login
login

Bulletin Quotidien Europe N° 13062

15 novembre 2022
Sommaire Publication complète Par article 39 / 39
Kiosque / Kiosque
N° 071

La gouvernance économique européenne

Cet ouvrage volumineux aurait pu faire craindre quelque aridité à l’instar de trop nombreux manuels de droit ou d’économie. Mais Louise Fromont réussit brillamment à nous rendre intelligibles les évolutions institutionnelles et juridiques qui ont remodelé la gouvernance économique européenne au fil des crises bancaire de 2008 et des dettes souveraines à partir de 2010. Elle y joint une intéressante analyse des conséquences sociales des politiques économiques, en nous rappelant pourquoi et combien la politique sociale reste le parent pauvre d’une Europe centrée sur le marché et la croissance économique.

Comme le soulignent dans leur préface les professeurs Emmanuelle Bribosia (ULB) et Arnaud Van Waeyenberge (HEC-Paris et ULB), « l’auteure met en exergue le décalage créé par la transformation de la gouvernance économique européenne entre les responsabilités nouvellement acquises par l’Union européenne en matière économique et sociale et le contrôle qui peut être exercé sur ces responsabilités au niveau européen. L’Union est ainsi en mesure d’influencer, voire d’imposer certaines politiques (d’inspiration ordo-libérale) aux États membres, sans pour autant qu’un contrôle juridictionnel ou parlementaire adéquat puisse être exercé au niveau européen ou national ». Et d’ajouter : « Au-delà des conséquences pour l’équilibre institutionnel au sein de l’Union, ce décalage a des conséquences très concrètes pour les citoyens européens. En effet, alors que la gouvernance économique implique une série de choix de nature politique, cette recherche souligne que les citoyens européens ne peuvent pas influencer ces choix dans la mesure où la nouvelle gouvernance permet de neutraliser les préférences électorales exprimées au niveau national. Cette dynamique, qui a largement ignoré la protection des droits fondamentaux des citoyens, a engendré une détresse économique et sociale sans précédent dans l’histoire de la construction européenne ».

« Au sein de la gouvernance économique européenne, les légitimités judiciaire et démocratique, respectivement institutionnalisées par la Cour de justice et le Parlement européen, n’ont jamais joui du même poids que les légitimités intergouvernementale et intégrative. L’idée est, en effet, qu’un contrôle démocratique et juridictionnel doit être réalisé au niveau de responsabilité approprié. La marginalisation de la Cour de justice et du Parlement européen n’était dès lors pas problématique tant que les États membres demeuraient en charge des politiques économiques et sociales, qu’ils étaient uniquement appelés à coordonner au sein du Conseil », écrit Louise Fromont. Et de poursuivre : « Cependant, la crise des dettes souveraines a favorisé un renforcement des responsabilités des institutions et organes en charge du pouvoir exécutif au sein de la gouvernance économique. Ceux-ci sont désormais capables d’encadrer et d’orienter les politiques nationales en matière économique et sociale à un degré jusque-là inégalé, voire, en cas d’assistance financière, d’imposer des programmes de réforme et de consolidation budgétaire spécifiques. Toutefois, cette évolution ne s’est pas accompagnée de la mise en place d’un contrôle adéquat au niveau de l’Union. D’une part, la Cour de justice a dû se prononcer dans un contexte d’urgence économique et sur des compromis politiques obtenus difficilement, de sorte qu’elle s’est montrée accommodante par rapport aux reconfigurations institutionnelles introduites durant la crise des dettes souveraines (…). D’autre part, les parlements nationaux ont vu leurs responsabilités en matière budgétaire, économique et sociale davantage encadrées et dictées par l’Union européenne sans que pour autant le renforcement du pouvoir exécutif au sein de l’Union ne s’accompagne d’un accroissement significatif des prérogatives du Parlement européen ». La nouvelle gouvernance économique, qui repose essentiellement sur des décisions de l’Eurogroupe et du Conseil européen, constitue dès lors « une menace pour l’équilibre institutionnel de l’UEM et, partant, pour l’Union de droit », estime l’auteur.

À partir des cas de la Grèce, du Portugal et de l’Italie, Louise Fromont analyse ensuite les effets de la politique d’austérité et des mesures d’ajustement macroéconomique sur les droits sociaux fondamentaux, et en particulier sur les salaires, les pensions, les systèmes de santé et l’accès aux soins. Elle souligne qu’en dépit d’éléments de langage utilisés dans les décisions d’assistance financière, « les incidences des réformes sur le plan social n’ont été envisagées qu’à un niveau global, sans qu’elles ne forment des contraintes qui pèseraient sur la Troïka et les États membres bénéficiaires de ces programmes ». « Les négociateurs n’ont pas véritablement eu égard aux droits fondamentaux pour orienter le contenu des programmes, mais ont essentiellement été animés par des préoccupations liées à la rentabilité et la soutenabilité à long terme, au détriment de considérations relatives à l’équité, l’accessibilité et la qualité des services publics », souligne Fromont, avant d’ajouter : « Cette surdité relative des institutions européennes à la détresse sociale qui a frappé les États en difficulté financière était d’autant plus problématique que les institutions de l’Union sont censées tenir compte, conformément à l’article 9 TFUE, ‘dans la définition et la mise en œuvre des politiques et actions’ de l’Union des exigences ‘liées à la promotion d’un niveau d’emploi élevé, à la garantie d’une protection sociale adéquate, à la lutte contre l’exclusion sociale ainsi qu’à un niveau élevé d’éducation, de formation et de protection de la santé humaine’ ».

Tout en reconnaissant que le socle européen des droits sociaux « constitue la réponse la plus visible et la plus symbolique de la Commission européenne aux préoccupations des citoyens » et que ses objectifs sont pour le moins ambitieux (bien-être, développement durable, croissance économique équilibrée, stabilité des prix, etc.), Fromont rappelle qu’il n’a pas de valeur juridique contraignante et « que, contrairement à la promotion du socle réalisé par la Commission lors de son adoption, celui-ci n’a pas vocation à conférer de nouveaux droits sociaux aux citoyens européens ».

Analysant le rôle et la jurisprudence de la Cour de justice, Louise Fromont observe que « la mise en balance effectuée par (cette dernière) entre l’objectif de stabilité financière et les droits fondamentaux est telle qu’il est peu probable qu’une violation d’un droit fondamental soit un jour reconnue ». « La stabilité financière, en tant qu’objectif supérieur, semble pouvoir justifier n’importe quelle atteinte. La jurisprudence de la Cour de justice a pour effet d’accentuer le déséquilibre qui affecte la protection des droits des particuliers face aux mesures ou instruments économiques », écrit-elle, avant d’ajouter : « À cet égard, si la Cour de justice peut trouver un certain appui dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, elle gagnerait à se référer également à la jurisprudence du comité européen des droits sociaux (organe du Conseil de l’Europe chargé de la mise en œuvre de la Charte sociale européenne : Ndr). Cette dernière lui fournirait les outils nécessaires à une meilleure prise en compte des droits sociaux dans l’examen de la proportionnalité des mesures anti-crise ».

L’ouvrage s’achève sur une série de propositions visant à simplifier la gouvernance, en renforcer la dimension sociale et à mettre en place un cadre de gouvernance propre à la zone euro. Concernant la zone euro, cela comprend en particulier la création d’une assemblée parlementaire spécifique - ou une commission du Parlement européen restreinte aux seuls députés de la zone euro – chargée notamment du contrôle de l’Eurogroupe, de l’approbation d’éventuels programmes d’ajustement macroéconomique et du vote d’un budget propre à la zone euro. (Olivier Jehin)

Louise Fromont. La gouvernance économique européenne – Les conséquences constitutionnelles d’une décennie de crises. Bruylant. ISBN : 978-2-8027-7088-6. 738 pages. 145,00 €

Les nouvelles formes de guerre

Ce petit ouvrage reprend différentes contributions issues de la plateforme francophone d’analyse des questions internationales de sécurité et de défense, mais aussi de politique étrangère : LeRubicon.org, qui repose sur une initiative portée par le Réseau d’analyse stratégique (RAS) canadien, l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) et le Centre Thucydide de l’Université Paris Panthéon-Assas.

On y trouve notamment un intéressant article d’Olivier Schmitt, professeur de relations internationales au Center for War Studies et chef du département des études et de la recherche à l’IHEDN, sur le facteur temporel dans les questions stratégiques. L’auteur y souligne notamment l’importance prise par la vitesse dans la réflexion tactique et opérationnelle. Il rappelle à cet égard les propos du général Jim Mattis sur l’invasion de l’Irak en 2003 : « Nous savions que le centre de gravité était la vitesse (…) La vitesse signifie le succès ». « Cette théorie de la victoire militaire centrée sur la vitesse s’est pourtant heurtée dès le milieu des années 2000 à la réalité du contexte opérationnel des conflits en Irak et en Afghanistan, forçant les organisations militaires à des adaptations tactiques et doctrinales incomplètes et difficiles », observe Schmitt, qui souligne que « des forces armées dont la théorie de la victoire était fondée sur la vitesse des opérations ont été employées comme des forces de police internationales devant gérer des risques permanents, créant ainsi un conflit de temporalités, illustration de la crise de la stratégie de l’après-guerre froide ». « Cette ‘ivresse de la vitesse’ est néanmoins toujours centrale comme théorie de la victoire, comme le montre par exemple le développement doctrinal autour des ‘opérations multidomaines’ (qui intègrent informationnel, cyber et spatial : Ndr). De même, l’invasion russe de l’Ukraine semble avoir été initialement pensée comme une manœuvre de décapitation rapide aboutissant à la chute de Kiev, ce qui illustre le fait que ‘l’ivresse de la vitesse’ n’est pas limitée aux pays occidentaux », écrit Olivier Schmitt, avant d’évoquer des développements contemporains du champ de bataille qui risquent de remettre en cause le primat de la vitesse. Il note ainsi qu’au niveau stratégique, « les opérations de guerre de l’information et, plus généralement, les opérations dites ‘hybrides’, visent à ralentir, voire paralyser les capacités de décision de différentes manières ». Au niveau opératif, les actions peuvent également être ralenties, notamment par des stratégies de déni d’accès. En revanche, au niveau tactique, des mobilisations rapides demeurent toujours utiles « pour créer des faits accomplis » et « la maturité et la diffusion des moyens de frappes de précision à longue portée contribuent certainement à l’accélération du tempo tactique ». Pour l’auteur, « l’enjeu est donc de refonder une réflexion opérative qui ne réduise pas la manœuvre à la vitesse, mais qui prenne en compte la diversité de l’accélération ou la décélération des opérations en fonction de leur nature et du niveau où elles se déploient ».

Le colonel David Pappalardo (DGRIS) souligne que « la notion de guerre cognitive a le vent en poupe dans la réflexion stratégique », y compris au sein de l’OTAN. « Relevant d’une approche multidisciplinaire combinant sciences sociales et nouvelles technologies, la guerre cognitive vise à altérer directement les mécanismes de compréhension du monde réel et de prise de décision pour déstabiliser ou paralyser un adversaire », rappelle l’auteur, avant d’expliquer : « Si la compétition dans les champs informationnel et cognitif n’est pas nouvelle, la révolution numérique et les mutations sociales de la guerre viennent l’exacerber, lui conférant une nouvelle envergure et une plus grande magnitude. Tout d’abord, les nouvelles technologies permettent de cibler un plus grand nombre de cerveaux, au-delà des seuls décideurs politiques et militaires. La circulation rapide et incessante d’informations offre en outre une prime de viralité au spectaculaire au détriment de l’empirique : ‘la vérité cède (ainsi) le pas à la vraisemblance, le réflexe à la réflexion’. La conjonction de ces deux tendances favorise une balkanisation du réel, susceptible d’être exploitée par un compétiteur malveillant en vue d’obtenir un levier indirect sur les décisions nationales par une manipulation à grande échelle ». Dans ce contexte, le colonel Pappalardo identifie trois lignes d’effort : (1) se prémunir contre ses propres certitudes, individuelles et collectives (ce qui passe par l’identification des biais cognitifs qui préconditionnent les schémas mentaux, mais aussi par la nécessité de « s’émanciper de l’utopie d’une vision parfaite du champ de bataille qui serait rendue possible par la seule technologie ») ; (2) la défense contre les agressions informationnelles permanentes et l’exploitation opportuniste par un adversaire de nos biais cognitifs ; pour l’auteur, cela suppose « une approche globale multimilieux, multichamps et interministérielle, faisant la promotion d’une meilleure intégration entre les domaines cyber et les champs informationnels » ; sur le plan militaire, « les architectures C2 (commandement et contrôle : Ndr) doivent demeurer résilientes, c’est-à-dire pouvoir tirer parti des nouvelles technologies tout en limitant au maximum les dépendances et la dégradation des expertises humaines », écrit Pappalardo, avant d’ajouter : « La cyber sécurisation des réseaux et des contenus est à cette aune essentielle » ; (3) « la guerre offensive dans le champ cognitif constitue le troisième axe d’effort, même s’il soulève des questions éthiques qui ne doivent ni être éludées ni paralyser l’action dans ce champ ». Si la guerre cognitive n’est pas une révolution en soi, elle a pour effet de « réhabiliter la ruse et la surprise dans la stratégie par une opacification préalable de la cognition de l’adversaire (simulation, dissimulation, intoxication) », souligne l’auteur, qui en conclut que « l’organisation du C2 devra évoluer pour favoriser une meilleure intégration des effets dans tous les milieux (terre, air, mer, extra-atmosphérique) et tous les champs (cyber et informationnel) ».

« Alors que les échanges économiques et culturels stagnent depuis le sommet de Sotchi d’octobre 2019, le réengagement de la Russie en Afrique subsaharienne connaît sa véritable concrétisation dans la progression soutenue du groupe Wagner. Celle-ci est rendue possible par l’instabilité politique régionale et l’indétermination de la France quant à son engagement au Sahel », estiment les chercheurs Maxime Audinet (IRSEM) et Colin Gérard (Institut français de géopolitique), qui analysent dans leur article l’une des dimensions les moins connues de l’expansion non officielle de la Russie en Afrique, celle des sources et contenus de la « galaxie Prigogine », du nom du patron du groupe Wagner, Evgueni Prigogine, également actif dans le domaine des médias (avec le contrôle de 11 médias et un réseau de 130 médias partenaires). « Ce dispositif fabrique des récits offensifs et cohérents, parfois très éloignés de la réalité, mais prompts à légitimer l’agenda russe, soutenir ses alliés locaux de circonstance et discréditer ses compétiteurs stratégiques », soulignent les auteurs, avant d’ajouter : « La réactualisation de la mémoire du soutien soviétique aux mouvements d’indépendance africains contre l’impérialisme occidental, et son articulation aux discours panafricains, souverainistes et anti-néocoloniaux africains contemporains (comme ceux du Premier ministre Choguel Maïga au Mali) en sont les traits les plus significatifs ». S’y ajoutent des opérations de désinformation, à l’instar de l’accusation de « crime contre le peuple malien » lancée à l’encontre de l’armée française par un faux compte Twitter (@diadiarra6) le 20 avril 2022, suivie le lendemain par la diffusion d’une vidéo de charnier à Gossi. En réponse, les autorités françaises avaient décidé, dès le 22 avril, de transmettre, pour la première fois, aux médias français présents en Afrique (France 24 et TV5 Monde) des images aériennes déclassifiées montrant un groupe d’individus enterrer des corps et d’attribuer une « attaque informationnelle » aux acteurs russes, rappellent Audinet et Gérard. (OJ)

Julian Fernandez, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer et Justin Massie (sous la direction de). Les nouvelles formes de guerre. Le Rubicon. Équateurs. ISBN : 978-2-3828-4396-3. 143 pages. 12,00 €

Sommaire

Invasion Russe de l'Ukraine
ACTION EXTÉRIEURE
POLITIQUES SECTORIELLES
INSTITUTIONNEL
DROITS FONDAMENTAUX - SOCIÉTÉ
ÉCONOMIE - FINANCES - ENTREPRISES
RÉPONSE EUROPÉENNE À LA COVID-19
BRÈVES
Kiosque