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Bulletin Quotidien Europe N° 12852

14 décembre 2021
Sommaire Publication complète Par article 33 / 33
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N° 050

Lobbyiste

 

Avec « Lobbyiste », Daniel Guéguen, qui en est une incarnation au long cours – il a notamment travaillé pour le Comité européen des fabricants de sucre et a été secrétaire général du COPA-COGECA avant de devenir consultant et professeur au Collège d’Europe -, nous offre une plongée dans le microcosme européen, assortie d’une analyse de la dérive bureaucratique des institutions et de l’évolution du lobbying, souvent suspect et pourtant utile et même de plus en plus nécessaire dans un système en voie d’opacification. C’est aussi l’histoire d’une vie. Celle d’un Européen impénitent qui enrage de voir la déconstruction européenne à l’œuvre.

 

L’auteur, qui estime que le temps des bâtisseurs s’est arrêté avec le Traité de Maastricht de 1992 et le marché unique, qui voit le jour en 1993, estime que les institutions n’ont eu de cesse de se bureaucratiser depuis lors. « Le système dysfonctionne gravement », écrit-il avant d’ajouter : « Il est incompréhensible au plus grand nombre comme à la plupart des professionnels. Acteurs de l’Europe, entrepreneurs, citoyens, notre horizon à Bruxelles est celui d’un dédale infernal de comités, de groupes d’experts et de trilogues plus opaques les uns que les autres. Les processus de décision, autrefois si simples, sont aujourd’hui alourdis de procédures complexes, qui sont autant de boîtes noires avec maintes exceptions et dérogations. Il ne faut plus s’interroger sur la nature démocratique du système, mais se demander jusqu’à quel point il est devenu a-démocratique, voire antidémocratique ».

 

« Il n’y a rien de bon dans le Traité de Lisbonne », affirme Guégen non sans raison, déplorant : (1) le maintien d’un commissaire par pays, qui nuit à la collégialité, « le nombre excessif de commissaires ayant tué tout débat au sein de la Commission, dont les décisions relèvent essentiellement de la procédure écrite » ; (2) la fausse bonne idée que constitue la nomination d’un Haut Représentant pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, « doté d’une administration forte en nombre, mais faible en influence », le poste reposant « sur du sable, l’Union n’ayant ni vision diplomatique d’ensemble ni stratégie géopolitique commune » ; (3) « la promotion du Conseil européen, à l’origine un simple club réunissant chefs d’État ou de gouvernement, au statut d’institution à part entière » avec pour conséquences plus d’opacité dans la phase amont de la prise de décision et une « captation des grands sujets d’actualité et de la gestion des crises par le Conseil européen », qui dégrade la Commission au rang de « simple secrétariat permanent du Conseil européen » ; (4) la Présidence permanente du Conseil européen, qui complexifie encore l’organigramme et le rend plus incompréhensible pour les citoyens.

 

« Aujourd’hui, les lois européennes s’élaborent en toute opacité dans des cénacles fermés connus sous le nom de trilogues ; elles sont ensuite adoptées sans débat par le Conseil des ministres et le Parlement européen. (…) Les législateurs votent les lois, mais on ne peut plus dire qu’ils légifèrent », observe encore Daniel Guéguen qui souligne que, par l’introduction des actes délégués, qui laissent une large latitude à la Commission, les lois européennes deviennent des lois-cadres qui se limitent à des principes généraux. Selon lui, « le stade ultime de la bureaucratie dominante et autoritaire » a été atteint avec le règlement « taxonomie » de juin 2020, qui confie à la Commission « le soin d’adopter sept actes délégués pour déterminer si une activité est durable ou si elle est de nature à créer un préjudice environnemental ».

 

« On dit qu’une majorité d’Européens seraient eurosceptiques. Ce n’est pas mon sentiment. Nos concitoyens sont globalement pro-européens, mais ils attendent une autre forme de communauté, moins bureaucratique, plus à l’écoute, plus démocratique aussi », affirme Guéguen, qui se classe lui-même dans la catégorie des « pro-européens critiques », autrement dit : « convaincus, mais déçus, désabusés, insatisfaits de la manière dont l’Union européenne fonctionne ». Et de préciser : « Je suis convaincu qu’il faut plus d’Europe et non moins d’Europe. Et quand je dis « plus d’Europe », cela signifie une Union répondant aux trois conditions exigées pour la pérennité d’une monnaie unique, qui sont, je le rappelle : un marché unique finalisé, une gouvernance d’inspiration fédérale et un sentiment d’appartenance à une citoyenneté commune ».

 

Au fil des pages, l’auteur poursuit son analyse critique de l’état de l’Union, en alternance avec sa radiographie du lobbying, dont il rappelle à juste titre qu’il est, depuis la création de la Communauté économique européenne, « une composante des mécanismes communautaires » visant à discerner l’intérêt général à partir des positions exprimées par l’industrie et les groupes d’intérêts les plus divers de la société civile. S’il juge les ONG et les organisations de la société civile globalement « très influentes », il déplore l’inefficacité des associations professionnelles, engluées dans des lourdeurs bureaucratiques et « toujours à la recherche du plus petit dénominateur commun ».

 

L’ancien secrétaire général du COPA-COGECA, l’organisation qui regroupe les syndicats agricoles et les coopératives, déplore la mainmise progressive du GATT sur l’agriculture européenne à partir de 1962 et son sacrifice sur l’autel du libre-échangisme. Un contexte dans lequel la PAC (politique agricole commune), qui a fait des agriculteurs européens des assistés, n’est pas réformable. L’auteur revient longuement sur l’accord de 1962 qui offre aux États-Unis la faculté d’exporter leur tourteau de soja en Europe, avec des conséquences désastreuses pour l’environnement, sans que personne ne songe à renégocier cette concession. Il évoque aussi une énorme fraude qui a permis au COPA d’encaisser pour une étude sur le lait, sur la base d’un appel d’offres de 1988 relatif au programme paneuropéen sur la nutrition, l’équivalent en francs belges de 5 millions d’euros au détriment du budget communautaire, sans que cela n’entraîne la moindre sanction.

 

À partir de nombreux cas concrets, l’auteur montre comment le lobbying réussit à influencer les débats ou à bloquer des initiatives sans légitimité de la Commission, comme celle qui visait à autoriser le mélange de vins rouge et blanc sous la dénomination de « vin rosé ». Il relate aussi la bataille acharnée qu’il a fallu conduire pendant plus de trois ans contre le refus obstiné de la Commission d’autoriser le médicament Orphacol, alors que l’Agence européenne du médicament avait donné son avis favorable à la mise sur le marché de ce médicament pour le traitement d’une maladie hépatique orpheline à évolution létale.

 

Si le nombre de 20 000 lobbyistes est souvent avancé, Daniel Guéguen estime qu’il n’y a en réalité qu’entre 250 et 500 lobbyistes influents à Bruxelles. Il n’en milite pas moins pour « une réglementation obligatoire » du métier de lobbyiste et « la constitution d’un ordre professionnel sur le modèle des avocats ». L’auteur déplore le passage des fonctionnaires du public au privé et juge les règles actuelles trop laxistes. « Il n’est pas normal que Michel Petite, directeur juridique de la Commission, l’un des postes les plus importants, rejoigne d’un jour sur l’autre le grand cabinet international d’avocats Clifford Chance, y compris pour des services contentieux. Anormal aussi de voir Manuel Barroso être recruté par la banque d’affaires Goldman Sachs, dont l’image éthique est souvent écornée », écrit-il, rappelant que l’on estime que ce « pantouflage » concerne 300 fonctionnaires européens chaque année. Il dénonce aussi l’inefficacité de l’OLAF, « trop dépendante de la Commission », dans la lutte contre la fraude et la corruption.

 

L’ouvrage se termine sur l’enterrement de la Conférence sur le futur de l’Europe, qui doit s’achever sous la Présidence française du Conseil au premier semestre 2022 : « Officiellement, tout fonctionne, mais en réalité, le dossier est dans l’impasse, car aucune réforme des traités n’est envisagée par les États membres avant 2024, date des prochaines élections européennes. Pire, on fait miroiter aux citoyens d’importantes réformes auxquelles on fait semblant de les associer via des panels, des événements, une plateforme numérique. C’est créer un miroir aux alouettes ou, dit plus simplement, donner des bâtons pour se faire battre, car les citoyens vont réclamer un droit d’initiative parlementaire, une vision plus fédéraliste, une gouvernance moins opaque et plus transparente, toutes choses qu’on sera incapable de leur donner, car une réforme institutionnelle exige l’unanimité des Vingt-sept ».

 

En dépit de tout ce qui précède, Daniel Guéguen entend rester optimiste. C’est sans aucun doute, et en évitant toute naïveté, la meilleure façon d’aborder 2022. (Olivier Jehin)

 

Daniel Guéguen. Lobbyiste – Révélations sur le labyrinthe européen. Anthémis. ISBN : 978-2-8072-0814-8. 232 pages. 25,00 €

 

L’état de droit supranational comme principe de l’espace public européen

 

Directeur du département de droit européen et d’études juridiques de l’Université de Gdansk en Pologne, Tomasz Koncewicz observe, dans cet essai, que « la soi-disant réforme du système judiciaire polonais a déclenché un changement de paradigme dans la jurisprudence de la Cour de justice européenne ». Toutefois, en réponse aux saisines des tribunaux polonais et en statuant sur les recours en manquement introduits par la Commission européenne, la Cour est restée fidèle à sa mission qui consiste à « garantir ‘la légalité supranationale’ dans le domaine de l’application et de l’interprétation du droit communautaire », explique l’auteur.

 

« Le cas polonais de régression démocratique occupe une place particulière dans les annales de l’Union européenne. L’adoption de la constitution en Pologne a sapé l’idée même d’une Europe liée par des valeurs (prétendument) communes d’État de droit, de démocratie et de droits de l’Homme et sous-tendue par le libéralisme, la tolérance, le ‘vivre ensemble’ et le ‘plus jamais de constitutionnalisme’ », écrit Koncewicz, avant d’ajouter : « La contre-révolution polonaise a remplacé ces principes fondateurs par une politique à somme nulle, une vision du ‘nous contre eux’ et un récit constitutionnel concurrent de désaccord fondamental sur les valeurs. Elle a proclamé que ‘Nous, les peuples européens’, ne sommes pas prêts à vivre ensemble dans un régime constitutionnel pluraliste. Les différences ont pris le pas sur les points communs ».

 

L’auteur explique que la « constitutional capture », définie par l’historien allemand Jan-Werner Müller (Princeton) comme visant à « affaiblir systématiquement le système de poids et contrepoids et, dans le cas extrême, à rendre les changements de pouvoirs extrêmement difficiles », « voyage dans le temps et l’espace », les dirigeants autoritaires en Turquie, Pologne et Hongrie apprenant les uns des autres. La « constitutional capture » est une menace plus grave pour l’existence et le fonctionnement de l’UE que la sortie d’un de ses États membres et la Commission européenne a manqué de tirer les leçons du cas hongrois, déplore Koncewicz, qui note que « la seule façon de faire échouer la ‘constitutional capture’ (…) est d’agir de manière préventive, avant que la constitution ne soit totalement sous contrôle ». « Attendre en marge, discuter avec les coupables et espérer un changement d’attitude de leur part ne fait qu’enhardir et consolider le régime. La ‘constitutional capture’ en tant que processus nécessite du temps. C’est donc le facteur temps qui joue un rôle central dans la réponse que l’on donnera à celle-ci. Pour contrecarrer cette mainmise pendant qu’elle se déroule, il faut agir dès le début, et non après. Le régime en est conscient et est prêt à tout pour gagner du temps afin d’ancrer son contrôle et de rendre tout changement difficile », explique l’auteur. D’où ce constat sévère : « L’échec de l’application de la législation européenne en Hongrie, et maintenant en Pologne, a été clairement mis en évidence : l’UE a toujours un train de retard sur les événements sur le terrain et est perdue dans une diplomatie de l’indignation infinie et inefficace. Les États membres où sont nées la méfiance et la peur sont appelés à siéger au procès d’un de leurs collègues, lui-même impliqué dans ce processus de recul démocratique. Les institutions européennes sont confrontées à des dangers auxquels elles n’étaient pas préparées et ont ensuite contribué par leur propre incompétence et leur manque de volonté politique ».

 

S’il estime que « dans sa capacité à débloquer l’impasse politique en offrant des voies de recours alternatives, la Cour de justice doit continuer à faire preuve de prudence », l’auteur considère que la Cour dispose des moyens d’ouvrir la porte à de nouveaux recours en identifiant des « caractéristiques essentielles du droit de l’UE », pour reprendre les termes de sa jurisprudence, qui « doivent aujourd’hui dépasser les ‘premiers principes’ traditionnels de suprématie et d’effet direct, pour englober l’état de droit, la séparation des pouvoirs, l’indépendance du pouvoir judiciaire et le caractère exécutoire de ces principes en tant que partie intégrante de la légalité de l’UE ». (OJ)

 

Tomasz Tadeusz Koncewicz. L’état de droit supranational comme premier principe de l’espace public européen – Une union toujours plus étroite entre les peuples d’Europe mise à l’épreuve ? Fondation Jean Monnet, collection Débats et Documents n° 22, octobre 2021. 92 pages. L’essai est accessible gratuitement sur le site de la fondation : http://www.jean-monnet.ch

 

Taking Stock of the Space Weaponisation Issue

 

Dans cette note publiée par l’Institut royal supérieur de défense, Alain De Neve rappelle d’emblée qu’il est aujourd’hui « impossible d’imaginer une planification militaire, quelle qu’en soit l’échelle, sans une contribution spatiale dans les domaines de l’imagerie, de la navigation, de l’alerte précoce ou des communications stratégiques et tactiques ». Il estime que l’essai de tir antisatellite (ASAT) conduit par la Russie en orbite basse le 15 novembre dernier, au cours duquel un missile du système antisatellite au sol Nudol a été utilisé pour détruire un satellite russe hors d’usage, confirme non seulement l’existence, mais aussi la persistance d’un risque de déstabilisation de l’espace par son armement (à ne pas confondre, comme le rappelle Alain De Neve, avec la simple militarisation, qui recouvre essentiellement l’utilisation de l’espace à des fins militaires terrestres). La Russie démontre ainsi qu’elle n’entend pas se laisser prendre de vitesse alors que les essais ASAT conduits par la Chine en 2007 avaient déjà convaincu les États-Unis de faire la même chose l’année suivante. L’auteur souligne que ces activités comportent des risques, liés à la fois à l’augmentation des débris et à une potentielle collision en cascade, théorisée dès 1978 par Kessler et Cour-Palais, qui pourrait déboucher sur une conflictualisation entre puissances spatiales. Il rappelle aussi que le traité de 1967 sur l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique n’interdit que le placement d’armes nucléaires, les armes conventionnelles n’étant prohibées que sur les corps célestes et la Lune. Dans le contexte géopolitique actuel, l’auteur doute de la capacité de parvenir à établir un véritable régime international de contrôle des armements dans les activités spatiales. (OJ)

 

Alain De Neve. Taking Stock of the Space Weaponisation Issue. Royal Higher Institute for Defence, e-note 34, décembre 2021. 8 pages. La note peut être téléchargée gratuitement sur le site de l’institut : http://www.defence-institute.be

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