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Bulletin Quotidien Europe N° 12696

13 avril 2021
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N° 035

L’Union européenne

 

Professeur de philosophie et ancien directeur des écoles européennes à Varese et Bruxelles, Jacques Steiwer nous présente une analyse critique du bricolage institutionnel, fragile et inefficace, qui constitue l’Union européenne. Une Union qu’il juge « bancale », aussi incapable de s’appuyer sur une démocratie fonctionnelle que d’incarner une souveraineté. Pur produit du « pragmatisme » bureaucratique et des marchandages politiques, « elle titube de crise en crise, risquant de tomber à chaque pas, à moins d’accomplir des tours de force ou des tours de passe-passe sur des questions aussi essentielles que l’acceptation populaire, l’État de droit, la dette souveraine, la monnaie unique, la fiscalité, la politique étrangère cohérente, la protection des frontières, le droit d’asile et d’autres questions enracinées dans les fondements ».

 

« Quand une maison a été mal construite et que, de ce fait, elle risque de s’écrouler à tout moment, il vaut mieux démolir et recommencer sur des épures solides. Dans le cas d’un édifice politique, cela ne signifie pas nécessairement perdre tout ce qui a été fait. Des pans entiers du vieux bâtiment sont sans doute réutilisables. Mais le plan de base doit être revu de fond en comble », affirme l’auteur en appelant de ses vœux une démocratie « communicationnelle et transparente » capable de « contrôler les flux financiers qui distordent habituellement l’économie et la politique », tout en étant « écologique à longue échéance » et capable de « rendre la propriété immobilière et la sécurité existentielle accessibles aux plus modestes ».

 

« Le péché originel de l’Europe, c’est qu’elle veut garder 27 pays souverains, plus un Parlement européen, sans prise directe sur le régalien. Ce système aboutit en fin de compte à une géopolitique conflictuelle, avec une gestion houleuse d’intérêts convergents et divergents. Il suffit de voir les fiscalités concurrentes, une politique agricole clientéliste, une attitude incohérente face à l’immigration… Les Européens ont introduit à ce propos le concept subtilement hypocrite (et emprunté à la casuistique catholique) de subsidiarité : certaines questions seraient d’intérêt local et pourraient être réglées par la décentralisation, les pays devenant des régions ou des départements. S’agirait-il dès lors d’une structure fédérale, comme la République allemande ou les États-Unis, ou d’une structure confédérale, comme la Suisse ? Ni l’une ni l’autre. Il s’agit en fait d’un ensemble soustrait à la communication démocratique par un masque de technostructures intentionnellement imperméables », écrit Jacques Steiwer. Le déficit démocratique, si souvent analysé, ne serait en réalité que la résultante d’une « post-truth democracy » que nous envierait Donald Trump : « Plusieurs vérités se construisent, l’une dans les apartés diplomatiques, une autre dans les services secrets, une flamboyante dans les journaux, une quatrième sur le net, une énième dans les réseaux sociaux, et ainsi de suite. À l’abri d’un pseudo-positivisme s’est constituée une ère de sophismes et de démagogies chatoyantes, de paroles phatiques destinées à une captation de la bienveillance des foules, tout en opérant contre le bien du plus grand nombre. Les décisions, s’il y en a, se prennent dans des apartés nocturnes, en potlatch entre chefs de tribus ».

 

Pour reconstruire la maison Europe sur des bases plus solides, Jacques Steiwer estime indispensable de la doter d’un système de valeurs, d’une idéologie et d’une doctrine. « Une théorie du socialisme démocratique (…) avec comme pilier de soutien public un contrôle efficace des circuits financiers, avec un contrôle efficace de tous les capitaux engagés socialement, avec un contrôle minimal des marchés et des besoins et, donc, une planification des ressources et des capacités, devrait constituer le socle d’un consensus possible », selon l’auteur.

 

Le système institutionnel devrait être revu en profondeur : « Le Parlement européen doit devenir un organe législatif à pleine et entière compétence. Il doit être élu au niveau de l’Union entière, à travers des partis qui se définissent comme européens, avec des programmes cohérents entre eux et univoques pour les électeurs, afin que ceux-ci puissent exprimer une volonté conforme à la complexité transnationale ». L’auteur suggère une répartition proportionnelle des sièges sur la base de l’ensemble des suffrages obtenus au niveau de l’Union. Ce Parlement européen 2.0 représenterait « le peuple souverain d’Europe vers l’intérieur et la souveraineté fédérale de l’Union vers l’extérieur ». Parmi ses prérogatives figureraient la fixation du budget, l’unification des systèmes fiscaux et la répartition des ressources, le contrôle des forces armées et de la police fédérale ainsi que l’élection d’un président de l’Union « qui substantifie sa dignité internationale, sans pouvoir réel autre que sa représentativité ». La Commission européenne disparaîtrait, remplacée par un comité consultatif de sept membres (deux juristes, deux économistes et trois philosophes) chargé d’assister le Parlement dans l’élaboration des textes législatifs. Autre innovation : la création d’une chambre économique constituée de représentants des syndicats des ouvriers, des employés et des fonctionnaires de tous les pays membres. Celle-ci participerait à l’examen de toutes les décisions impactant « la vie quotidienne des citoyens en matières de droit du travail et de politique industrielle », mais le Parlement conserverait le dernier mot, à l’issue d’un processus de va-et-vient entre les deux assemblées. Quant à l’exécutif, il s’incarnerait, sans modification substantielle, dans le Conseil européen et le Conseil des ministres, avec ses différentes formations sectorielles.

 

La critique de la construction européenne à laquelle se livre Jacques Steiwer est souvent mordante, mais non moins juste et utile. En revanche, l’auteur ne consacre qu’une quinzaine de pages à la reconstruction de la maison Europe et le résultat est, à mon sens, presque aussi bancal que la construction que nous connaissons. La claire séparation des pouvoirs législatif et exécutif est certes une bonne chose, de même que le renforcement du Parlement, mais on voit mal comment une réelle administration fédérale - et l’auteur semble vouloir lui confier au minimum l’exécution du budget, la fiscalité, les forces armées et une police fédérale - pourrait être dirigée par un exécutif polycéphale, non permanent et à géométrie variable. Plus intéressante est l’idée d’une seconde chambre (ou Sénat ?) économique et sociale, mais sa composition devrait être élargie à d’autres organisations représentatives que les seuls syndicats de salariés. (Olivier Jehin)

 

Jacques Steiwer. L’Union européenne – Une maison bâtie sur le sable. SAMSA. ISBN : 978-2-87593-304-1. 248 pages. 24,00 €

 

Le sabre et le turban

 

Alors que la récente visite à Ankara de Charles Michel et d’Ursula von der Leyen illustre une fois de plus la faiblesse et la naïveté des Européens face aux autocrates (on se souvient aussi de la mésaventure de Josep Borrel à Moscou en février dernier), la lecture de cet ouvrage devrait être rendue obligatoire pour tous les diplomates et responsables politiques de l’UE. Jean-François Colosimo y décrit les ressorts invariables de la politique turque que constituent le nationalisme, l’Islam sunnite et l’esprit de conquête. Deux figures, inévitables, Mustapha Kemal et Recep Tayyip Erdoğan, « adeptes de la force, qui communient dans la conquête des pleins pouvoirs », y forment un duo de choc.

 

L’auteur rappelle l’ampleur de l’épuration ethnique à laquelle la Turquie s’est livrée au cours du 20e siècle afin de parvenir à une nation homogène : « En cent ans, l’État turc, qui continue à nier l’extermination de 1 600 000 Arméniens, a expulsé 2 000 000 Grecs, forcé au départ 100 000 Juifs, fait fuir 90 000 Assyriens (Syriaques et Araméens : Ndr), chassé 80 000 Yézidis, exclu 60 000 Dönme (juifs convertis à l’Islam au 17e siècle), interdit d’existence légale 15 000 000 d’Alévis ainsi que 20 000 000 de Kurdes (ces deux derniers groupes se superposant en partie : Ndr), brimé 3 000 000 de Zazas et 200 000 Lazes ». « Si l’on veut comprendre quelque chose au constant mal-être de la Turquie, il faut prendre en compte tous ses fantômes. Leur présence reste palpable dans sa géographie humaine parsemée de décors inanimés, dont les protagonistes d’autrefois ont été réduits à un silence éternel. Des vestiges ripolinés des églises byzantines de Cappadoce aux décombres vacillants de la cité arménienne d’Ani, des quartiers juifs délabrés d’Istanbul aux villages kurdes calcinés de Dersim, de site supplicié en site aseptisé, des millions de touristes ont couru prendre en photo le gigantesque cénotaphe que le ministère de la Culture turc déclare pompeusement relever de la ‘grande civilisation anatolienne’ », écrit Colosimo, avant d’ajouter : « Ces lieux de mémoire étant des lieux de martyre, la seule excuse qu’ont ces myriades de visiteurs somnambules tient dans le précautionneux mutisme de leurs gouvernements. Les chancelleries occidentales ont encouragé la machine à terreur turque en misant sur son apaisement progressif grâce à l’aspiration des Turcs à s’européaniser ». Une utopie, selon l’auteur, qui voit dans l’histoire récente la preuve du contraire.

 

Théologien orthodoxe, l’auteur ne manque pas de souligner le contraste entre, d’une part, une Turquie qui, via le Diyanet (2 milliards d’euros de budget, 120 000 fonctionnaires dont 70 000 imams) et Millî Görüs, entend contrôler les Turcs et influencer les autres musulmans sunnites sur le sol européen (comme l’a encore souligné le récent scandale autour de la construction d’une mosquée turque à Strasbourg) et, d’autre part, la marginalisation et les vexations que cette même Turquie impose sur son sol aux autres confessions (avec de façon très symbolique la transformation en mosquées d’anciennes églises orthodoxes, dont la basilique Sainte-Sophie). Et Colosimo d’ajouter : « Dépourvu du moindre statut international, privé de son centre de formation de Halki depuis un demi-siècle, exposé aux menaces et aux attentats de l’extrême droite nationaliste comme de la frange radicale de l’islamisme, confiné dans le quartier du Phanar que le pouvoir central a délibérément peuplé de ruraux miséreux et fondamentalistes, subissant la fermeture de ses lieux de culte sous de fallacieux prétextes administratifs, le patriarcat (œcuménique de Constantinople : Ndr) est littéralement asphyxié ».

 

Au fil des pages, Jean-François Colosimo évoque l’ensemble des manœuvres turques visant à restaurer une forme de puissance dans le Caucase, l’Asie centrale, le Moyen-Orient et la Méditerranée. Au cœur de cette dernière, Chypre, dont le Nord est occupé par les troupes turques depuis bientôt 50 ans, est emblématique de la tactique de chantage utilisée régulièrement par la Turquie, mais aussi de ses violations du droit international auxquelles les Européens assistent passivement, même lorsque les eaux territoriales ou la zone économique exclusive de l’un des leurs sont violées, comme cela a été le cas en 2020 de celles de Chypre et de la Grèce. Mais, il y a aussi les interventions en Libye, en Syrie et en soutien à l’Azerbaïdjan dans sa reconquête du Haut-Karabakh. « La vérité est que la Turquie avance en devançant nos dérobades. Envoi de troupes ou de mercenaires, fournitures d’armes ou de munitions, provisions de logistique ou de renseignements : la liste de ses interventions militaires paraîtrait ubuesque si elle ne manifestait tragiquement que nul ne semble prêt ou apte à stopper Erdoğan », écrit Colosimo.

 

Les migrants constituent une autre aubaine pour Erdoğan, souligne encore l’auteur : « Argent, reconnaissance, patience, soutien, silence : les gouvernements européens ont tout accordé à Erdoğan, y compris le prétendu soin de limiter à son point d’arrivée un feu qu’il n’a cessé d’alimenter à son point de départ. Il a doublé la mise en prenant pied sur les rivages de Tripoli, autre terre saccagée par la guerre civile, autre sas à partir duquel la misère croissante du sud se déverse sur l’abondance déclinante du nord ». (OJ)

 

Jean-François Colosimo. Le sabre et le turban – Jusqu’où ira la Turquie ? Cerf. ISBN : 978-2-2041-4344-8. 210 pages. 15,00 €

 

Het moois dat we delen

 

Voilà une histoire du quotidien. Celle d’une famille ordinaire dans un quartier populaire d’une ville belge. Une histoire que l’auteur, Belgo-marocain né en 1987 à Vilvoorde, tisse patiemment, distillant avec une très grande parcimonie, mais aussi avec beaucoup de sensibilité et d’empathie, les informations qui structurent les caractères et dévoilent les décors. Des chapitres, très brefs, se succèdent comme autant de scènes d’une pièce de vie, avec ses souvenirs, ses défis, ses espoirs et ses inquiétudes. L’histoire serait presque banale, avec ses non-dits, ses conflits fondés sur l’incompréhension, les différences, le rejet de l’autre. Sauf à s’ouvrir à la rencontre, au partage. Cette rencontre inattendue sera celle d’une jeune femme d’ascendance marocaine, au passé trouble, et d’un homme plus âgé d’ascendance belge, qui a vu son quartier changer complètement. Ish Ait Hamou, dont c’est ici le quatrième roman, est aussi danseur et chorégraphe, ce qui explique peut-être le rythme de l’écriture. Une écriture qui relève d’une forme de pointillisme entretenant jusqu’au bout la curiosité du lecteur. (OJ)

 

Ish Ait Hamou. Het moois dat we delen. Angèle. ISBN : 978-90-223-3695-3. 270 pages. 22,00 €

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