L’Europe et ses défis
Voilà un ouvrage érudit qui nous plonge dans l’histoire à la recherche de l’identité européenne. Avant d’offrir au lecteur un panorama très pédagogique des défis auxquels l’Europe est confrontée.
« Nous sommes d’abord des enfants de la Grèce et de Rome, façonnés par la mesure, la raison, la conscience de l’individu, mais aussi par la démesure du pouvoir et la justice qui provient du droit. La pointe des apports juif et chrétien a traversé cette synthèse ébauchée en jetant dans le chaudron occidental le Dieu unique, l’espérance juive, le message de l’Élection, l’eschatologie lumineuse de la Jérusalem céleste et, dans le même mouvement, le défi de l’incarnation, la folie de la résurrection et la maille serrée de la fraternité », écrivent l’ancien haut fonctionnaire Patrice Obert et son compère, Gérard Vernier, qui a travaillé à la Commission européenne durant quarante ans. Avant d’utiliser deux images pour illustrer la « civilisation évolutive » de l’Europe : l’éponge symbolisant sa capacité d’absorption et le voltmètre, car « l’Europe n’est ni Athènes, ni Rome, ni Jérusalem ». « Elle est une coexistence de civilisations sous tension. Elle est multiple. C’est ce qui la rend si difficilement appréhendable », affirment les auteurs, qui poursuivent : « Cette multiplicité d’héritages renvoie, pour chaque domaine, à des options. Rien n’est jamais écrit. Ces options peuvent se conjuguer, s’opposer, se compléter, s’exclure. Se joue par conséquent, au fil des siècles, un jeu à multifacettes, qui peut s’articuler pour la compréhension en plusieurs débats qui résonnent de façon collective et à l’intérieur de chaque personne ».
« S’appuyant sur la diversité de ses héritages, l’Européen est trahi par ses visions contradictoires. Marqué par la synthèse gréco-romaine et, qu’il le veuille ou qu’il le refuse, par l’héritage monothéiste qui lui confie la responsabilité de la planète et la coparticipation à la Création divine, il explore le monde, souvent de façon incontrôlée, avec toujours au cœur de lui-même l’insatisfaction de son insuffisance et de sa maladresse. Il porte en lui, malgré lui, tous ces héritages, toutes ces tensions, ces phobies et ces enthousiasmes, ces erreurs et ces illuminations, ces horreurs et ces chefs-d’œuvre », écrivent les auteurs. Et de poursuivre : « Là où d’autres civilisations ont découvert la sagesse dans le renoncement ou la contemplation, l’Européen, désormais surplombé par l’Occidental, multiplie les expériences, se projette en avant, donne sens au mouvement, incapable de comprendre que le chemin qu’il poursuit est celui qui le mène vers son intériorité. Toujours en quête, taraudé par ses peurs, poussé par le démon de l’aventure, hurlant sa révolte, balayant l’espace de son infatigable intelligence, l’homme occidental est un homme qui avance en oubliant parfois d’aller vers lui-même ».
Évoquant l’un des marqueurs de la civilisation européenne, la sécularisation, Patrice Obert et Gérard Vernier rappellent que la sécularisation « reconnaît la liberté de conscience, celle de pratiquer sa religion, celle de ne pas en avoir, celle aussi d’en changer », mais qu’elle comporte aussi un risque, « celui de dériver vers un appauvrissement quand, sous couvert de neutralité et de relativisme, elle empêche l’expression des différences et finit par tolérer uniquement ce qui s’achète et se vend ».
« L’Europe puissance est née, sans qu’on s’en rende compte, au milieu du 16e siècle, quand les Espagnols et les Génois se sont emparés d’immenses territoires en Amérique du Sud, qu’on n’appelait pas ainsi naturellement. Ils étaient persuadés de leur supériorité naturelle et culturelle. Ils disposaient de la civilisation, de la culture et du savoir. Leur conquête s’est assise sur une puissance militaire, grâce à des armes invincibles, sur les ravages causés par les maladies épidémiques qu’ils propagèrent et sur une administration efficace », écrivent les auteurs, avant d’observer : « Nous avons du mal à nous rétroprojeter vers cette époque lointaine, à comprendre les tenants et les aboutissants de la fameuse controverse de Valladolid, qui aboutit en 1550 à reconnaître que les Indiens avaient une âme, encore plus de mal à admettre le commerce mondial qui allait se développer pour alimenter l’Amérique en main-d’œuvre achetée bon marché en Afrique via des complicités nombreuses, locales et internationales, déjà. Cette domination européenne va monter en puissance jusqu’à son apogée au 19e siècle et prendre le nom d’impérialisme ».
Patrice Obert et Gérard Vernier identifient ensuite huit défis majeurs auxquels l’Union européenne doit répondre : (1) la préparation et la lutte contre les futures pandémies ; (2) l’élargissement, en particulier l’Ukraine ; (3) la défense européenne ; (4) les migrations ; (5), l’urgence d’une Europe de la solidarité ; (6) les transitions écologique, numérique, démographique et énergétique ; (7) la place de l’Europe dans le monde ; (8) le besoin d’institutions et de ressources solides.
« Notre conviction est que nous avons besoin d’une Europe forte, souveraine, riche de ses multiples héritages et forte de ses ambitions », professent les auteurs, avant de poursuivre : « La puissance, l’Europe en a usé et même abusé. Elle a traversé le désert des destructions et développé un savoir-faire fondé sur le droit et le soft power, l’art de la négociation, du dialogue, de l’aide au développement. Nous remarquons la hausse des dépenses d’armement sur tous les continents, la volonté de nombreux pays de se doter de l’arme nucléaire. Nous devons, hélas, constater que le statut de puissance nucléaire a donné à la Russie la possibilité d’attaquer l’Ukraine sans craindre de violentes représailles et que, face à l’impérialisme de Vladimir Poutine, comme jadis face à l’expansionnisme hitlérien, la faiblesse est la première marche de l’asservissement. Le monde multipolaire qui se déploie ne promeut pas le multilatéralisme défendu par les Européens dans le passé, mais davantage la confrontation globale. Notre conviction est que l’Union européenne doit en conséquence poursuivre, et vite, sa mue en une puissance continentale, en gardant à l’esprit sa spécificité ».
Et de conclure : « Aux yeux du monde, la construction européenne est et reste cette extraordinaire aventure d’une paix retrouvée, qui permet de conjuguer la liberté, l’égalité et la solidarité, à défaut d’assurer une fraternité qui reste une utopie. Qui n’en rêverait pas au Proche-Orient, en Afrique, entre Inde et Pakistan, entre Tibet et Chine, entre Corée du Nord et Corée du Sud, entre Russie et Ukraine ? L’humanité en devenir a besoin d’une Europe forte et libre, elle a besoin des Européens. Nous devons être au rendez-vous de l’Histoire ». (Olivier Jehin)
Patrice Obert et Gérard Vernier. L’Europe et ses défis – L’émergence d’une puissance continentale. L’Harmattan. ISBN : 978-2-3364-4654-7. 199 pages. 22,00 €
Ten Ideas for the New Team
L’institut d’études de sécurité de l’Union européenne a publié, mardi 10 septembre, un cahier de Chaillot qui présente dix idées pour la nouvelle équipe qui va se mettre en place dans les prochains mois. Voici un rapide tour d’horizon de celles qui nous paraissent les plus pertinentes.
« Nous devons transformer le Conseil européen en Conseil pour la défense de l'Europe », écrit Steven Everts. Comment ? Avec une première journée de chaque réunion dédiée aux questions de sécurité et qui ne se transforme pas en un débat avec des conclusions très générales sur la ou les crises du moment. En clair, cette session du Conseil européen doit devenir « un forum de décision ».
À cette fin, le Haut Représentant de l'UE devra être en mesure de présenter à chaque réunion, sur la base des instruments du SEAE et de la PSDC et des politiques et instruments des commissaires et directions générales de la Commission concernées, des propositions de décisions concrètes ou des options pour prévenir ou répondre à toutes les menaces. Cela implique une supervision par le Haut Représentant, en tant que premier vice-président, du « travail des autres commissaires et des directions générales impliquées dans le domaine de la sécurité ».
Au-delà du travail ordinaire de préparation de ces « paquets politiques » impliquant classiquement le SEAE, la Commission, les représentants permanents et le Conseil des ministres des Affaires étrangères, l'auteur préconise l'instauration de réunions trimestrielles d'un Conseil ‘Jumbo’ réunissant, sous la présidence du Haut Représentant, les ministres des Affaires étrangères, de la Défense et de l'Intérieur, pour assurer une meilleure prise en compte de tous les aspects, tant internes qu'externes, de la sécurité. À quoi pourrait s'ajouter une réunion mensuelle des conseillers nationaux de sécurité (national security advisors).
Le développement de la PSDC a produit une multiplication des missions et opérations. Avec un saupoudrage de moyens limités et une efficacité très relative. Au premier semestre 2024, on dénombrait ainsi pas moins de 24 missions et opérations impliquant au total 3 500 militaires et 1 300 civils déployés. Des opérations et missions « trop nombreuses et trop petites », juge Jan Joel Andersson. L’auteur préconise de gagner en efficacité en concentrant l'effort sur le voisinage (l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, l’Arménie, les Balkans, la Méditerranée) et la sécurité maritime (golfe de Guinée, ouest de l'océan Indien et mer Rouge). Avec un effort supplémentaire à envisager en termes de « présence navale européenne plus permanente » dans le détroit de Malacca et en mer de Chine méridionale.
Giuseppe Spatafora préconise de transférer les formations de la mission EUMAM en Ukraine. Elles y seront plus efficaces, parce que mieux adaptées aux besoins ukrainiens, et résoudront les problèmes logistiques de déplacement à travers l'Europe, avec la possibilité de former davantage de recrues. Une idée en partie soutenue par certains États membres, mais qui s'est heurtée à une fin de non-recevoir lors de la dernière informelle des ministres de la Défense. À défaut d'un transfert complet, Giuseppe Spatafora estime que des coalitions d'États plus volontaires devraient pouvoir engager ce travail de formation sur le sol ukrainien.
Dans sa forme actuelle, la politique de voisinage est « obsolète » et inefficace du fait d'une approche « one-size-fits-all », qu'il convient de corriger pour tenir compte des besoins et aspirations des pays du sud de la Méditerranée. Faute de quoi, le rôle déjà diminué de l'UE pourrait encore s'affaiblir, la Russie, la Chine et la Turquie, mais aussi le Qatar, l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ayant gagné en influence dans la région, explique Dalia Ghanem. En préconisant le développement par l'UE de relations bilatérales plus spécifiques avec chaque pays. Même constat à l'est de l'Union, où il s'agit, selon Ondrej Ditrych, de profiter du sommet prévu l'an prochain pour revoir le Partenariat oriental en proposant une intégration plus étroite, à la fois politique, économique et sociétale, plutôt que de simples coopérations.
Préparer l'élargissement par une intégration graduelle. Telle est l'idée défendue par Bojana Zorić, qui vise en particulier l'Albanie, le Monténégro et la Macédoine du Nord. Soulignant que ces trois pays investissent autant ou plus dans la défense que 14 États membres de l'UE (en pourcentage du PIB), elle suggère de leur offrir un rôle d'observateur (participation sans droit de vote) au sein du Conseil des Affaires étrangères.
L'évolution géopolitique mondiale et les aspirations des pays émergents (le Brésil, la Chine, l’Inde, l’Indonésie, l’Arabie saoudite, l’Afrique du Sud et la Turquie) devraient conduire la Commission à créer une nouvelle direction générale « Rising » avec un commissaire dédié, estime Amaia Sanchez-Cacicedo.
L'Union doit abandonner définitivement ses illusions concernant la Chine et la nature des partenariats que cette dernière développe, en particulier avec la Russie ou encore l'Iran, et en tirer les conséquences en étant plus ferme. Alice Ekman estime que cela passe par le maintien de la pression concernant les exportations chinoises de biens à double usage qui contribuent à l'effort de guerre russe en Ukraine, mais aussi par l'adoption et la mise en œuvre de sanctions supplémentaires visant les entités chinoises, même si, là encore, il ne faut pas se faire trop d'illusions sur les effets de ces sanctions.
Plus de 75% des semi-conducteurs sont produits à Taïwan, en Corée du Sud, en Chine et au Japon, et tout conflit dans la région, blocus ou invasion de Taïwan aurait un impact grave pour l'UE, souligne Joris Teer. À titre préventif, l'auteur préconise notamment de (1) développer un plan d'action pour renforcer l'appui de l'UE à la dissuasion conduite par les États-Unis dans la région ; (2) identifier en amont les dépendances chinoises à l'égard de produits et services issus de l'UE afin de pouvoir rapidement exercer des pressions, si nécessaire ; (3) préparer à cette fin des paquets de sanctions détaillés, avec différents niveaux d'ambition. (OJ)
Steven Everts et Bojana Zoric (sous la direction de). Ten Ideas for the New Team – How the EU can navigate a power political world. EUISS. Cahier de Chaillot n°185, septembre 2024. ISBN : 978-9-2946-2353-9. 58 pages. Le cahier peut être téléchargé gratuitement sur le site de l’institut : https://aeur.eu/f/dlr