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Bulletin Quotidien Europe N° 12367

13 novembre 2019
Sommaire Publication complète Par article 37 / 37
Kiosque / Kiosque
N° 003

Frontières, Sociétés et Droit en Mouvement

« Depuis quinze ans, la migration est associée au vocable de crise. La « crise des migrants » ou la « crise des réfugiés » - selon que l’on veuille mettre en avant le risque d’envahissement ou la vulnérabilité qui la sous-tend – a investi les discours médiatiques et politiques. La question des mobilités est alors abordée sous l’angle de la rupture d’équilibre, d’un brusque changement appelant des mesures d’urgence et d’exception. Elle est ainsi dépeinte à la fois comme un phénomène irrésistible, voire imprévisible, et comme un problème à contrôler, une menace à contenir », constatent Sylvie Mazzella et Delphine Perrin, toutes deux chercheuses à l’Université d’Aix-Marseille, dans leur introduction à cet ouvrage collectif qui présente une analyse particulièrement pointue du phénomène migratoire, de sa perception et de son évolution dans le temps.

Sylvie Mazzella et Delphine Perrin nous rappellent que, jusqu’à l’adoption en 1990 de la Convention des Nations unies pour la protection de tous les travailleurs migrants et de leur famille (entrée en vigueur seulement en 2003), la « communauté internationale » s’est peu intéressée aux migrations. Pourtant, très rapidement, un discours répressif va se développer. La lutte contre les « migrations irrégulières » fait son entrée dans les négociations par l’Union européenne du processus euro-méditerranéen de Barcelone, en 1995. Or, estiment les auteurs, ce sont justement « les politiques restrictives s’appuyant (à partir des années 1990) sur de nouveaux cadres juridiques et de nouveaux instruments opérationnels (qui) constituent la source même des migrations irrégulières ». Et d’expliquer : « En supprimant les voies légales, en multipliant et sophistiquant les modes de contrôle, en réprimant pénalement l’entrée et le séjour irréguliers des étrangers, elles ont conduit la plupart des personnes mobiles dans l’irrégularité et les ont amenées à recourir non seulement à des moyens illégaux pour pouvoir circuler, mais aussi à des personnes tierces, qui se professionnalisent progressivement et se criminalisent ».

Dans un article en anglais (l’ouvrage comprend des contributions soit en anglais, soit en français, en fonction de la langue de l’auteur), Hélène Lambert (Université de Sydney et Université de Westminster) analyse le pouvoir normatif et, partant, l’influence de l’UE sur la protection des migrants à l’échelle internationale. Elle souligne que l’UE constitue un modèle d’inspiration des réformes juridiques partout dans le monde. Cette influence est renforcée par une « démarche prosélyte » de l’UE, lorsqu’elle cherche, par des accords, des rencontres ou des programmes de « capacity building », à diffuser ses normes et ses valeurs. Et les normes restrictives et répressives se transmettent toujours plus facilement que les normes protectrices.

L’ouvrage consacre aussi une large place à l’examen des causes des migrations et à l’évolution des flux migratoires. Si l’instabilité politique, l’insécurité, les guerres, les difficultés économiques constituent toujours les principaux facteurs de départ, le phénomène touche désormais toutes les classes sociales et est affecté par une aggravation due au développement des phénomènes criminels (passeurs, contrebandiers, traite d’êtres humains, etc.). Il rappelle aussi que le poids des réfugiés continue d’abord à peser sur les régions d’origine : 84% des réfugiés sont situés dans les pays du Sud en 2017, à proximité des zones de crise.

Pour Robert Baduel, directeur de recherche honoraire au CNRS en sociologie politique, qui signe la postface de ce livre, les migrations actuelles sont loin d’atteindre l’ampleur des mouvements de population que l’Europe a connus entre les années 1930 et 1950. En revanche, ces mouvements massifs ont progressivement façonné une homogénéisation ethnique qui a nourri les nationalismes, avec leurs pires excès au 20e siècle, et constitue le terreau sur lequel se développent les crispations des sociétés actuelles face à l’arrivée de nouveaux migrants.

Après la Deuxième Guerre mondiale, les pactes qui furent mis en place (OTAN, Pacte de Varsovie) conduisirent à « la mise de tous les États sous la tutelle - distincte et néanmoins objectivement complice – des deux superpuissances (USA et URSS) et à une situation d’États à « souveraineté limitée » à des degrés plus (Europe de l’Est) ou moins (Europe de l’Ouest) forts », rappelle Robert Baduel. « La création de la Communauté européenne et sa transformation en Union européenne ne purent prétendre à la reconstruction par d’autres voies de la puissance des anciens États la composant ; elle prit en conséquence, faisant bonne figure contre mauvaise fortune, par vertu obligée (trouver la porte étroite d’une affirmation de soi sans risquer les foudres de l’imperium américain), la voie d’un pouvoir soft, celle d’une construction régie par l’idéal ou l’idéologie de la « raison juridique », comme au temps de la Révolution française », poursuit-il. Et de feindre s’interroger : « À la différence des USA (du moins tels que les présente R. Kagan en 2003), l’État européen n’est-il pas devenu un organisme moins assuré de sa puissance qu’en recherche d’une formule rationnelle créant l’incertitude dans les finalités et le doute chez les citoyens ; au total, un organisme incertain, prudent et ainsi mal assuré dans les voies de son action ? »

Mal assuré, cet ensemble supranational offre certes une citoyenneté européenne transnationale, aux contours encore flous, mais il connait aussi des regains de nationalismes et l’émergence ou le développement de revendications régionales, identitaires ou communautaires. Selon Robert Baduel, on risquerait ainsi d’assister à un retour en arrière vers des droits attachés aux personnes, comme ce fut le cas jusqu’à la Révolution française. Et de poursuivre : « La question que pose le déclin de la formule politique de l’État-nation, dont le développement des figures diasporiques ou transnationales serait à la fois le symptôme, la conséquence et l’accélérateur, est de savoir (ce) que devient la conquête des « droits subjectifs » (…) quand la nation se délite, quand l’État-nation prend l’eau de toutes parts. Que l’État de résidence s’affaiblisse et qu’en conséquence, soit ouverte la voie d’une transnationalisation des pratiques des migrants est une chose, mais une question se pose alors : qu’advient-il de l’individualisme des droits, si l’individu est en quelque sorte « réduit » à une communauté dite « d’appartenance » ? L’État-nation a été un moment du processus d’assomption des « droits subjectifs », du processus d’individualisation et conjointement d’assomption de la démocratie : qu’advient-il d’une démocratie et des « droits subjectifs » qui lui sont associés quand il n’y a plus de « demos » ?

En définitive, l’ambition de cet ouvrage est de « contribuer (…) à une meilleure connaissance du phénomène migratoire et de veiller aussi, tel un donneur d’alerte, à tout manquement grave à l’éthique de l’hospitalité liée à la liberté de circulation », expliquent Sylvie Mazzella et Delphine Perrin. Et de citer le philosophe Emmanuel Levinas : « Abriter l’autre homme chez soi, tolérer la présence des sans-terre et des sans-domiciles sur un sol ancestral si jalousement – si méchamment – aimé, est-ce le critère de l’humain ? Sans conteste ». Olivier Jehin

 

Sylvie Mazzella et Delphine Perrin (sous la direction de). Frontières, Sociétés et Droit en Mouvement – Dynamiques et politiques migratoires de l’Europe au Sahel. Bruylant. ISBN : 978-2-8027-6330-7. 305 pages. 70 €

 

L’Union européenne doit-elle se défendre ?

Sous le titre de cette tribune européenne publiée dans le dernier numéro de la revue Futuribles, on aurait pu attendre un argumentaire militant en faveur d’un renforcement de la défense européenne. En lieu et place, un ancien fonctionnaire de la Commission européenne nous y présente plutôt l’évolution politique de la Turquie et les risques qui y sont associés, même s’il voit là une opportunité de justifier une intervention européenne en Méditerranée orientale.

Jean-François Drevet part du constat que l’agression turque, en février 2018, sur une plateforme de forage de l’ENI dans la zone économique exclusive de Chypre, première atteinte directe à l’intégrité du territoire de l’Union européenne, n’a pas suscité davantage qu’une protestation du Conseil européen et que, depuis lors, les forages turcs s’y multiplient sous escorte militaire. L’auteur y voit un défi de plus lancé par Erdogan à la fois à l’Union européenne, à l’OTAN, qu’il n’hésite pas à déclarer « en faillite », et aux États-Unis. La Turquie appartient, selon lui, à la catégorie des « producteurs d’insécurité ». « Ses ambitions panislamiques et néo-ottomanes, ainsi que ses exécrables relations de voisinage en font l’un des principaux fauteurs de troubles dans la région, où ses innombrables interventions (Irak, Syrie, Libye, Soudan) l’ont presque complètement isolée », estime-t-il.

« À Bruxelles, où la dégradation des relations n’est pas nouvelle, on constate que la Turquie est de plus en plus isolée. Certes, les politiques continuent de redouter un nouveau chantage sur le dossier migratoire et les milieux d’affaires veulent préserver les acquis de l’union douanière. Mais l’inertie n’est plus possible, compte tenu de l’importance des enjeux politiques (la solidarité entre les États membres) et économiques (les énormes ressources gazières en jeu) », écrit Jean-François Drevet. Et d’ajouter : « Bruxelles n’est pas dépourvue de moyens, car la poursuite des échanges avec l’UE (42% du total en 2018) et la préservation du courant d’investissement européen (49% du total en 2017) sont vitales pour la Turquie. Elle peut d’autant plus agir que R.T. Erdogan est affaibli politiquement et économiquement. L’action européenne pourrait-elle aller jusqu’à une « présence maritime coordonnée » via les États membres qui en ont les moyens, afin de manifester un soutien concret à Chypre, conformément à l’article 42.7 (assistance mutuelle) du Traité de Lisbonne ? Une initiative européenne d’intervention démontrerait la volonté de l’UE de défendre son territoire en tirant profit de l’expérience acquise par les opérations navales dans l’océan indien et le golfe de Guinée ». O.J.

 

Jean-François Drevet. L’Union européenne doit-elle se défendre ? Futuribles. Numéro 433 (Novembre – décembre 2019). ISBN : 978-2-84387-446-8. 22 €

 

Défendre l’Europe

Cet opuscule, coécrit par deux experts en matière de politique de défense de l’Union européenne, s’ouvre sur une intéressante préface du général français Vincent Desportes, ancien directeur de l’École de Guerre. L’ouvrage arrive à point nommé, au début d’une nouvelle législature européenne, alors que l’Union européenne est en plein désarroi face au Brexit et que les défis extérieurs s’accumulent et semblent s’intensifier.

Les auteurs procèdent à une analyse lucide et systématique des questions essentielles : pourquoi une armée européenne ? Avec quels objectifs ? Comment pourrait-elle s’inscrire dans le cadre institutionnel ? Quel est le périmètre des participants parmi les États membres ? Quelles devraient être ses composantes essentielles (objectifs communs et planification, budget commun, ainsi qu’une capacité décisionnelle, opérationnelle et industrielle) ? Pour arriver à « une capacité autonome d’action, appuyée sur des forces militaires crédibles, avec les moyens de les utiliser et la volonté de le faire » (telle était l’ambition de Saint-Malo en 1998), la voie de la coopération ne suffit pas, comme l’a démontré l’expérience de plusieurs initiatives et sous diverses formes, par le passé comme actuellement (coopération structurée permanente). Il faut plutôt choisir la voie de l’intégration, qui, à la place d’une « souveraineté de façade » (nationale), verrait une vraie souveraineté européenne, dont une armée européenne au service d’une défense commune serait l’expression concrète.

Parmi les différentes solutions institutionnelles, les auteurs privilégient un « eurogroupe de défense » avec un accord spécifique en marge des traités européens. Vu le « triangle d’incompatibilité entre unité, efficacité et unanimité », un eurogroupe de défense, basé sur la prise de décisions à la majorité qualifiée, formule qui n’a pas encore été pratiquée, semble effectivement être la seule voie pour assurer « une défense de l’Europe, par l’Europe et pour l’Europe ». À lire pour agir ! K.R.

 

Frédéric Mauro et Olivier Jehin. Défendre l’Europe – Plaidoyer pour une armée européenne. Nuvis (http://www.nuvis.fr ). ISBN : 978-2-36367-113-4. 126 pages. 14 €

 

Europe : a human enterprise

Sous ce titre, le Conseil de l’Europe a publié la version anglophone de l’ouvrage intitulé « Artisans de l’Europe » en français et paru aux éditions de la Nuée bleue. Pour mémoire, ce livre, qui a été amplement présenté dans le numéro 2 de notre rubrique Kiosque, comprend un ensemble de 30 témoignages de personnalités et d’agents de l’organisation paneuropéenne qui regroupe aujourd’hui 47 États membres. O.J.

 

Denis Huber (sous la direction de). Europe : a human enterprise – 30 stories for 70 years of European history 1949-2019. Éditions du Conseil de l’Europe (http://book.coe.int ). ISBN : 978-92-871-8973-8. 261 pages. 20 € / 40 US $

 

Responsabilité et intelligence artificielle

Ce rapport d’un comité d’experts du Conseil de l’Europe analyse les incidences des technologies numériques avancées, dont l’intelligence artificielle, sous l’angle des droits humains. Il examine en particulier les droits compromis par les systèmes de prise de décision algorithmique (ADM) et les problèmes sociétaux associés au profilage par les données. Un chapitre entier est consacré aux responsabilités en matière de menaces, de risques, de préjudices et de torts causés par les technologiques numériques avancées. O.J.

 

Karen Yeung, rapporteur. Responsabilité et IA. Rapport du Conseil de l’Europe publié en français et en anglais. 102 pages. Téléchargeable gratuitement sur https://edoc.coe.int/fr/intelligence-artificielle/8025-responsabilite-et-ia.html

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