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Bulletin Quotidien Europe N° 13448

9 juillet 2024
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N° 110

Les valeurs de l’Europe

Issu de conférences prononcées au Collège de France, cet essai est particulièrement dense, mais non moins passionnant. En s’inspirant de Hannah Arendt, la professeure de théorie politique à l’Université Libre de Bruxelles Justine Lacroix part à la poursuite des valeurs européennes. Naviguant entre théorie et pratique, histoire des idées et réalités contemporaines, elle nous en fait revisiter le sens et mieux percevoir les enjeux démocratiques.

« Introduites dans le préambule de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne en 2000, les ‘valeurs’ font partie des traités européens depuis 2009, là où les textes antérieurs ne mentionnaient que des ‘principes’ », nous rappelle l’auteur, avant d’ajouter : « L’invocation des ‘valeurs européennes’ semble désormais avoir remplacé celle de l’identité européenne (qui avait dominé dans les années 1980-2000) comme le principal pilier de légitimation de l’ensemble européen. C’est ainsi que la protection ‘(de) nos citoyens et de (nos) valeurs’ figure dans les priorités de la Commission pour la période 2019-2024 sous le label de la ‘Promotion de notre mode de vie européen’, ce qui peut surprendre s’agissant de principes tels que la dignité, la liberté ou l’égalité supposés avoir une portée universelle ».

Elle rappelle aussi que « les libertés proclamées à la fin du 18e siècle sont des principes ‘générateurs de la démocratie’, car seules la confrontation publique des idées et la possibilité de contester le pouvoir permettent d’éviter que ceux qui ont été élus ne se substituent entièrement aux représentés en oubliant qu’ils ne sont pas le peuple – ou, dit autrement, que ceux qui exercent l’autorité publique ne puissent prétendre s’approprier la souveraineté du peuple ». Et de poursuivre : « La logique du principe de représentation – qui implique une fonction encadrée par la loi et délimitée dans le temps – est précisément d’interdire toute forme d’identification entre un peuple toujours insaisissable et des dirigeants élus. Dans la démocratie moderne, la souveraineté populaire n’est pas une substance, mais une puissance que nul ne peut affirmer posséder ou incarner ». Et cela vaut pour le Rassemblement national en France, comme pour tous ceux qui prétendent distinguer et représenter un « peuple de gauche » ou incarner, à la façon de Viktor Orbán, « une volonté populaire supposée homogène contre les contraintes imposées par le droit » européen.

« Davantage qu’à une dissociation entre les composantes libérales et les composantes démocratiques de nos régimes politiques, c’est plutôt à un recul simultané du libéralisme et de la démocratie que nous assistons aujourd’hui en plusieurs points de l’Union européenne, où les atteintes apportées à l’État de droit ne se séparent pas des coups donnés aux conditions de formation de la volonté démocratique, que ce soit en termes de capacité de critiquer ou de délibérer. Ce double recul prend des formes très diverses – qu’il s’agisse de l’autocratie électorale hongroise ou des coups portés au droit d’asile, au droit à la sûreté (dont l’auteur nous rappelle qu’il recouvre en premier lieu la protection contre l’arbitraire) ou aux pouvoirs des parlements dans les démocraties où la liberté d’expression des citoyens est par ailleurs préservée », observe Justine Lacroix, qui, très étonnamment, ne mentionne jamais l’importance cruciale de la liberté de la presse, de son indépendance et de son pluralisme et de l’accès à l’information, conditions essentielles de l’exercice du choix et du contrôle démocratique.

« La vision d’un système européen monolithique qui serait tout entier dominé par le logiciel néolibéral depuis ses origines ne résiste guère à l’analyse historique », estime l’auteur. « Il a bien sûr existé (et il existe toujours) des forces méfiantes vis-à-vis de la souveraineté populaire parmi les architectes et artisans de la construction européenne, dont certains voyaient l’édification d’un vaste espace de libre circulation comme l’un des plus sûrs moyens de préserver les intérêts du marché des aléas de la démocratie politique et sociale. Cependant, il convient de rappeler que les partisans d’un libéralisme radical ont longtemps été sceptiques envers l’intégration européenne et ont perçu les traités (de la CECA puis de la CEE) comme autant de risques de voir se mettre en place une forme de collectivisme et de dirigisme supranational », écrit l’auteur.

« Les droits humains ne sont-ils que le supplément d’âme d’un capitalisme de plus en plus inégalitaire ? Depuis trois décennies, cet argument s’est imposé dans un contexte de montée des inégalités de revenus et surtout de patrimoine au sein de ses États. Pour nombre d’auteurs, les droits humains, en faisant prévaloir la liberté individuelle sur les principes d’égalité et de solidarité, autoriseraient la destruction de la justice sociale au nom du respect du marché. Loin d’être des foyers de résistance aux nouvelles formes de nationalisme et de souverainisme, ils contribueraient à la dislocation des classes moyennes et populaires, comme en témoigne le déclin d’une logique d’émancipation égalitaire au profit d’une logique de compassion humanitaire. Les droits humains auraient pour seul objet de permettre de soulager les souffrances humaines les plus extrêmes, en nous éloignant de la construction d’un monde commun entre égaux », rappelle Justine Lacroix, en constatant que tout cela contient une part de vérité. Mais, ajoute-t-elle, « les ressources inscrites dans la Charte » des droits fondamentaux peuvent « permettre d’articuler la défense des droits humains à l’exigence d’un monde commun ».

Comme l’a fait remarquer Alain Supiot, la Charte des droits fondamentaux (1) « ouvre la voie à une solidarité active au-delà des frontières de ceux qui sont concernés par la libéralisation des échanges » et (2) « en situant la protection de l’environnement (article 37) ou le droit de la consommation (article 38) sous l’égide de la solidarité, (elle) peut servir de base à des règles bornant la marchandisation des hommes et des choses ». Elle comprend aussi de nouveaux droits fondamentaux tels que le droit à l’information des travailleurs, le droit de négociation et d’actions collectives, le droit d’accès aux services publics. Ce qui fait dire à Justine Lacroix que « le principal obstacle à des avancées sociales tient sans doute moins au fait que l’Union européenne serait vouée à une logique ultralibérale qu’à l’absence de coalition structurée en faveur de l’Europe sociale ». Et elle ajoute : « Loin d’être une communauté homogène unie autour de valeurs supposées consensuelles et spécifiquement ‘européennes’, l’Europe devrait se concevoir comme le lieu d’affrontement civilisé entre différentes conceptions des droits humains. Elle est d’abord un terrain pour des luttes démocratiques sur la signification des principes de liberté et d’égalité, luttes appelées à se dérouler dans des instances législatives, judiciaires et médiatiques. La Charte pourrait alors s’imposer comme une arme efficace pour faire droit à d’autres paradigmes que le marché intérieur dans la construction européenne ». (Olivier Jehin)

Justine Lacroix. Les valeurs de l’Europe, un enjeu démocratique. Éditions du Collège de France. ISBN : 978-2-7226-0650-0. 96 pages. 18,00 €

L’Europe : du marché à la puissance publique ?

Parmi les articles qui constituent cet ouvrage collectif, celui de l’historien Blaise Wilfert (Normale Sup), intitulé « Les biens publics avant la politique, ou l’histoire longue de la société européenne », s’ouvre sur le célèbre discours de Victor Hugo au Congrès des amis de la paix universelle de 1849, régulièrement évoqué « pour rendre compte à la fois des fondements anciens (humanitaires, républicains et religieux) de la construction européenne actuelle, mais aussi, du fait de son irréalisme indécrottable, de ses échecs répétés à advenir sous une forme institutionnelle, à construire vraiment l’Europe ».

En lieu et place des « États-Unis d’Europe » du père Hugo, l’Europe que nous connaissons « n’a pu être établie que patiemment, sans exaltation, autour d’opérations latérales, ponctuelles, techniques, en procédant par des détours, autour d’un cœur vide, sans État, sans ‘souveraineté’, sans dépassement lyrique et géopolitique par le haut et par le centre », souligne l’auteur. Avant de nous rappeler que « Victor Hugo fut aussi un militant actif, avec d’autres membres très proches de sa famille, en faveur de la constitution d’un droit d’auteur international », qui eut plus de succès !

L’intégration européenne n’est pas récente. Elle est « bien plus politique qu’on ne l’a dit », écrit Wilfert, en soulignant que « visant (dans les années 1950) à reconstituer une croissance européenne et une dynamique de croissance dans un continent dévasté par la guerre et par des décennies de politiques impériales anti-libérales, elle a retrouvé des méthodes et des techniques de fonctionnement qui avaient, pour une part, déjà été éprouvées et qui consistaient d’abord à inventer les cadres inter-nationaux de la régulation de dynamiques transnationales extrêmement puissantes ».

Et l’auteur de conclure : « Les démocraties nationales ont profondément profité de la construction européenne, par l’énorme gain de puissance dont leur État a profité, grâce à l’inter-nationalisation renouvelée. Cependant, elles restent, pour une large part, encalminées dans un discours politique ancien, précisément issu de l’Ancien Régime, celui de la souveraineté. Qu’elle soit passée de la souveraineté du monarque à la souveraineté du peuple a tout changé pour leur ordre politique interne, mais a reproduit les limites étroites de ce concept sommaire et caricatural pour l’ordre international, pour les dynamiques transnationales, pour les solutions supra-nationales. La possibilité et la forme d’une res publica européenne démocratique reste problématique, si on persiste à essayer de la penser dans les termes de la souveraineté ».

Dans un autre article, Theresa Neef, Panayiotis Nicolaides, Sofia Balladares, Lucas Chancel, Thomas Piketty et Gabriel Zucman promeuvent la mise en place d’un « registre européen des actifs (ou cadastre fiscal européen), qui permettrait de recenser les propriétaires de l’ensemble des différents actifs, notamment financiers ou immobiliers, détenus en Europe ». Si l’argumentation à la base de l’article vise à garantir une meilleure efficacité des sanctions instaurées par l’Union européenne à l’encontre des oligarques russes, l’objectif poursuivi par la mise en place d’un tel cadastre fiscal européen comprendrait aussi la lutte contre l’évasion et la fraude fiscales ainsi que le blanchiment d’argent. Les auteurs proposent deux options pour y parvenir : (1) mettre en place une task force similaire au groupe de travail de l’Eurogroupe qui a coordonné la mise en place de l’Union bancaire et du Mécanisme européen de stabilité ou (2) utiliser les institutions nationales déjà existantes, en augmentant l’échange automatique et harmonisé d’informations et en assurant la mise en place d’une base de données à l’échelle de l’UE.

En partant du scandale du Qatargate, Lola Avril (University of Eastern Finland) et Antoine Vauchez (université Paris 1) évoquent la lutte contre la corruption. « Au moment où les États et l’Union européenne sont appelés à conduire la conversion écologique de nos sociétés et nos économies et à faire face à une multiplicité de crises, le Qatargate a fait voir la vulnérabilité et l’impréparation des institutions européennes face à la puissante politique de l’influence qui s’est construite à leur périphérie. Ces défis monumentaux imposent aujourd’hui de jeter les bases d’un nouvel ‘art de la séparation’ qui place en son cœur la protection de l’autonomie des espaces de décision et de délibération politiques et garantisse ainsi la pérennité de la démocratie dans l’Union européenne. Parce qu’elle est le laboratoire et la vitrine commune des États membres, mais aussi parce qu’elle a fait de la lutte contre la corruption un des piliers de sa politique d’élargissement, l’Europe a ici une responsabilité particulière », écrivent-ils.

Les auteurs préconisent la création au niveau européen d’un « Observatoire de l’intégrité de la démocratie, permanent et indépendant, et doté (…) d’un large mandat permettant de construire les méthodologies et d’accumuler les connaissances relatives aux menaces systémiques et aux réseaux d’intérêts qui pèsent sur le fonctionnement de la démocratie européenne (portes tournantes, sous-traitance de l’UE à des sociétés de conseil, commande publique européenne, dépenses de lobbying, etc.) ». Rappelant que les politiques de transparence, bien qu’utiles, ne sont pas suffisantes en soi, ils suggèrent l’adoption d’une directive sur « la protection pénale de l’intégrité de la démocratie dans le fonctionnement de l’Union européenne » définissant des infractions nouvelles en matière de (1) corruption active et passive, (2) trafic d’influence actif et passif et (3) conflits d’intérêts. (OJ)

Eric Monnet, Antoine Vauchez (sous la direction de). L’Europe : du marché à la puissance publique ? PUF. La vie des idées. ISBN : 978-2-1308-6802-6. 121 pages. 11,00 €

Zeit eine europäische nukleare Abschreckung

Dans cet article paru avant les élections européennes (et législatives en France) dans le dernier numéro de la publication Paneuropa Deutschland dirigée par l’ancien député européen bavarois (CSU) Berndt Posselt, le général Walter Spindler* milite pour la constitution par l’UE d’une dissuasion conventionnelle et nucléaire. Mais aussi pour le passage à la majorité qualifiée au Conseil (au lieu de l’unanimité) afin d’assurer une prise de décision plus efficace dans le cadre de la mise en œuvre de la ‘Boussole stratégique’.

La dissuasion nucléaire de l’UE qu’il décrit ne doit en aucun cas se substituer à celle offerte par les États-Unis dans le cadre de l’OTAN, mais lui être complémentaire. Elle renforcerait le pilier européen au sein de l’OTAN et serait « dans la perspective de l’union de défense un saut quantique », souligne Walter Spindler, qui l’a fait reposer sur la dissuasion nucléaire française. Il suggère ainsi de reproduire le modèle existant dans le cadre de l’OTAN, avec des armes nucléaires américaines susceptibles d’être utilisées par d’autres alliés, dont l’Allemagne ou encore la Belgique, selon le principe de la double clef, les armées de l’air de ces États recourant pour ce faire à des aéronefs (F-16 puis F-35) d’origine américaine. En répliquant ce modèle, l’autonomie de décision que conserve la France, qui ne participe pas au groupe des plans nucléaires (NPG) à l’OTAN, serait respecté. Et l’actuelle coopération franco-allemande visant à développer un chasseur de nouvelle génération (SCAF), à bord de laquelle Espagne et Belgique souhaitent monter, pourrait déboucher sur un appareil commun pouvant emporter les armes françaises, explique le général, qui évoque, en miroir de l’OTAN, la création d’un EU-NPG et la perspective de réunions conjointes des deux groupes de plans nucléaires. (OJ)

*Aujourd’hui à la retraite, le major général Walter Spindler a été démis en 2017 par Ursula von der Leyen, alors ministre de la Défense, de ses fonctions à la tête du commandement de la formation de l’armée de terre allemande, à la suite de révélations concernant des abus perpétrés dans une caserne. Seul lui était reproché un manque de diligence.

Walter Spindler. Zeit eine europäische nukleare Abschreckung Paneuropa Deutschland. Mai 2024. ISSN : 0932-7592. 35 pages.

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