Le télétravail : enjeux et perspectives
Le Groupe de réflexion sur l’avenir du service public européen (GRASPE) consacre son cahier de novembre au télétravail, qui concerne aujourd’hui plus de 20% de la population active européenne et s’accompagne « d’une intensification du travail dans la mesure où la durée du travail s’est allongée en raison de l’hyper-connectivité et de la rupture de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée ». « Derrière des bénéfices évidents, comme le gain de temps de transport et l’impact environnemental, sa généralisation interroge aussi, en particulier sur le désengagement des travailleurs, l'envolée du taux d'absentéisme, mais aussi sur les difficultés managériales qu'elle entraîne », souligne la rédaction du GRASPE.
Fanny Lederlin (université de Paris I) rappelle que le philosophe contemporain allemand Byung-Chun Han a conceptualisé ce qu’il appelle « la société de la performance ». Et d’expliquer : « Son idée est la suivante : nous vivions dans une société de la discipline, c’est la société moderne, où nous étions tous plus ou moins des petits sujets kantiens qui répondaient à l’impératif catégorique « tu dois » ; le « tu dois » surveillé par les gouvernants, les dirigeants, etc. Nous sommes passés de cette société de la discipline à une société de la performance où l’impératif catégorique n’est plus « tu dois », mais « je peux, donc je dois ». Nous sommes augmentés par la technologie, nos smartphones, l’intelligence artificielle ; nous avons des capacités complètement démultipliées, nous sommes donc capables de beaucoup plus qu’avant. Sachant cela, selon ce philosophe, nous nous mettons en tête d’être toujours plus performants. En télétravail, pouvant passer toute la journée sans interruption, sans être dérangés par les collègues ou par les enfants quand ils sont à l’école, nous nous sommes mis à travailler beaucoup plus, et d’ailleurs - il faut encore d’autres études pour étayer cela - la productivité du télétravail semble assez exceptionnelle. N’ayant plus de limites à notre travail, disposant d’outils technologiques extrêmement performants (notre PC), le danger est que nous nous confondions avec l’intelligence artificielle qui nous aide et que nous nous mettions à devenir des télétravailleurs ultra-performants qui ne cessent de s’autoexploiter pour aller au bout de leur force de travail. Ce danger nous guettait déjà au bureau, je vous rappelle que la maladie du burn-out, qui vient d’être classée par l’OIT parmi les maladies du travail, d’après les rapports de psychologues et psychiatres du monde du travail, est liée au petit chef intérieur que l’on a en nous ; en général, il n’y a pas de harcèlement moral derrière le burn-out, il est lié à cette injonction personnelle que l’on se donne à travailler toujours plus. Je pense qu’effectivement, le télétravail augmente le risque de ce mécanisme ».
Loïc Lerouge, directeur de recherche au CNRS, souligne que les risques psychosociaux peuvent être accentués par la pratique du télétravail à domicile. « Les temps de repos ne sont parfois pas clairement définis, et la charge de travail constitue une préoccupation majeure : comment calibrer la charge de travail pour éviter que la vie professionnelle ne déborde sur la vie personnelle et familiale ? Le débordement des heures de travail peut être facilité par une activité en télétravail. Le télétravail remet également en question les limites et les frontières de l’espace de travail. Il n’y a pas véritablement de définition de l’espace de travail », constate-t-il. Avant de rappeler que les partenaires sociaux européens ont entamé par une conférence un programme de travail conjoint pour 2022-2024 afin d’aboutir à un accord sur une directive européenne régulant le télétravail. Et de poursuivre : « L’objectif est d’harmoniser la pratique du télétravail au niveau européen, en s’appuyant sur l’accord-cadre européen relatif au télétravail du 16 juillet 2002 tout en préservant le principe du volontariat. La responsabilité des employeurs en matière de santé et sécurité au travail dans le cadre du télétravail doit également être clairement définie, tout comme la question de la déconnexion et de la prise en charge des équipements de connexion lorsque l’on travaille à domicile ».
« En ce qui concerne la possibilité d’une directive européenne sur le télétravail, plusieurs scénarios sont envisageables », selon Loïc Lerouge. « Il pourrait être judicieux d’intégrer une directive-fille spécifique dans le cadre de la directive de 89, qui réformerait également la directive de 90 sur l’usage des écrans de visualisation mentionnée précédemment. L’objectif serait d’harmoniser les normes minimales de protection en matière de télétravail dans les États membres de l’Union européenne en termes de droits, devoirs et protection. Une autre option serait d’inclure le télétravail dans une directive plus générale traitant des questions liées à l’intelligence artificielle, à la digitalisation du travail, au télétravail, ainsi qu’aux aspects de connexion et déconnexion. Cependant, cela conduirait à un texte substantiel et potentiellement complexe à interpréter », explique-t-il. Avant d’ajouter : « Plutôt que d’inclure les risques psychosociaux dans une directive sur le télétravail, il serait plus approprié d’envisager une directive-cadre spécifique traitant des risques psychosociaux dans le contexte général du travail, intégrée à la directive de 89, par exemple. Cette approche éviterait de déplacer le débat sur les risques psychosociaux vers le télétravail, assurant ainsi la spécificité d’un texte dédié à ces risques qui touchent le travail en général, qu’il soit réalisé en présentiel ou en télétravail. En outre, le dialogue social, en particulier au niveau européen, offre des orientations et des pistes intéressantes pour aborder ces questions. Cependant, il est regrettable qu’il manque d’effectivité. Néanmoins, ces échanges constituent des sources importantes pour élaborer des textes législatifs plus approfondis ».
En annexe, on trouve les « 21 thèses » formulées par le syndicat U4U :
Nous avons fait le choix de publier l’intégralité (à quelques mots près) de ces thèses syndicales au sein des institutions parce qu’elles nous paraissent couvrir dans une large mesure la problématique du télétravail dans la société en général. Ce dossier de 165 pages vient compléter un premier volume sur les évolutions extrêmement rapides des modes d’organisation du travail et de leurs conséquences encore trop peu prises en compte dans le débat public. (Olivier Jehin)
Groupe de réflexion sur l’avenir du service public européen. Le travail sous le prisme des évolutions technologiques et organisationnelles du 21e siècle. Cahier 49. Novembre 2024. 165 pages. Ce cahier est accessible gratuitement sur https://aeur.eu/f/e93
Finance et sports
Dans son numéro 154, la Revue d’économie financière consacre un numéro au financement et à la financiarisation du sport. Avec quatre parties : les liens entre la finance et le sport ; les jeux olympiques ; le sport financièrement le plus important, le football ; enfin, d’autres disciplines telles que le hockey sur glace, le cyclisme, le golf et le tennis.
Dans la première partie, Wladimir Andreff (université Paris 1) montre comment les organisations et les instances sportives, en situation de monopole (ou monopsone), mais aussi certains acteurs du marché (les stars du foot, par exemple) tirent parti de cette situation pour obtenir le maximum de financement possible, en mettant aux enchères ce qu’elles offrent (ou demandent) sur le marché (organisation des JO, localisation d’une franchise américaine, vente de droits télévisés, achat d’une superstar).
Matthieu Llorca (université de Bourgogne) examine l’essor des cryptoactifs dans le sport professionnel (NBA, Formule 1, football). Une pratique découverte en 2021 lors du transfert de Lionel Messi du FC Barcelone au PSG, le footballeur argentin ayant à cette occasion obtenu d’être en partie payé en « fan tokens ».
La financiarisation du football au cours des trente dernières années et la transformation du footballeur en « produit financier » sont analysées par Jérémie Bastien (université de Reims) et Jean-François Brocard (université de Limoges). Mais s’il y a à la fois évolution et accentuation du phénomène, la phrase « Football is big business » ne date pas d’hier. Elle a été écrite pour la première fois en 1905 par le fondateur de la Football League (créée en 1888), William McGregor, drapier écossais et premier président du club d’Aston Villa. Et en nous faisant revivre l’invention de la coupe du monde de football, l’historien Paul Dietschy (université de Franche-Comté) déconstruit le mythe d’un « âge d’or du football dégagé de toute contingence financière ».
Et si plusieurs articles nous rappellent que « les Jeux olympiques sont rarement rentables », Dimitris Mavridis (OCDE) et Claudia Senik (Sorbonne-Université) appellent à « ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain » en s’intéressant aux impacts sur le bonheur des populations. Ils montrent ainsi que pendant les JO de Londres, entre l’ouverture et la fermeture de la compétition (27 juillet au 12 août 2012), le bonheur augmente de manière significative à Londres. Un effet cependant éphémère car « il s’annule au mois de septembre ». Ce que semblent confirmer les récents JO de Paris. (OJ)
Association Europe Finances Régulation. Finance et sports. Revue d’économie financière. N° 154. 2e trimestre 2024. ISBN : 978-2-3764-7096-0. 267 pages. 35,00 €