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Bulletin Quotidien Europe N° 12511

23 juin 2020
Sommaire Publication complète Par article 38 / 38
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N° 017

Vive l’incommunication

Le titre est déroutant, mais le dernier ouvrage de Dominique Wolton, directeur de recherche au CNRS et théoricien de la communication, n’en analyse pas moins de façon extrêmement lucide les forces et les faiblesses de l’Union européenne, avec au bout du chemin, la réussite de l’Europe.

Tout part d’un constat : « La révolution de l’information et de la communication a bouleversé le XXe et le XXIe siècles, tant au plan individuel que social, politique et culturel. Les informations innombrables circulent de plus en plus facilement, la communication est omniprésente et les techniques accentuent la vitesse et la performance des interactions. Mais c’est dans le même contexte que se sont révélées les difficultés croissantes de la communication. Les Hommes voient tout, échangent sur tout, mais sans forcément se comprendre ni se respecter. (…) La haine se porte très bien au bout des réseaux sociaux. Le triomphe de l’information et de la communication bute sur l’incommunication, les difficultés à se comprendre, ou sur l’acommunication, avec les risques de silence, de rupture et de guerre ». Or, « l’Europe, sans le savoir, est à l’avant-garde de la reconnaissance du rôle positif de l’incommunication pour repenser la politique et la paix », affirme l’auteur, qui ajoute : « À l’avant-garde du défi politique des démocraties : n’être d’accord sur rien, négocier, trouver des compromis. L’incommunication n’est pas l’échec de la démocratie, parce qu’elle met en son centre la négociation. Communiquer, c’est négocier. Il n’y a pas de démocratie sans négociation ».

« L’Europe n’est ni fatiguée, ni usée, ni dépassée. Simplement, elle n’est pas aimée des Européens », nous dit Dominique Wolton, avant de poursuivre : « Les Européens font l’histoire, mais n’en sont pas fiers. Par une sorte de masochisme, travesti en lucidité, ils annoncent régulièrement l’échec de cet immense projet politique et démocratique. (…) Et pourtant, c’est la première fois qu’un tel miracle se réalise. Six, neuf, douze, quinze, vingt-huit, vingt-sept pays, 500 millions, désormais 450 millions d’habitants, sans perdre leur souveraineté, parlant au moins vingt-six langues, séparés par autant de suspicions, de haines et d’incompréhensions, peu curieux les uns des autres, en désaccord sur presque tout, encombrés de stéréotypes négatifs, de contentieux définitifs, décident, en moins de trois générations, de coopérer politiquement (…). Tout était fait pour échouer tant les divergences étaient radicales, et pourtant, lentement, la cohabitation s’est installée. Voilà le prodige de l’Europe et pourquoi, depuis deux générations, elle se trouve être en avance sur tous les autres projets de coopération politique dans le monde ».

Contre tous les critiques, les sceptiques, les antis, Dominique Wolton affirme que l’Europe peut réussir précisément parce qu’elle maîtrise l’incommunication, c’est-à-dire l’art de ne jamais abandonner la négociation, quelles que soient la nature et l’ampleur des désaccords. Mais, pour réussir, elle a aussi besoin de tisser des liens affectifs avec les Européens et, pour cela, de réintroduire de l’utopie, de la folie, des rêves, comme cela était le cas au début de ce projet fou, après la Deuxième Guerre mondiale.

Quels sont ces atouts ? « Les inégalités créées par la globalisation, les limites de l’économicisme sont une chance inouïe pour revaloriser la politique – pas seulement la politique au sein de la construction européenne, mais la politique dans le monde – et inverser la funeste équation qui résume ces trente dernières années, durant lesquelles la finance a mangé l’économie, qui a mangé la politique », souligne l’auteur, pour qui « l’atout principal de l’Europe, insuffisamment mis en valeur, est en réalité de savoir depuis toujours que l’économie ne suffit pas pour construire un projet de société ». L’Europe est aussi « l’espace politique où la diversité culturelle, interne et externe, est la mieux reconnue et où la gestion politique et démocratique est la plus avancée » et cela constitue un « atout considérable au moment où le monde entier est confronté à cette montée des identités ». S’y ajoute la diversité linguistique qui « fait partie intégrante de son ADN ». Encore faut-il pour cela qu’elle admette « le plus vite possible que la diversité linguistique est indépassable et que la traduction est une nécessité absolue ».

Évidemment, il y a des échecs, dont le premier est la réunification des deux Europe, sur fond d’incommunication, de malentendus et de mépris. Il serait illusoire de croire que cela va naturellement se résorber par l’économie et le jeu des institutions et c’est, au contraire, la politique qui doit trouver un nouvel équilibre pour concilier les différences culturelles et de perception, estime Dominique Wolton. Le deuxième échec de l’Europe est « son basculement dans l’économicisme libéral », qui s’est traduit par un « abandon silencieux, mais réel, de toutes les valeurs de l’histoire politique et culturelle de l’Europe par une élite fascinée par la globalisation » et qui a entraîné la perte de confiance des peuples dans la construction européenne. Il y voit une trahison des élites, y compris des eurocrates. Et puis il y a l’idéologie numérique : « L’Europe confond depuis une génération la modernité technique avec un projet politique, au point que la plus grande partie des discours et des actes sont en faveur de l’accélération de la numérisation. Vite s’équiper en 3G, 4G, 5G, 6G. Comme si la technique, par une sorte d’effet « naturel », allait favoriser l’intégration européenne. Comme si les interactions techniques pouvaient décupler les adhésions politiques. Le suivisme technologique n’a jamais remplacé une politique ».

« Les propositions de réformes pour l’Europe sont innombrables et méritent mieux que le destin qui leur est réservé la plupart du temps : l’indifférence. Elles devraient être recensées, analysées, comparées, valorisées, surtout à l’occasion des élections. Et débattues dans les médias pour contribuer à la naissance d’un espace public », écrit Dominique Wolton, qui, sans entrer dans le Meccano institutionnel, privilégie cinq axes de réforme. Tout d’abord, relancer le projet politique. Pour l’auteur, cela passe par la restauration des valeurs européennes, à commencer par l’humanisme. La politique doit être réorientée vers l’Homme, une société européenne intrinsèquement multiculturelle, la solidarité et l’accueil des migrants. « Il faut renouer avec les traditions européennes, revaloriser le rôle de l’État, les services publics, la redistribution, l’aménagement du territoire, le rôle des syndicats, des associations… », écrit-il en plaidant aussi pour un véritable service civique européen.

Il s’agit ensuite de « mobiliser le fond culturel commun », c’est-à-dire apprivoiser les différences dès l’école primaire (un domaine dans lequel le Conseil de l’Europe a lancé de nombreux projets qui n’ont malheureusement jamais reçu l’écho qu’ils auraient mérité : ndr), multiplier Erasmus par dix et réformer l’université pour « revaloriser le temps de la connaissance et de la critique par rapport à celui de l’économie et des entreprises ». Le troisième axe est celui de l’information et de la communication. Cela passe par la création de médias véritablement européens et par la revalorisation des « intermédiaires de la démocratie » : journalistes, professeurs, politiques, documentalistes, archivistes… Il s’agit aussi de « contrebalancer l’impérialisme technologique et financier des GAFA ».

Avant de conclure par un appel à des « États généraux des identités, des peuples, des nations de l’Europe », Dominique Wolton évoque encore la double nécessité de mener une réflexion sur le type de société et de culture que veulent les Européens et de « retrouver l’Histoire et la géopolitique ». Voilà enfin un essai qui redonne goût à l’Europe !

Olivier Jehin

 

Dominique Wolton. Vive l’incommunication – La victoire de l’Europe. Editions François Bourin. ISBN : 979-10-252-0489-4. 143 pages. 15,00 €

 

Un monde en nègre et blanc

Avec ce « monde en nègre et blanc », l’historienne Aurélia Michel retrace l’histoire de l’esclavage, de la traite atlantique, de la colonisation et de la racialisation, avec leurs modes de déshumanisation et de violences. Bien qu’il soit paru en amont de la récente déferlante d’émotions et de réactions suscitées par les meurtres de plusieurs Afro-Américains par des policiers blancs aux États-Unis, il offre une clef de mémoire utile dans l’analyse du phénomène raciste, car même si les races n’existent pas, « nous n’en avons pas fini avec la race ».

Aurélia Michel, qui est maîtresse de conférences en histoire des Amériques noires à l’université Paris-Diderot, n’est certes pas la première à écrire sur ce passé sombre des Européens et des Américains, mais son ouvrage doit beaucoup à l’angle choisi. Après avoir rappelé que l’esclavage existe dès l’antiquité et concerne dans un premier temps des individus issus des populations sémites, arabes et européennes et que les estimations indiquent que la part de la traite atlantique (12 millions d’individus) ne constitue qu’un « sous-ensemble relativement modeste » des quelque 38 millions d’Africains déportés, elle s’attache à décrire ce qui fait le « nègre ». Car ce mot ne désigne pas un noir, homme ou femme, mais bien l’esclave en tant que produit déshumanisé, exploitable à merci puisqu’il est consommable (les plus forts ont en moyenne une durée de vie de six ans). La violence, souvent extrême, dont il fait l’objet est autant le fruit que la conséquence de cette marchandisation, explique l’auteur, qui souligne que les mauvais traitements infligés servent à empêcher toute forme de socialisation. La violence produit la distanciation et rassure son auteur sur sa dignité et ses droits. Elle lui permet de se distinguer d’un semblable qui, par ce qui lui est infligé, cesse d’appartenir à l’humanité.

L’auteur souligne aussi que la traite et l’esclavage sont aux sources du capitalisme qui va connaître une nouvelle phase d’expansion avec l’économie coloniale. C’est à l’intersection entre ces deux phases que nait la racialisation. Alors que les révoltes d’esclaves se multiplient et que l’abolitionnisme gagne lentement du terrain (pour mémoire, en France, l’esclavage est aboli en 1794, rétabli par Napoléon en 1802 et il faudra à Victor Schoelcher et ses amis lutter de 1833 à 1848 pour obtenir l’abolition définitive), la figure du nègre-esclave devient obsolète et la domination-exploitation suscite son remplacement par celle de la race. « Thomas Jefferson, l’homme à l’origine de la déclaration d’indépendance en 1776, écrit dans ses ‘Considérations sur la race’, en 1781, alors qu’il est gouverneur de l’État de Virginie où il fait durcir la législation contre les esclaves, réhabilitant les peines par démembrement et par pendaison, que « les races rouges et noires que nous avons sous les yeux du point de vue de l’histoire naturelle » sont de fait « inférieures aux Blancs dans les accomplissements du corps et de l’esprit » [1]. Il évoque ensuite le caractère quasi bestial des esclaves américains, portés à dormir dès qu’ils n’ont rien à faire, incapables d’imagination, de prudence et de prévision, ignorants du « délicat mélange des sentiments et des sensations » qu’est l’amour et n’en éprouvant que le désir physique. Pour lui, les noirs s’améliorent lorsqu’ils procréent des enfants métis, mais ceux-ci contaminent alors la race blanche. Ce concept de la race supérieure va faire flores tout au long du XIXe siècle, à l’image de cette argumentation d’Ernest Renan dans sa « Réforme intellectuelle et morale » en 1871 : « Une nation qui ne colonise pas est irrévocablement vouée au socialisme, à la guerre du riche au pauvre. La conquête d’un pays de race inférieure, par une race supérieure, qui s’y établit pour le gouverner n’a rien de choquant (…) L’homme du peuple est presque toujours chez nous un noble déclassé ; sa lourde main est mieux faite pour manier l’épée que l’outil servile… Versez cette dévorante activité sur des pays qui, comme la Chine, appellent la conquête étrangère… chacun sera dans son rôle. La nature a fait une race d’ouvrier ; c’est la race chinoise, d’une dextérité de main merveilleuse sans presque aucun sentiment de l’honneur… gouvernez-la avec justice… elle sera satisfaite ; - une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre, soyez bon pour lui et humain et tout sera dans l’ordre ; - une race de maîtres et de soldat, c’est la race européenne ». Les savants eux-mêmes vont s’en mêler, mesurant les calottes crâniennes pour démontrer la supériorité d’une race sur l’autre. Au début du XXe siècle, l’argument sera même exploité entre Français et Allemands à la recherche d’une supériorité intraeuropéenne, avant de féconder, quelques années plus tard, la « solution finale ». Mais la race survivra même à cela. Elle continuera à servir dans la politique ségrégationniste aux États-Unis (jusqu’en 1965), dans l’apartheid en Afrique du Sud (jusqu’en 1990). Quant aux pays européens, ils tenteront à l’issue de la colonisation (début des années 1960) de glisser le concept sous le tapis, en se refusant pendant tout le XXe siècle à faire un véritable travail de mémoire.

L’hydre du racisme est toujours présente, de même que l’esclavage, qui, selon les estimations, concernait entre 25 et 46 millions d’individus dans le monde en 2016. Il doit être combattu incessamment, dans toutes ses formes. Un travail de mémoire s’impose et l’enseignement de cette histoire en « nègre et blanc » est indispensable. Toutes les contributions scientifiques, littéraires, artistiques, etc. sont les bienvenues. Il en va ainsi du travail réalisé par Christiane Taubira comme de l’ouvrage d’Aurélia Michel, même si l’on peut regretter qu’elle n’ait accordé qu’une très brève mention à Aimé Césaire. Certes, la négritude ne s’insérait que difficilement dans son récit. Mais, dès lors que l’étymologie et la définition du mot « nègre » y étaient centrales, il me semble qu’il aurait été important de rappeler qu’il a été convoqué aussi d’une façon positive par des auteurs antillais et africains et qu’il continue à être revendiqué dans le langage courant aux Antilles.

Aussi monstrueuse soit-elle, l’histoire de la traite et des colonies ne doit pas occulter les autres formes de racisme, de xénophobie et de discriminations qui ont sévi et sévissent encore. Il faut toujours se méfier des amalgames et des généralisations, dont la récente déferlante médiatique a fourni un nouvel exemple. Les Européens – en particulier les Français, les Britanniques, les Néerlandais, les Espagnols et les Portugais – ont une responsabilité historique majeure dans la traite et la colonisation. Les Belges et, dans une moindre mesure, les Italiens ont trempé dans la colonisation. Les Allemands ont porté les théories raciales aux pires extrémités. Restée à la marge de la traite et des colonies, l’Europe centrale et orientale est loin d’être vierge de tout racisme. Mais le racisme est protéiforme. Il n’est pas une exclusivité des Européens et il diffère dans ses manifestations et son intensité d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre.

La conclusion d’Aurélia Michel est pour le moins audacieuse : « Alors, en finir avec la race pourrait devenir une proposition politique globale. En finir avec le mythe de la filiation biologique comme organisation du social, qui construit des périmètres aussi peu naturels que d’autres – celui de la famille ou de la nation – et plutôt se soumettre aux exigences d’un cycle qui nous constituerait en fraternités-sororités de parents, responsables des générations précédentes et engagées dans l’avenir des suivantes, et ce, quel que soit le rôle qu’ils souhaitent ou peuvent prendre dans la reproduction biologique, voilà qui pourrait inspirer de nouvelles règles dans notre rapport à l’environnement et soutenir les aspirations politiques à la liberté et l’égalité qui restent l’horizon souhaitable de nos démocraties. Arrachons à notre monde ce que nous appelons naturel et rendons-le à sa vitalité ». D’un point de vue anthropologique, il semble très curieux de vouloir gommer la filiation biologique. Sauf exception qui m’aurait échappé, toutes les cultures valorisent la famille. Certes, celle-ci peut être englobante, en Afrique notamment, et accueillir un étranger. Certes, les cultures africaines et antillaises connaissent le frère ou la sœur qui n’ont pas de lien de sang. Mais cela présuppose qu’aucun des frères ou des sœurs ne revendique une quelconque altérité. Est-ce vraiment possible dans nos sociétés multiculturelles qui tendent à favoriser des communautarismes ou des replis identitaires ? Nier les différences culturelles conduit irrémédiablement à les exacerber. Elles sont des richesses qu’il convient de préserver et de partager dans le respect de chacun. Pour vivre ensemble, sans distinction de couleur, d’origine ou d’orientation.

Olivier Jehin

 

Aurélia Michel. Un monde en nègre et blanc – Enquête historique sur l’ordre racial. Points Seuil. ISBN : 978-2-7578-8005-0. 391 pages. 10,00 €

 

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[1] in "Notes on the State of Virginia", 1781

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