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Bulletin Quotidien Europe N° 12668

2 mars 2021
Sommaire Publication complète Par article 36 / 36
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N° 032

Guerres invisibles

 

Dans cet essai, Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri), met en lumière la compétition stratégique sino-américaine sur fond de dégradation des écosystèmes et d’expansion technologique favorisant la prolifération de « guerres invisibles » face auxquelles les Européens, en panne de réflexion stratégique, sont le plus souvent démunis. L’auteur esquisse à la fin de chaque chapitre les intentions affichées ou dissimulées, et parfois contraintes, des États-Unis, de la Chine et de l’Union européenne.

 

« La Chine a ravi à l’Union européenne (UE) sa place de numéro 2 sur la scène internationale, tout en continuant à convoiter celle de numéro 1. Cela s’explique par sa propre détermination, le comportement erratique des États-Unis et la naïveté des Européens, qui ont fini par croire leur propre discours sur la mondialisation, présentée comme une interdépendance irréversible entre sociétés. Or, la mondialisation, c’est aussi la compétition à laquelle se livrent les puissances de jour comme de nuit. Celle-ci prend actuellement une tournure cognitive avec le contrôle des cerveaux pour finalité principale. À l’échelle globale, les modèles de gouvernement, de consommation et de comportement sont mis en concurrence par une transformation intentionnelle, la propagation technologique, et par une transformation non intentionnelle, la dégradation environnementale », écrit l’auteur avant de souligner que, d’ici cinq ans, « on comptera 150 milliards de terminaux numériques, vingt fois plus que d’humains, dont un milliard de caméras de vidéosurveillance avec une température en hausse et une biodiversité globale en baisse ». « La crise de la Covid-19 accélère la bascule de l’économie mondiale au bénéfice des plateformes numériques. Elle accélère aussi une recomposition de la hiérarchie des puissances au détriment des nations incapables de s’adapter à ce nouvel environnement technologique », écrit Thomas Gomart, qui rappelle que, pour le général chinois Qiao Liang, la pandémie constitue un événement aussi déterminant que les deux guerres mondiales ou la chute de l’URSS, dans la mesure où elle « vient écraser ce cycle de mondialisation » en fragilisant un Occident sur le déclin : « L’épidémie arrive à ce moment et, même si ce n’est qu’une brindille, elle peut faire briser le dos du chameau qui a déjà du mal à marcher ». Qiao Liang et Wang Xiangsui avaient publié en 1999 « La guerre hors limite », qui décrivait vingt-quatre modes d’affrontement, de la guerre nucléaire à la guerre idéologique, en passant par la guerre spatiale, le terrorisme, la drogue ou encore la guerre commerciale.

 

L’auteur rappelle aussi que, sous Xi Jinping, s’est développée l’ambition d’un « rêve chinois » visant à refaçonner la gouvernance mondiale en fonction des intérêts chinois. Dans un livre paru en 2010, le colonel Liu Mingfu en a exposé les principes : une nation prospère, capable de dépasser les États-Unis sur les plans économique, scientifique et technologique ; une armée puissante pouvant rivaliser avec celle des États-Unis ; une nation réunifiée, c’est-à-dire ayant réintégré Taïwan. Dans ce cadre idéologique, la Belt and Road Initiative « reflète la volonté de Pékin de ne pas être bloquée en mer de Chine et de se transformer en puissance amphibie, c’est-à-dire capable d’agir sur terre et sur mer, pour trouver des points d’appui bien au-delà de sa zone d’influence traditionnelle ». « La patience stratégique prêtée à la Chine devrait se traduire par un recours à l’’addition-combinaison’ et à l’approche ‘latérale-frontale’ jusqu’au moment où la Chine parviendra à inverser durablement les rapports de force en sa faveur », estime Thomas Gomart, avant d’ajouter : « La mise au pas de Hong Kong ne laisse aucun doute sur les intentions de Pékin. Pour l’heure, elle se livre à un grignotage stratégique, îlot par îlot, destiné à limiter la prise de risque et à instiller le doute chez les alliés des États-Unis sur leur détermination à les protéger, avec l’intention finale de créer une sphère d’influence lui permettant, à terme, de promouvoir un ordre international compatible avec ses avantages comparatifs ».

 

« La phase historique actuelle correspond au « basculement thalassocratique de la Chine », c’est-à-dire au déplacement du centre de gravité de son économie vers les côtes, à ses investissements massifs à l’étranger et à sa présence en haute mer », souligne l’auteur, qui poursuit : « Si les États-Unis, l’Europe et la Chine aimantent plus de la moitié des échanges commerciaux mondiaux, la montée en puissance de cette dernière redessine la division internationale du travail. Une part croissante du commerce international est désormais entre les mains d’une thalassocratie illibérale et ambitieuse. C’est une rupture historique majeure ». Dans ce contexte, les ports méritent une attention particulière : « Parmi les vingt premiers ports mondiaux, on en compte neuf chinois, auxquels s’ajoute Taïwan. À l’étranger, Pékin a pris le contrôle de nombreux ports, notamment en Europe où 10% des capacités de terminaux de containers se trouvent aujourd’hui entre des mains chinoises, part qui pourrait passer de 25 à 50% à l’horizon de cinq ans ».

 

« Le cyberespace est devenu, en une génération, le principal terrain d’affrontement entre principes de souveraineté et valeurs universelles, entre régimes démocratiques et gouvernements autoritaires », constate Thomas Gomart. Et d’ajouter : « L’ampleur de la collusion entre acteurs privés et autorités publiques génère un ‘impérialisme d’interpénétration’ que seuls les États-Unis et la Chine sont en mesure d’exercer pleinement. Cette dernière n’est évidemment pas le seul pays à fournir des technologies numériques répressives. Les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la France ou Israël proposent de nombreuses solutions de sécurité publique qui induisent des formes d’urbanisation et de contrôle des espaces publics – redessinant ainsi les contours des libertés publiques et individuelles. Ces technologies autorisent six grands types d’action – surveillance, censure, harcèlement, attaques cyber, coupures de réseaux et persécutions ciblées -, qui risquent fort d’aboutir à un capitalisme de surveillance, consistant fondamentalement à extraire et à exploiter des données personnelles à l’insu des utilisateurs, si des garde-fous solides ne sont pas instaurés ».

 

De plus en plus, « l’asymétrie des interdépendances entre ceux qui les subissent et ceux qui les instrumentalisent entraîne des conflits sans violence armée », observe l’auteur, qui poursuit : « De manière paradoxale, les guerres invisibles reflètent les réticences à recourir à la force. Les substituts à son emploi se multiplient, par exemple les sanctions économiques, les opérations cyber, la corruption ou les manipulations de l’information, dont les effets ne doivent nullement être minorés sous prétexte qu’elles n’exercent pas une violence directe. Ces manipulations visent à acquérir une supériorité informationnelle à partir de laquelle il est possible de jouer sur la conscience, la perception et les calculs stratégiques de l’adversaire. Ces ‘guerres invisibles’ cherchent moins à contraindre les corps qu’à contrôler les esprits ».

 

En conclusion, Thomas Gomart souhaite que la France se dote d’une grande stratégie, tout en reconnaissant que « son élaboration demanderait des efforts intellectuels, en particulier dans son articulation avec le projet européen ». (Olivier Jehin)

 

Thomas Gomart. Guerres invisibles – Nos prochains défis géopolitiques. Tallandier. ISBN : 979-10-210-4687-0. 316 pages. 20,90 €

 

Un Européen contrarié

 

Pour faire un bon portrait, il vaut mieux s’attaquer à un personnage qui ne laisse pas indifférent. En choisissant Boris Johnson, le journaliste Tristan de Bourbon-Parme disposait du candidat idéal, aussi contrariant que contrarié, enjoué voire bouffon, conquérant et nécessairement stratège, et, pourquoi pas, Européen… à sa façon ! Le portrait, tissé dans une histoire du Brexit, se lit bien et parvient même à générer une forme d’empathie pour ‘BoJo’. Bien documentée, cette biographie ne laissera pas indifférents même ceux qui connaissent déjà l’histoire.

 

L’auteur semble vouloir nous faire découvrir une évolution sincère derrière les positions contradictoires d’un Boris Johnson qui déclarait en mai 2003 : « Je ne suis en rien un eurosceptique. Je suis en quelque sorte un peu fan de l’UE. Si nous n’en avions pas déjà une, il faudrait inventer quelque chose de semblable ». En 2012, il affirme : « Entre rester, d’une part et, d’autre part, sortir de l’UE pour aller chercher un avenir indépendant glorieux au large, je penche toujours de justesse en faveur du ‘Remain’ ». « Il n’y a qu’un seul moyen d’obtenir le changement que nous voulons, c’est de voter pour le ‘Leave’, parce que toute l’histoire de l’UE montre qu’une population n’est vraiment écoutée que lorsqu’elle dit non. Le problème fondamental persiste : ils ont un idéal que nous ne partageons pas. Ils veulent créer une union véritablement fédérale, e pluribus unum, quand la plupart des Britanniques ne le veulent pas », dit-il le 21 février 2016, en annonçant qu’il fera la promotion du Brexit. Peut-on raisonnablement y voir une évolution autre que celle dictée par sa quête du pouvoir ? Lui seul devrait pouvoir répondre à cette question. Mais comment faire confiance à celui qui, dans son rôle de journaliste, passait son temps à exagérer des faits, lorsqu’il ne les inventait pas de toutes pièces. (OJ)

 

Tristan de Bourbon-Parme. Boris Johnson – Un Européen contrarié. Editions François Bourin. ISBN : 979-10-252-0513-6. 312 pages. 20,00 €

 

L’Europe et l’esprit

 

« De grands événements sont survenus ; une destruction immense a eu lieu en Europe. L’Europe s’est réveillée un jour, ayant consommé tout son potentiel. Mais cette combustion n’a pas été sans éclairer bien des réalités qui étaient jusqu’alors obscures ou indistinctes… Elle a aperçu entre autres choses qu’elle n’était qu’un petit pays, une nation condamnée à l’amoindrissement et à une comparaison de plus en plus humiliante avec les grandes terres de l’Est et de l’Ouest. La nation européenne est comprise entre ces deux vastes empires de l’Est et de l’Ouest, l’un habité par ces peuples de l’Asie qui sont comme les pères de notre civilisation, l’autre peuplé par les rejetons de la nôtre… Il s’agit pour quelques-uns d’entre nous, pour ceux que j’appellerai les hommes de l’esprit de communiquer et servir l’Europe, la conscience qu’il y a quelque chose à sauver, à prolonger, à porter à son plus haut point de puissance et de lucidité ».

 

Ce texte de 1926 fait partie d’un ensemble d’inédits (conférences, articles, ébauches d’essais ou de discours) de Paul Valéry, réunis dans cette édition par Paola Cattani (Université Roma Tre). Des textes qui parlent d’Europe, mais aussi de l’esprit européen, comme ici en 1933 : « Nous trouvons, lorsque nous essayons de découvrir ce qui est européen en nous, une telle combinaison si complexe, si intime d’éléments qui proviennent de toutes les nations d’Europe, de toutes les races européennes, que nous sommes obligés de constater, quels que soient nos sentiments personnels, nos sentiments nationaux, par exemple, qu’il y a quelque sensibilité en nous, quelques résonances en nous, quelques réactions intellectuelles – qui ne sont explicables ou que l’on ne peut décrire qu’en termes européens. Nous portons deux hommes en nous et, suivant les circonstances, c’est tantôt l’homme national, tantôt l’homme européen qui se produit et qui répond… ». (OJ)

 

Paul Valéry. L’Europe et l’esprit – Écrits politiques 1896-1945. Gallimard. ISBN : 978-2-072-88740-6. 312 pages. 22,00 €

 

Sécurité européenne : la fracture

 

Dans le dernier numéro de Futuribles, Jean-François Drevet souligne que « l’organisation de la sécurité en Europe continue d’être tributaire du révisionnisme de Moscou et de la prévalence de l’OTAN comme principale organisation de défense ». L’auteur déplore la triple impuissance dont souffre l’UE : - à Bruxelles, de la gestion intergouvernementale du Conseil et des inconvénients de la règle de l’unanimité ; - à Washington, du désengagement américain ; - en Méditerranée, de l’incapacité de l’OTAN à ramener à la raison l’un de ses membres, la Turquie, « abusivement qualifiée d’‘allié précieux’ par le secrétaire général de l’organisation ». « La faiblesse de l’UE l’oriente vers des abandons de plus en plus voyants de ses principes. Contrairement à ce qui avait été affirmé dans la Stratégie globale de l’UE préparée en 2016 par Federica Mogherini, il est à craindre que la défense des valeurs de l’Europe ne reste pas au premier plan des priorités de la PESC », écrit l’ancien fonctionnaire européen en appelant à la mise en place d’une politique européenne de sécurité et de défense intégrant un volet militaire opérationnel et qui soit à la hauteur des enjeux actuels.

 

Le même numéro contient également un article sur les principaux scénarios de rupture à l’horizon 2040-2050 tirés du Rapport Vigie 2020. Il est assorti d’une cartographie qui positionne ces ruptures au regard de quatre grands champs et de six trajectoires d’évolution de l’économie mondiale et de la géopolitique. On y trouve encore un passionnant article du biologiste Gilles Bœuf (Sorbonne Université) sur la biodiversité des océans. (OJ)

 

Jean-François Drevet. Sécurité européenne : la fracture. Futuribles n° 440, janvier-février 2021. 140 pages. 22,00 €

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