoires de masse incontrôlés ; - le terrorisme international, très majoritairement islamiste ; - les chocs des empires naissants ou résurgents (néo-ottomanisme turc versus nationalismes arabes et Europe ; États-Unis versus Chine et Russie).
L’UE serait bien inspirée pour ne plus être « le dindon de la farce de la mondialisation » d’instaurer l’équivalent du Buy American Act, qui contraint d’affecter les fonds publics américains à des entreprises américaines, écrivent les auteurs, qui ajoutent : « L’Europe, prisonnière de son propre mythe universaliste, qui s’affiche comme le continent de la non-identité, des droits de l’homme, de la social-démocratie, a comme pire ennemi sa propre volonté d’impuissance et sa mauvaise conscience, en plus de sa démographie déclinante. En fait, si tant est qu’elle devienne un jour un acteur géopolitique, elle est le seul qui a renoncé à afficher une identité, à définir des frontières, et a renoncé à la volonté de puissance ». « L’Union européenne est aujourd’hui une organisation hybride : un Ogni, un objet géopolitique non identifié : elle n’est ni un État, ni une fédération, ni même une confédération, mais une organisation internationale très divisée et hétérogène, unie en apparence seulement par une idéologie social-démocrate universaliste et une économie de marché, qui s’applique à elle-même des règles de limitation des souverainetés, de répression des identités nationales, d’ingénuité géoéconomique, de strict respect de la concurrence, de protection des travailleurs et de l’environnement ou de multiculturalisme, que les autres acteurs du monde ne s’appliquent pas à eux-mêmes, mais exigent opportunément d’elle, dans l’intention de la conquérir », affirment Del Valle et Soppelsa qui n’ont pas entièrement tort, du moins en ce qui concerne la nature hybride des institutions européennes (voir à ce sujet l’ouvrage sur le droit constitutionnel dans cette rubrique), la volonté d’impuissance et l’incapacité des élites européennes à percevoir le décalage qui existe entre les règles qu’elles imposent à l’Europe et les prétentions des acteurs stratégiques concurrents sur l’échiquier mondial. En revanche, on peut difficilement contester la pertinence de règles de protection des travailleurs ou de l’environnement. Quant à la prétendue « répression des identités nationales », elle relève clairement du fantasme.
Les auteurs ne consacrent pas moins de cinquante pages au crime organisé, qui est un grand gagnant de la mondialisation, et tout autant au terrorisme islamiste. À ce sujet, ils observent que « si les radicalisés pouvant passer à l’acte violent sont estimés en France entre 12 000 et 20 000 (partisans de l’État islamique ou d’Al-Qaïda), les islamistes plus habituels, adeptes du suprémacisme de la charia et du califat, mais qui évoluent dans un cadre institutionnel tout en adhérant aux mêmes fondamentaux, sont quant à eux évalués à au moins 500 000 en France et entre un million et 1,5 million dans l’Union européenne, véritable vivier idéologique pour les recruteurs djihadistes ». Ils rappellent aussi que, selon une étude de l’Institut Montaigne conduite par Hakim El Karoui, « 46% des musulmans français sont de bons républicains, mais que 25% sont favorables au voile islamique et à l’essentiel de la charia, et que 28% d’entre eux ont connu une jeunesse marginale et sont entrés en sécession islamiste, contre la société française ».
« Il faut être prêt à s’engager pour un conflit de survie (…). Le rapport de force redevient le mode de règlement des différends entre nations (…), nous devons résolument nous y préparer en gardant à l’esprit que le combat de haute intensité devient une option très probable », déclarait le général Thierry Burkhard, chef d’état-major de l’armée de terre, le 31 juillet 2019. Et l’invasion russe de l’Ukraine ne fait que le confirmer. Il souligne aussi que ni l’Union européenne ni ses États membres pris individuellement n’ont les capacités nécessaires pour faire face aux menaces du monde contemporain.
« En fin de compte, les plus dangereux ennemis de l’Europe ne sont pas les prédateurs extérieurs chinois ou islamistes, les narcopuissances ou l’Empire étatsunien, mais sa ‘volonté d’impuissance’ », réitèrent en conclusion Del Valle et Soppelsa, avant d’ajouter : « L’Europe, ‘homme malade du monde’, civilisation fatiguée, lasse, complexée et désabusée, préfère-t-elle risquer de disparaître de l’Histoire plutôt que de continuer à se battre pour survivre ? Le Vieux Continent sortira-t-il de sa léthargie et conjurera-t-il le déclin prophétisé par Spengler ? Tout dépendra de la décision ou du refus des dirigeants européens de renouer avec une politique de civilisation et de souveraineté ». Et ça, c’est loin d’être gagné ! (Olivier Jehin)
Alexandre Del Valle, Jacques Soppelsa. La mondialisation dangereuse – Suprématie chinoise, islamisme, crise sanitaire, mafias, défis éco-énergétiques : vers le déclassement de l’occident ? L’artilleur. ISBN : 978-2-8100-1022-6. 517 pages. 23,00 €
Dit is Europa
Le politologue flamand Hendrik Vos (Université de Gand) nous raconte l’histoire de l’Union européenne à partir des archives laissées par les acteurs de cette construction bâtie, pierre par pierre, sans aucun plan d’ensemble. Le récit, qui est enrichi d’innombrables anecdotes, puisées notamment dans la presse de chaque époque, se lit avec plaisir, à condition d’être néerlandophone. L’essai, sorti des presses en novembre 2021, mérite de toute évidence d’être traduit dans d’autres langues.
Si l’ouvrage débute par un prologue qui nous conduit en mars 2020 à Koewacht, village néerlandais de 2 600 habitants situé sur la frontière belgo-néerlandaise, pour illustrer la gestion chaotique des premières semaines de la crise pandémique, avec le rétablissement des frontières et la remise en question de la solidarité au sein de l’Union, l’auteur part naturellement de la captivité d’Altiero Spinelli pendant la Deuxième Guerre mondiale et du manifeste de Ventotene, avant de parcourir les étapes successives de l’aventure européenne toujours inachevée. Le récit s’interrompt le 24 décembre 2020 sur la conclusion de l’accord de commerce et de coopération entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, qui clôt la saga du Brexit.
Comme le souligne l’auteur, l’histoire de la construction européenne est loin d’être un long fleuve tranquille. Les Européens n’ont pas fait le choix d’un système uniforme avec un leader fort, mais celui du respect de la diversité, qui impose une recherche de compromis qui, trop souvent, confine au plus petit dénominateur commun et ralentit la construction. « Mais ce maudit compromis est peut-être aussi un test de civilisation. Voilà un continent avec beaucoup de langues, d’histoires divergentes et de toutes sortes de cultures, d’expériences et d’avis qui ne peuvent être réduits à un même dénominateur. Depuis plusieurs décennies, l’Europe a su faire avec, et pas sans succès. L’Union n’est en aucun cas un paradis. Il y a trop de pauvreté, d’inégalités, de discriminations et de cynisme pour s’asseoir avec suffisance. Pour autant, il y a peu d’endroits dans le monde où la vie est meilleure et plus sûre », écrit Hendrik Vos.
Vos évoque aussi le nombre croissant d’atteintes aux valeurs de l’Union et à l’État de droit, notamment en Hongrie et en Pologne, mais aussi aux droits fondamentaux sur tout le continent. « Le socle de principes et de règles sur lequel repose la construction européenne est encore bancal et fragile. La nonchalance avec laquelle les États s’en occupent rend difficile et hypocrite d’agir fermement lorsque la frontière est franchie quelque part. De là où le ver ronge de l’intérieur, ils détournent volontiers le regard. Si la cloison intérieure se réduit en poussière, un jour tout peut s’effondrer », écrit l’auteur avant de conclure : « C’est dans la gestion impropre et maladroite des valeurs fondamentales que se cache la plus grande menace pour la survie de l’Union. Là où le ver ronge la base, il faut immédiatement intervenir. C’est une question d’autopréservation ». (OJ)
Hendrik Vos. Dit is Europa – De geschedenis van een unie. Borgerhoff & Lamberigts. ISBN : 978-9-4639-3686-6. 630 pages. 34,99 €
Droit constitutionnel de l’Union européenne
« Longtemps envisagée comme une construction technique et dépolitisée, l’Union européenne est devenue un centre incontournable de la décision politique. Qu’elle y ait été suffisamment préparée et qu’elle soit suffisamment armée pour l’assumer – tant institutionnellement que matériellement – demeurera à l’évidence discuté, mais il est peu contestable qu’un déplacement des attentes politiques vers le niveau européen est à l’œuvre. On en veut pour illustration le fait que la question européenne tende désormais à infléchir visiblement les clivages politiques internes aux États membres et la manière avec laquelle le citoyen conçoit son existence individuelle ou collective. L’enjeu européen sature un espace politique dans lequel il est longtemps demeuré au second plan », constate le professeur Édouard Dubout (Université Paris 2 Panthéon-Assas) qui nous livre ici un premier manuel de droit constitutionnel de l’Union européenne.
S’il reconnaît que la constitutionnalisation du phénomène européen naît essentiellement d’une longue suite d’arrêts de la Cour de justice (Van Gend en Loos et Costa, Kadi, Les Verts, etc.) et que le droit constitutionnel actuel élaboré à partir de l’État-nation est difficilement transposable tel quel à l’Union européenne, Dubout observe qu’à la suite de l’intégration européenne, les caractéristiques de l’État-nation sont également affectées : « Non seulement l’Union n’a pas vocation à s’ériger en une nouvelle Nation souveraine, mais les anciens États-nations devenus « membres » d’une Union du fait de l’interdépendance mutuelle qui les lie entre eux, perdent également les caractéristiques principales attachées à la qualité de souverain national. Leur propre institution se doit d’être repensée et refondée. Dans un tel contexte, parler d’État-nation ne fait plus sens et il devient nécessaire de concevoir un droit constitutionnel au-delà du prisme stato-national ».
L’auteur souligne que dimension fédérale - comprise comme bonne articulation des niveaux de gouvernement entre l’Union et ses États membres - et dimension libérale - c’est-à-dire l’encadrement de l’exercice du pouvoir politique européen et étatique en vue de susciter un sentiment suffisant de liberté - de l’intégration européenne s’entrecroisent dans la structure constitutionnelle d’une Union européenne en quête de réinvention démocratique. Il estime cependant que « les perspectives ouvertes par le fédéralisme et le libéralisme resteront insuffisantes à la pleine légitimation du phénomène européen tant qu’elles ne s’ancreront pas dans une pratique sociale ». « S’il est un enseignement de l’approche constitutionnelle du droit de l’Union, c’est que la mise en cohérence du fédéralisme et du libéralisme dans le contexte européen ne saurait résulter d’un simple agencement instrumental, d’une recherche de l’effet utile de l’émancipation individuelle ou de la décision collective. Elle doit s’attacher à refléter des comportements et des imaginaires sociaux au sein desquels se logent les nouveaux équilibres éthiques d’une vie transnationalisée », écrit Dubout, avant de conclure : « En définitive, le mérite d’une approche constitutionnelle de l’Union européenne est de ne pas y voir une organisation technique, à la recherche de son efficacité, mais de mieux discerner la présence d’un phénomène éthique, d’un projet social autant que légal ». (OJ)
Edouard Dubout. Droit constitutionnel de l‘Union européenne. Bruylant. ISBN : 978-2-8027-6989-7. 515 pages. 75,00 €