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Bulletin Quotidien Europe N° 12437

3 mars 2020
Sommaire Publication complète Par article 28 / 28
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N° 010

Pourquoi l’Europe

En à peine plus de 130 pages, le sinologue suisse Jean François Billeter, professeur émérite de l’Université de Genève, convoque l’histoire, la politique, la philosophie et même la musique pour nous faire ressentir le besoin d’Europe. Aussi érudit soit-il, cet ouvrage n’est pas de ceux que l’on abandonne, tant le style est alerte et la démonstration limpide.

Tout part du constat que la Chine est devenue une grande puissance et qu’elle étend son influence partout, y compris en Europe. Les responsables chinois « savent ce qu’ils veulent tandis que l’Europe ne sait plus où elle va », observe l’auteur avec justesse, avant d’ajouter : « Si elle cédait aux mauvaises passions qui renaissent sans cesse en elle et aux puissances extérieures qui veulent la diviser et la dépecer ; bref, si elle perdait la maîtrise de son destin, quelque chose d’essentiel serait perdu ».

« Les dirigeants chinois ont une stratégie double. Ils cherchent à discréditer en Chine et partout ailleurs les idées susceptibles de mettre en cause leur pouvoir et à faire main basse sur toutes les ressources qu’il faut à leur pays pour devenir la première puissance et le rester. Ils doivent avancer dans cette double entreprise parce que leur avenir en dépend », explique Jean François Billeter, qui poursuit : « Notre ignorance les aide grandement. Elle tient au verrouillage de l’information, à la surveillance exercée sur les étrangers comme sur les Chinois, qui les empêche de communiquer librement. Elle a des causes profondes liées à notre méconnaissance de l’histoire chinoise récente ». Aussi, l’auteur s’attache-t-il à nous faire parcourir cette histoire, ancienne comme récente, avec comme boussole la culture chinoise avec ses référents qui semblent immuables. Aujourd’hui, « quand le régime chinois se réclame de la grandeur passée de la Chine, c’est à l’Empire qu’il se réfère, c’est la grandeur de la Chine impériale qu’il veut restaurer ». « Il le fait en renouant avec sa tradition politique : au sommet, un pouvoir indivisible, parce que conçu comme pouvoir d’initiative stratégique, qui se sert également du civil et du militaire, ne reconnaît aucun contre-pouvoir et n’a, dans son principe, de limite ni dans l’espace ni dans le temps », souligne le sinologue.

L’Europe « est devenue incapable de tirer de son passé une idée de son avenir alors qu’elle est menacée du dehors et du dedans », écrit Jean François Billeter, pour qui le seul projet politique susceptible de sauver l’Europe est celui d’une « République européenne ». Cela impose aux Européens de déterminer ce qu’ils sont et ce qui leur importe le plus. En résumé, la République européenne que l’auteur appelle de ses vœux apporte des institutions politiques, mais elle doit être nourrie par une réflexion philosophique permettant la prise de conscience de soi, acte fondateur de toute histoire chez Hegel, et l’identification du projet de société souhaité par les Européens.

En l’absence d’une telle évolution, les valeurs universelles développées par les Européens seront menacées par le relativisme chinois. Les concepts de « sujet autonome » et de liberté doivent être défendus, alors qu’ils sont les premières cibles d’un pouvoir chinois « qui entreprend de contrôler entièrement les rapports sociaux et la vie de ses sujets dans le but de créer une société ‘harmonieuse’ », mais aussi du « grand capital » qui développe des formes de contrôle apparentées dans notre partie du monde, estime l’auteur, en référence aux moyens de surveillance et de contrôle qu’offrent les technologies de l’information et l’intelligence artificielle. Par son histoire et la culture de la liberté qu’elle a fécondée, l’Europe est la mieux armée pour résister à cette évolution, affirme Jean François Billeter en se rappelant le cri du cœur d’un ami intellectuel chinois : « Si l’Europe échoue, nous sommes perdus ! ».

Olivier Jehin

 

Jean François Billeter. Pourquoi l’Europe – Réflexions d’un sinologue. Éditions Allia. ISBN : 979-10-304-2232-0. 138 pages. 8,50 €

 

La conflictualisation du monde au XXIe siècle

Alain Renaut, professeur émérite de philosophie politique et d’éthique à Sorbonne Université, et Geoffroy Lauvau, professeur agrégé de philosophie politique, nous livrent ici leur approche des violences collectives en partant du concept de génocide auquel ils consacrent une large partie de cet ouvrage. Retraçant l’histoire de la définition et de l’application de ce concept, ils déplorent l’usage restrictif qui en a été fait en l’enfermant dans un carcan ethnicisant alors qu’il serait utile, selon eux, pour qualifier toutes les formes de violence collective reposant sur la négation de l’autre en tant qu’individu ou groupe d’individus.

En partant de ce concept, les auteurs décrivent la conflictualisation comme un processus d’altérisation évoluant par étapes (sans que celles-ci suivent un ordre systématique) vers l’exclusion, la stigmatisation, la violence extrême, voire l’extermination. Outre l’évocation des génocides du 20e siècle, l’ouvrage consacre une large place aux violences religieuses et au terrorisme djihadiste, perçues à juste titre comme une des tendances lourdes de ce début de 21e siècle. En s’appuyant sur les écrits d’Hannah Arendt, les auteurs soulignent le processus d’idéologisation de l’islam qui caractérise le salafisme et le terrorisme djihadiste qui en découle. Ce dernier partage avec les totalitarismes sans religiosité que constituent le nazisme et le stalinisme deux éléments essentiels : la poursuite d’une domination sans limites exercée sur tous les espaces de relations humaines ; la volonté, pour ce faire, de « terroriser » le réel jusqu’aux plus extrêmes violences envers l’humanité. Les auteurs estiment qu’en dépit des défaites subies, cette idéologie « peut fort bien rester attractive ou le redevenir ». Rien n’empêche en effet de considérer que cela puisse se produire pour des « populations à la recherche de « sens » et qui considèrent que les politiques étatiques ne reconnaissent pas leurs besoins, notamment celui de donner une intelligibilité à leur existence ». Et d’ajouter : « Tel a pu être le cas aussi pour une partie des jeunesses européennes qui ont cru ou croient encore trouver dans une version extrémiste de l’islam une nourriture spirituelle que leur société d’appartenance ne leur apparaît pas fournir – ce qui peut, au besoin, les pousser à la conversion ». Les auteurs rappellent aussi combien l’utilisation des religions à des fins de domination – l’histoire en est remplie – est dévastatrice, dans la mesure où elles se prêtent à une absolutisation de la vérité qui peut être exploitée pour justifier les violences les plus extrêmes. Cela a nourri les pages les plus sombres du judaïsme et du christianisme alors même que ces deux formes d’une même spiritualité partageaient une longue tradition d’interprétation des textes canoniques et de refus de l’interprétation unique. Cela vaut d’autant plus pour l’islam, qui ne partage pas cette tradition et se prête donc plus facilement à ce type d’exploitation.

Alain Renaut et Geoffroy Lauvau abordent ensuite la culture de genre et les violences sexuelles de masse, notamment au travers des viols commis lors du génocide rwandais en 1994 (plusieurs centaines de milliers de femmes violées en trois mois) ou des viols commis au Kivu (1152 en moyenne par jour en 2018). Autant d’actes qui relèvent du même phénomène de conflictualisation reposant sur l’altérisation et visant à la domination ou à la destruction de l’autre, tutsi ou hutu dans le cas africain, bosniaque ou kosovar dans celui des camps de viols installés par le régime serbe durant le conflit de l’ex-Yougoslavie. Au-delà de la violence sexuelle employée comme arme, les auteurs interrogent aussi les différents aspects de la domination masculine qui sont présents dans certaines traditions comme l’excision (200 millions de femmes dans le monde auraient subi une telle mutilation et elles seraient 60 000 en France), l’infériorisation, les restrictions à la liberté ou les obligations distinctives comme le port du voile. Ici, en évoquant des positions de chrétiens conservateurs marginaux, les auteurs mentionnent curieusement une prescription biblique de port d’un voile qui n’existe tout simplement pas – selon les connaissances historiques actuelles, la prescription du port d’un voile au Moyen-Orient remonte à l’époque de l’empire assyrien, il y a environ 3000 ans. Le voile comme effet vestimentaire a pu se propager à partir de là, mais il n’y en a pas de trace dans les textes du judaïsme ancien. Il y est fait référence par Paul de Tarse dans une lettre aux Corinthiens, comme une forme potentielle de décence, mais l’apôtre, connu pour ne pas être exempt de misogynie, s’embrouille dans des arguments pas très convaincants et n’hésite pas à ajouter que la chevelure de la femme l’habille (1Co11.15). À l’inverse, l’obligation d’un voile couvrant est clairement prescrite aux femmes dans le Coran, dans les sourates 24 et 33. Quoi qu’il en soit de la pertinence contemporaine de ces règles de bienséance vieilles de 1 400 à 3 000 ans, les auteurs soulignent qu’elles peuvent aujourd’hui être adoptées dans nos sociétés par de jeunes femmes en réaction à des formes d’hypersexualisation. Entre ce type de revendications, les diverses formes de communautarisme, de domination masculine et de féminisme, la conflictualisation du genre sur la base d’une altérisation entre le « nous » et le « elles » n’est pas prête de s’éteindre.

 L’ouvrage s’achève sur une analyse du mouvement des « gilets jaunes », qui serait, selon les auteurs, « idéal-typique d’une situation de cristallisation des antagonismes sociaux qui peut tendanciellement basculer vers la violence » et des populismes qui produisent autant qu’ils s’en nourrissent diverses formes de conflictualisation. (OJ)

 

Alain Renaut et Geoffroy Lauvau. La conflictualisation du monde au XXIe siècle – Une approche philosophique des violences collectives. Odile Jacob. ISBN : 978-2-7381-5063-9. 394 pages. 24,90 €

 

Le choc démographique

L’humanité est en train de tourner une page de son histoire, avec une croissance démographique qui n’est plus que de 1,1% par an et un vieillissement de la population mondiale qui tend à s’accélérer. Tel est le constat du politologue Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique. Certes, selon les dernières projections de l’ONU, la population mondiale va continuer de croître : 7,8 milliards de personnes en 2020, 8,5 milliards en 3030, 9,7 en 2050 et peut-être 10,9 en 2100. Mais l’âge médian est désormais de 30,9 ans alors qu’il était de 22 ans en 1965 et la proportion des 65 ans ou plus atteint aujourd’hui 9% du total.

« Le Vieux Continent n’a jamais autant mérité son surnom : l’âge médian en Europe est aujourd’hui de 43 ans et un cinquième de sa population a plus de 65 ans (alors que c’est moins d’un dixième à l’échelle mondiale) », souligne l’auteur, qui note aussi que sa croissance démographique est désormais seulement due à l’immigration. C’est elle qui lui a permis de passer de 508 millions de personnes en 2015 à 513 millions en 2019.

L’Afrique continuera de battre tous les records de croissance démographique, à l’exemple du Niger : +3,8% par an, avec un indice de fécondité de 6.9, 2000 naissances par jour (2005-2010), 23 millions aujourd’hui, 40 millions en 2035 et peut-être 164 millions en 2100.

En 2050, la Chine ne comptera plus que 1,4 milliard d’habitants. Distancée par l’Inde avec 1,6 milliard, elle va « vieillir avant d’être riche », affirme l’auteur, qui rappelle que l’âge médian des Chinois dépassera en 2020 pour la première fois celui des Américains et qui y voit un nouveau défi social que l’Empire du Milieu aura beaucoup de mal à relever. Sur le plan économique, la population en âge de travailler déclinant rapidement, elle pourrait connaître « un malus démographique qui pourrait représenter 0,7% du PIB dans les années 2030 », estime l’auteur sur la base d’une étude américaine.

Difficultés économiques, émigration, déficit de femmes, dépeuplement de sa partie orientale, la Russie va continuer sa « descente aux enfers démographiques » : 145 millions aujourd’hui, peut-être seulement 126 millions en 2100. À l’inverse, le concurrent stratégique de toujours « bénéficie d’un dynamisme démographique remarquable pour un pays développé » : les États-Unis pourraient compter 434 millions d’habitants en 2100.

Sur cette toile de fond, brossée ici à grands traits, l’auteur conteste une série de théories : l’inquiétude d’un manque de ressources ou d’espace face à la croissance démographique ; le risque d’envahissement de l’Europe par les Africains ; le grand remplacement… S’il faut se garder des peurs et surtout des théories complotistes qui les sous-tendent et qu’il est légitime de dire que le niveau actuel d’immigration n’est pas de nature à submerger l’Europe, l’auteur peine à convaincre par certains arguments tels que l’utilisation accrue des engrais et d’une agriculture mécanisée en Afrique pour augmenter l’autosuffisance alimentaire et, plus encore, par diverses approximations. Les données utilisées sont sans doute les seules disponibles, mais elles sont rarement adéquates ou comparables. Sous le terme d’Europe, l’auteur désigne selon le cas l’UE (sans jamais la proposer dans sa forme actuelle à 27) ou l’Europe au sens large, Russie comprise. En l’absence de données d’ensemble, l’argumentaire repose souvent sur des données glanées ici ou là pour l’un ou l’autre pays. Aussi, cet ouvrage nous rappelle-t-il que la prédiction démographique reste hasardeuse et qu’il demeure indispensable d’améliorer la comparabilité et la fiabilité des données statistiques au niveau de l’Union et de ses États membres. Enfin, alors que l’auteur se méfie des statistiques ethnoraciales à l’anglo-saxonne, il serait peut-être judicieux de s’interroger aujourd’hui sur la pertinence d’un outil statistique permettant d’identifier la part relative des différentes identités culturelles ou religieuses à l’intérieur des territoires. Une telle information pourrait servir à la fois à rationaliser le débat face aux peurs agitées par les populistes et à gérer plus efficacement le multiculturalisme de nos sociétés afin qu’il ne dérive pas vers des formes diverses de conflictualités. (OJ)

 

Bruno Tertrais. Le choc démographique. Odile Jacob. ISBN : 978-2-7381-5092-9. 245 pages. 22,90 €

 

Cosa significa creare una capacità fiscale europea ?

Luca Lionello et Giulia Rossolillo, qui enseignent le droit européen, respectivement dans les Universités de Milan et de Pavie, nous rappellent dans la revue « Il Federalista » que la tutelle exercée par les États membres sur le financement de l’Union européenne explique dans une large mesure la prépondérance de la méthode intergouvernementale et l’absence d’union économique européenne. L’établissement d’un budget européen indépendant qu’au moins l’un des deux auteurs verrait mobiliser 5 à 10% du PIB serait un facteur clef d’intégration européenne et sans doute aussi d’efficacité politique, a-t-on envie d’ajouter. Non seulement l’Union ne dépendrait plus du marchandage que l’on connaît actuellement pour l’établissement du cadre financier pluriannuel (pour un montant d’à peine 1% du PIB), mais les effets de saupoudrage des financements communautaires et autres « justes retours » plus ou moins bien déguisés seraient réduits. Les auteurs rappellent qu’aux États-Unis, la constitution fédérale de 1789 a permis, par la constitution d’une compétence fiscale fédérale, de mettre fin à une grave crise financière découlant du refus des États de payer les dettes de la guerre d’indépendance. Il n’en reste pas moins que toutes les décisions budgétaires se prennent à l’unanimité et que la création d’une compétence fiscale nécessiterait une modification du traité, également à l’unanimité. Pour éviter ces écueils, les deux auteurs imaginent la possibilité d’un nouveau traité adopté à la majorité qualifiée par un groupe d’États pionniers, les autres restant liés par le traité actuel.

Le même numéro de la revue « Il Federalista » contient un discours du président de l’UEF, Sandro Gozi, député européen (Renew Europe) et ancien sous-secrétaire aux Affaires européennes dans le gouvernement Renzi. « Notre civilisation européenne court le risque de l’extinction dans un monde qui tend à se réinventer entre Washington et Pékin et dans lequel la seule manière de rester vivants et acteurs est de construire une puissance européenne », affirme-t-il en appelant à une plus grande intégration et à la construction d’une architecture de sécurité européenne. (OJ)

 

Luca Lionello et Giulia Rossolillo. Cosa significa creare una capacità fiscale europea e perché è così importante il processo di integrazione ? Article paru dans la revue Il Federalista, Anno LXI, 2019, numéro 3 (http://www.ilfederalista.eu ).

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