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Bulletin Quotidien Europe N° 12717

11 mai 2021
Sommaire Publication complète Par article 30 / 30
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N° 037

Et si la santé guidait le monde ?

 

Dans le droit fil de ses écrits précédents, l’économiste Éloi Laurent, qui enseigne notamment à Sciences Po et Stanford, estime que l’espérance de vie et la pleine santé « doivent devenir nos boussoles communes, à même de nous orienter les yeux grands ouverts dans un monde où bien-être humain et vitalité des écosystèmes sont irrémédiablement entrelacés et projetés ensemble à toute allure dans une spirale de plus en plus vicieuse qu’il nous faut à tout prix inverser ». L’auteur, qui conteste le dogme de la croissance, préconise de bâtir un « État social-écologique » visant la pleine santé, qu’il définit comme étant la santé humaine comprise dans toutes ses ramifications et implications : santé physique, santé psychique, liens sociaux, bonheur, inégalités sociales de santé, santé environnementale, inégalités environnementales.

 

« On comprend difficilement pourquoi ce n’est pas l’espérance de vie qui guide les politiques publiques au XXIe siècle en lieu et place du défaillant produit intérieur brut et de son aveuglante croissance », écrit Éloi Laurent, avant de poursuivre : « Les deux impensés majeurs du PIB et de la croissance que sont les inégalités sociales et les crises écologiques, l’espérance de vie permet de les percevoir au moins en partie. Non seulement l’espérance de vie est sensible aux injustices, mais elle les révèle. Elle peut en effet rendre compte d’une multitude d’inégalités (éducation, revenu, genre, catégorie socio-professionnelle, territoire, etc.) là où le PIB les masque toutes. Idem pour les crises écologiques, que la croissance nourrit, mais néglige de comptabiliser, tandis que l’espérance de vie y réagit instantanément via leurs conséquences sanitaires. C’est de plus un indicateur de flux autant que de stock quand le PIB mesure imparfaitement le revenu, mais pas du tout la richesse. En somme, l’espérance de vie possède à peu près toutes les qualités d’un bon indicateur de développement au XXIe siècle tandis que la croissance du PIB était déjà mal adaptée au siècle précédent. Il y a quelque chose de vertigineux à devoir constater que la fiction démographique en dit plus long et plus juste sur notre monde que la réalité économique. Il y a quelque chose de rassurant à pouvoir penser que, si nous sortons de la croissance, ce sera pour entrer dans l’espérance ».

 

Au fil des pages, l’auteur souligne l’importance que revêt la santé humaine pour l’économie. Il rappelle notamment qu’elle permet de travailler et, donc, d’assurer l’équilibre des comptes sociaux, mais aussi que les investissements dans la prévention, le bien-être et la réduction des pollutions permettent de réduire l’usage de soins curatifs, d’allonger la durée de vie en bonne santé et de réduire les coûts d’hospitalisation ou de prise en charge de la dépendance. L’État social-écologique, qu’il appelle de ses vœux pour « prolonger l’État providence », reposerait sur « une logique d’économies et non de dépenses gagées sur des prélèvements eux-mêmes assis sur des revenus ». Et d’expliquer : « Le financement de l’État social-écologique peut ainsi être assuré par les économies colossales de dépenses sociales permises par l’atténuation des crises écologiques et de leurs conséquences ravageuses sur la santé humaine. Que l’on songe aux économies générées par un traitement rationnel, c’est-à-dire non destructeur, des écosystèmes et de la biodiversité, qui aurait permis d’éviter les épidémies de sida, d’Ebola, de MERS, de SRAS et, bien entendu, de Covid-19. Que l’on songe aux économies de dépenses sociales permises par l’atténuation progressive de la crise de la couche d’ozone (…) qui a entamé sa régénération du fait d’une gouvernance globale efficace et ainsi permis d’éviter des dizaines de millions de cas de cancer de la peau sur la planète. Que l’on songe aux économies de dépenses sociales qui pourraient être réalisées par l’atténuation du changement climatique ou de la pollution de l’air. Sans parler des conséquences sanitaires, donc financières, de l’amélioration des pratiques d’alimentation, des pratiques sportives ou de mobilité urbaine ». Tout ça n’est évidemment pas chiffré et l’auteur s’emballe sans doute en laissant supposer que toutes les épidémies pourraient être évitées par une meilleure gestion des écosystèmes. Pour autant, il est indéniable que la préservation de la biosphère et l’amélioration de la santé humaine sont liées et sources d’économies potentielles.

 

Éloi Laurent se plait à rappeler que dès février 1972, le commissaire européen à l’Agriculture Sicco Mansholt écrivait dans une lettre au président de la Commission européenne : « Il est clair que la société de demain ne peut pas être axée sur la croissance, du moins pas celle des biens matériels ». Il ajoutait : « Nous ferions bien d’examiner comment nous pourrions aider à mettre en place un système économique qui ne repose plus sur une croissance maximale par habitant ». Cela n’aura pas empêché la Commission de présenter en décembre 2019 son Green Deal comme une « nouvelle stratégie de croissance », regrette l’auteur, qui appelle à « prêter attention à l’Agence européenne de l’environnement qui, dans son ‘État de l’environnement européen 2020’, publié une semaine exactement avant le projet de Pacte vert, indique que ‘l’Europe ne concrétisera pas sa vision durable consistant à bien vivre dans les limites de notre planète en continuant à promouvoir la croissance économique’ ». (Olivier Jehin)

 

Éloi Laurent. Et si la santé guidait le monde ? Les liens qui libèrent. ISBN : 979-10-209-0927. 183 pages. 15,50 €

 

L’avortement dans l’Union européenne

 

Remarquablement documentée, cette étude présente un véritable état de l’avortement dans l’Union européenne, avec les différents cadres légaux, les enjeux, les acteurs et leurs discours. Et ces quelques bribes glanées au fil des pages ne donneront jamais qu’un maigre aperçu de la qualité du travail réalisé par Bérangère Marques-Pereira. La question est délicate et nécessite une meilleure connaissance par chacun ou chacune des divers argumentaires en présence. C’est sans nul doute ce que permet cet ouvrage, avec l’espoir (c’est en tout cas le mien) que le dialogue devienne possible et que l’empathie l’emporte sur la théorie.

 

Si l’Europe est le continent où l’accès à l’avortement sûr et légal semble le plus progresser, « les autorités de plusieurs pays de l’Union européenne, en particulier la Hongrie, l’Italie ou la Pologne, remettent cet accès en cause » et « les tentatives de restrictions, abouties ou non, mettent en lumière » une possible réversibilité, comme le soulignent les lois adoptées ces dernières années en Alabama, Géorgie, Louisiane, Ohio et au Texas.

 

Pourtant, « l’Europe est l’une des régions affichant un taux d’avortement le plus bas du monde : en Europe, pour 1 000 femmes âgées de 15 à 44 ans, 29 ont eu recours à un avortement », constate l’auteur, qui note que « le Vieux Continent se situe ainsi en troisième position après l’Amérique du Nord (17) et l’Océanie (19), et avant l’Afrique (34), l’Asie (36) et l’Amérique latine (44) ».

 

Bérangère Marques-Pereira souligne qu’au-delà des différences de cadres légaux (restrictions diverses, remboursement partiel ou inexistant, etc.), il existe une très grande variété de facteurs impactant l’accès des femmes à l’avortement. « L’abus du recours à la clause de conscience est prégnant dans un pays tel que l’Italie : plus de 70% du territoire n’offre ainsi aucun accès à l’avortement. En Espagne ainsi qu’au Portugal, le recours abusif à la clause de conscience est en augmentation dans les hôpitaux publics. Il en va de même en Autriche : quatre régions ne donnent aucun accès à l’avortement et il est difficile à obtenir en dehors des grandes villes. En France, l’avortement n’est pas pratiqué dans de nombreux hôpitaux et de moins en moins de médecins, parmi les nouvelles générations, acceptent de pratiquer des avortements. (…) Les pays d’Europe centrale et orientale connaissent, eux aussi, un recours de plus en plus fréquent et abusif à la clause de conscience ».

 

L’auteur décrypte la doctrine de l’Église catholique, qui demeure un acteur majeur du débat et dont le discours nourrit l’argumentation des 500 associations se qualifiant pro-vie dans l’Union européenne. L’auteur montre que « les positions du Saint-Siège, qu’elles soient doctrinales ou éthico-politiques, se basent sur la naturalisation, l’altérisation et la hiérarchisation faisant des hommes la norme de référence et de révérence pour les femmes ». « Ces positions relèvent d’un antiféminisme structurel, proposant ‘un nouveau féminisme’ qui est en fait une réactivation du matérialisme traditionaliste », écrit Bérangère Marques-Pereira, qui analyse par ailleurs le discours des partisans du droit à l’avortement reposant sur les droits des femmes à la santé, à l’intégrité physique et psychique, à l’auto-détermination/autonomie et à l’égalité. « Partisans et opposants en appellent aux droits humains, langage à la fois consensuel et conflictuel », note l’auteur, non sans souligner que « dans le cas du discours conservateur et réactionnaire, l’autonomie de décision des femmes est niée, tandis que, dans le cas du discours progressiste, celle-ci est instrumentalisée au nom de la santé publique ». En définitive, « l’auto-détermination des femmes sur leur corps demeure largement impensée ». (OJ)

 

Bérengère Marques-Pereira. L’avortement dans l’Union européenne. CRISP. ISBN : 978-2-87075-252-4. 281 pages. 22,00 €

 

Manuel de droit européen de la protection sociale

 

Cet ouvrage vise à rendre compte de l’évolution du droit de la protection sociale dans l’Union européenne, en montrant que la protection sociale n’échappe pas à l’influence du droit de l’UE. « En effet, bien que demeurant encore et pour l’essentiel de la compétence des États membres, l’organisation des systèmes de protection sociale n’est pas déconnectée des orientations de l’Union dans le cadre de sa politique sociale et de la gouvernance économique européenne. À cette influence souterraine et diffuse du droit européen s’ajoute une intervention plus directe et substantielle qui réside dans la coordination des régimes nationaux de sécurité sociale dans le cadre de la liberté de circulation des personnes », explique Ismaël Omarjee, maître de conférences à l’Université de Paris Nanterre. Il rappelle aussi que les défis sont communs aux États membres : vieillissement de la population, qui varie certes d’un pays à l’autre, montée de l’exclusion ou encore évolution des structures familiales.

 

Toutefois, à ce stade, une harmonisation se révèle particulièrement difficile, compte tenu, d’une part, de la volonté des États de garder la main sur l’organisation de leur système de protection sociale et les conditions d’octroi des prestations et, d’autre part, des disparités existant entre les systèmes en vigueur qui touchent notamment à l’organisation de soins de santé, à la politique familiale et aux retraites. « Le chemin vers l’harmonisation aurait pu être emprunté, notamment sous l’impulsion de la Commission européenne qui, à l’occasion d’une conférence européenne sur la sécurité sociale en 1962, exprimait clairement la volonté d’aller dans cette voie, considérant l’harmonisation comme le prolongement naturel de la coordination amorcée », rappelle l’auteur, qui souligne néanmoins que cette harmonisation s’est heurtée aux craintes, dans les années 1970, puis à une plus franche opposition d’une majorité d’États à partir du milieu des années 1980. Bien qu’une base juridique d’harmonisation existe depuis le Traité de Maastricht (art. 153 c et k), l’importance des disparités entre les systèmes nationaux « rend vaine toute perspective réaliste d’harmonisation », estime Omarjee.

 

À défaut d’harmonisation, le rapprochement s’opère au travers de la coordination, qui est « faussement neutre ». « La coordination participe d’une transformation progressive et subreptice des systèmes nationaux, notamment sous l’influence de la Cour de justice. Ainsi, le renvoi des règlements de coordination aux législations nationales pour la définition du ‘travailleur’ n’a pas empêché l’émergence d’une définition européenne propre à la mise en œuvre des règlements que les États ne peuvent ignorer. De même, l’avènement de la notion de prestation sociale non contributive, empruntant à la fois aux prestations d’aide sociale et aux prestations de sécurité sociale, est une catégorie propre au droit européen que les États ont dû intégrer, quitte à bouleverser la distinction traditionnelle entre aide sociale et sécurité sociale », explique l’auteur, qui souligne aussi la part significative que la méthode ouverte de coordination est appelée à prendre dans l’européanisation de la protection sociale. (OJ)

 

Ismaël Omarjee. Manuel de droit européen de la protection sociale. 2e édition. Bruylant. ISBN : 978-2-8027-6852-4. 412 pages. 80,00 €

 

Lexique de mes villes intimes

 

Yuri Andrukhovych est un guide comme on en rencontre peu. Le voyage intime et enjoué dans lequel il entraîne le lecteur est d’une diversité et d’une richesse incroyables. Histoire, culture, littérature, souvenirs, fiction, poésie, humour, sexe, ironie et géopolitique s’y entremêlent sans fin dans une boucle qui va d’Aarau à Zurich, dans un désordre géographique et chronologique presque parfait, dû à l’ordre alphabétique français que suit ce lexique gaillardement traduit de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn.

 

Certaines étapes sont courtes, comme à Anvers et son quartier des diamantaires. D’autres, beaucoup plus longues et nourries de souvenirs datant de différentes époques, comme à Berlin, « ville somme toute laide, où nonobstant la disgrâce, il y a tant d’eau et d’arbres, (qu’) on a soudain envie de croire qu’il y a une place pour soi ». Paris, Prague, Venise, Varsovie défilent sous nos yeux avec leurs atouts et leurs défauts, tout comme Detroit ou encore New York. Strasbourg est l’occasion de raconter une visite au Parlement européen ou plutôt la manière dont l’auteur était venu y présenter la révolution orange en 2004. Car la politique n’est jamais loin chez ce poète et essayiste ukrainien monté sur les barricades de Maïdan en 2013-2014. « Débrouillardise et maniabilité, priorité à la survie, indifférence totale, provincialisme flagrant et crasse, tout ce complexe de Kyiv qui me paraissait voué à l’éternité s’était soudain évanoui, et en quelques jours la ville est devenue un concentré d’insoumission, un condensé de courage, un épicentre d’héroïsme et d’actions solidaires et volontaires », écrit-il en décrivant Kiev insurgé. L’Ukraine est aussi servie par Lviv et Drohobych, qui lui permettent de revenir sur les traumatismes de l’histoire, en particulier les déplacements de population et la répression stalinienne qui a aussi fait de Kharkiv un « musée tragique ». Leningrad nous est conté en compagnie du poète ukrainien Chevchenko et Moscou « mérite terriblement d’être aimé », nous dit Andrukhovych, qui ajoute : « Qu’est-ce que j’aurais aimé jouir librement de la Grande Culture russe, de tous les plaisirs cosmopolites de l’esprit, et non me hérisser à chaque instant contre ses crocs impériaux sortis en permanence dans notre direction ». (OJ)

 

Yuri Andrukhovych. Traduit de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn. Lexique de mes villes intimes – Guide de géopoétique et de cosmopolitique. Noir sur blanc. ISBN : 978-2-88250-674-0. 361 pages. 24,00 €

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