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Bulletin Quotidien Europe N° 12948

10 mai 2022
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N° 059

La démocratie communautaire

 

À la fois bien écrit, ce qui de nos jours mérite d’être signalé, et éclairant sur la genèse intellectuelle d’une Communauté devenue Union européenne, l’ouvrage de la chercheuse en théorie politique à l’Université de Francfort Aliénor Ballangé nous entraîne à la découverte d’une démocratie européenne imparfaite et controversée en nous donnant incidemment des clefs pour la repenser.

 

« À la naissance du projet communautaire, trois grands courants idéologiques s’affrontent dans leur vision du ’bon gouvernement’ de l’Europe. Que l’on se réfère aux planistes, aux fédéralistes ou aux ordolibéraux, tous ont élaboré une définition singulière de la démocratie : communaliste pour les uns, populaire pour les autres, ‘de marché’ pour les troisièmes. Alors que la généalogie ordolibérale semble stabiliser son hégémonie dans les années 1980, les influences planistes-communalistes et fédéralistes-populaires continuent de nourrir l’image que la démocratie communautaire se renvoie d’elle-même. De sorte que l’intégration communautaire se trouve bientôt polarisée entre un processus de démocratisation sur lequel il n’est plus possible de revenir et une technicisation accrue des affaires communes qui rend impossible tout partage de souveraineté entre les élites et le(s) peuple(s) », écrit l’auteur qui poursuit : « De cette synthèse impossible émerge, en partie, la crise politique qui agite l’UE depuis une dizaine d’années : les uns revendiquant un renforcement de la démocratie par le peuple, les autres approfondissant un modèle supposé bénéfique pour le plus grand nombre. Or, cette tension – qui fait à la fois la richesse et la complexité de la démocratie communautaire – ne se comprend qu’à l’aune de l’analyse des discours concurrentiels qui ont sédimenté le modèle politique actuel ». Aussi, plutôt que de donner une définition stable de la démocratie communautaire, l’ouvrage s’intéresse à « la manière dont les discours contribuent à construire l’image du peuple européen et du rôle qu’il est susceptible d’assumer dans la construction européenne ».

 

L’ouvrage se concentre sur le premier âge de l’intégration européenne, engagée sans peuple constituant, en partant des années 1930 – époque à laquelle une Europe politique commence à émerger « sur les ruines d’une Europe culturelle et philosophique » - pour s’achever à la fin des années 1970, « alors que les premières élections au Parlement européen concrétisent la constitution d’un peuple d’électeurs européens ». Dans les traumatismes des deux guerres mondiales, « une nébuleuse d’intellectuels aux profils, aux discours et aux idéologies parfois antagonistes se condense autour d’une intuition partagée : celle de la nécessité de reconstruire du lien entre des hommes et des peuples divisés par plusieurs décennies de guerre », rappelle Ballangé, qui ajoute : « Il s’agit alors de penser les conditions de possibilité d’une démocratie communautaire fondée sur les droits de la personne plutôt que sur le pouvoir de la masse, sur l’impartialité des institutions plutôt que sur le manichéisme des partis, sur la rationalité de l’économie plutôt que sur la versatilité des hommes politiques. Dans ce contexte, la révolution européenne apparaît bientôt comme l’occasion de destituer une forme de démocratie obsolète – nationale, libérale, bourgeoise – pour permettre à une autre forme de démocratie de se constituer sur des bases radicalement nouvelles. À l’instabilité de l’électorat se substituerait la compétence des spécialistes, à la corruption des représentants se substitueraient la neutralité et l’objectivité d’organes indépendants, à l’atomisation des masses se substituerait la constitution d’un ‘nous’ englobant et pacifié ».

 

« Pour autant, cette forme de démocratie ‘non partisane’ n’est pas dénuée de paradoxes : décidée d’‘en haut’ par des élites académiques, intellectuelles et technicienne, la révolution communautaire se fait en grande partie dans le secret des peuples, quand bien même ceux-ci sont ouvertement appelés à se mobiliser en faveur du projet européen dans certains discours fédéralistes », observe l’auteur, qui souligne que « pour la plupart des européistes de l’époque, le peuple fait partie du problème de la démocratie : émotif, versatile, crédule et aisément manipulable (et c’était longtemps avant l’Internet, les réseaux sociaux et les fake news : Ndr.), le peuple ne disposerait ni de la clairvoyance, ni de la rationalité lui permettant de déterminer ce qui est bon ou mauvais pour lui ».

 

Mais de quel peuple parle-t-on au juste ? « Absent, introuvable, aporétique, le ‘peuple européen’ est la figure absente la plus paradoxalement présente de la littérature européenne. Née avec l’intégration du continent, cette figure semble même gagner en visibilité à mesure que son objet se creuse, s’évide et se dérobe. Au point que le spectre du ‘peuple européen’ serait en même temps l’éternel ‘revenant’ de l’unification communautaire », écrit l’auteur qui analyse longuement les différents discours sur « le peuple européen ». En quoi ce concept rejoint-il ou diffère-t-il de la communauté de citoyens européens auxquels des droits spécifiques sont attachés, dans leurs qualités de travailleurs ou surtout de consommateurs, au détriment d’une identité sociale, culturelle et politique ? Peut-on continuer à se passer d’une identité commune ?

 

« En décidant de répondre au ‘déficit démocratique’ de l’UE par une réforme de la gouvernance, la Commission entend rationaliser la démocratie de manière à augmenter la satisfaction des citoyens », constate l’auteur, non sans rappeler qu’« en privilégiant la qualité et l’efficacité des procédures à la volonté de ‘n’importe qui’ d’intervenir sur le processus décisionnel – fût-ce au détriment d’une ‘bonne’ gestion publique -, la gouvernance vide la démocratie de son contenu polémique et n’en conserve que le principe d’un droit égal à jouir des retombées positives qu’un système correctement administré produit ». Or, ce raisonnement est, à mon sens, doublement fautif : d’une part, la bonne gestion publique ne peut jamais garantir un tel droit, dans la mesure où de nombreuses mesures sont sectorielles, où des mesures produisant des retombées positives peuvent avoir dans le même temps des conséquences négatives, et surtout dans la mesure où l’existence d’un droit égal ne peut jamais assurer par lui-même un accès égal à ce droit (les inégalités en sont un témoignage frappant) ; d’autre part, la gouvernance, fût-elle bonne et impartiale, ne peut pas être une réponse au déficit démocratique qui renvoie, à juste titre, au sentiment de n’avoir aucune prise sur les orientations et les décisions. La construction européenne est encore jeune, mais sa démocratisation devient urgente, afin qu’un sentiment réel d’appartenance puisse naître, afin que plus personne ne cède à la tentation de chercher à « reprendre le contrôle ». (Olivier Jehin)

 

Aliénor Ballangé. La démocratie communautaire – Généalogie critique de l’Union européenne. Éditions de la Sorbonne. ISBN : 979-1-0351-0676-8. 245 pages. 25,00 €

 

The Age of Unpeace

 

« Nous sommes peut-être à l’aube d’une nouvelle pandémie silencieuse. Comme la Covid-19, elle se propage à travers la planète, progressant de façon exponentielle, exploitant les failles de notre monde en réseau et mutant constamment pour échapper à nos défenses. Mais, à la différence du virus qui confronte toute l’humanité à une maladie, cette nouvelle pandémie est délibérément transmise d’humain à humain. Ce n’est pas un agent biologique, mais un ensemble de comportements toxiques qui se multiplient comme un virus. Les connexions entre les peuples et les pays deviennent des armes », écrit d’emblée le Britannique Mark Leonard, cofondateur du think tank « European Council on Foreign Relations » dans cet essai passionnant sur les dangers de notre monde hyperconnecté.

 

« Il s’agit d’un petit livre avec une idée simple : les connexions qui cousent le monde ensemble le divisent aussi. Dans un monde où la guerre entre puissances nucléaires est trop dangereuse même à contempler, les pays dirigent des conflits en manipulant les choses qui les lient ensemble. La politique des grandes puissances est devenue comme un mariage sans amour dans lequel les partenaires ne peuvent plus se supporter, mais sont incapables de divorcer. Et comme pour les couples malheureux, ce sont les choses que nous avons partagées dans les bonnes années qui deviennent les moyens de faire souffrir pendant les mauvaises. Dans un mariage qui s’effondre, les partenaires vindicatifs utilisent les enfants, le chien et la maison de vacances pour se blesser l’un l’autre. En géopolitique, c’est le commerce, la finance, les mouvements de personnes, les pandémies, le changement climatique et surtout Internet qui sont transformés en armes. Et (…) c’est la connectivité elle-même qui donne aux gens l’opportunité de se battre, les raisons de concourir et l’arsenal à déployer », explique Leonard, qui ajoute que « durant les deux dernières décennies, moins de 70 000 personnes ont été tuées en moyenne chaque année dans des conflits militaires (il se base sur les données du centre de recherche sur les conflits d’Uppsala : Ndr) alors que des millions ont souffert des guerres de connectivité ».

 

« La globalisation nous a littéralement liés : 64 millions de km d’autoroutes ; 2 millions de km de pipelines ; 1,2 million de km de voies ferrées ; 750 000 km de câbles Internet sous-marins. Par contraste, il n’y a que 250 000 km de frontières internationales qui nous séparent. Vingt ans en arrière, il n’y avait que 16 millions de personnes connectées, mais c’est désormais la moitié de l’humanité (et en 2022, la population connectée pourrait atteindre 6 milliards). Chaque jour, près de 1,5 milliard de personnes se connectent à Facebook et 500 millions de tweets sont postés sur Twitter », rappelle l’auteur pour souligner l’ampleur d’un phénomène qui, en l’absence de régulation suffisante, offre un champ de bataille illimité à tous ceux qui sont susceptibles de s’en servir contre des États comme contre des personnes morales ou physiques.

 

Dans un chapitre consacré à « l’homme connecté », Leonard montre comment Internet favorise le développement de micro-communautés, la ségrégation et l’auto-ségrégation des individus, la polarisation et la fragmentation de la société. Il souligne également que les médias sociaux favorisent la désinhibition des individus et la promotion de discours et de comportement autrefois auto-réprimés. L’auteur évoque aussi les dangers que comporte l’intelligence artificielle, en particulier lorsqu’elle échappe à un contrôle humain direct, du fait de la déconnexion entre intelligence et conscience morale. Quel que soit le procédé d’apprentissage, le robot n’est pas en mesure d’évaluer les conséquences de ses actes ou de prendre en compte des effets collatéraux lors de sa prise de décision.

 

« Dans le monde des affaires, Amazon, Facebook, Uber et Airbnb ont perturbé les hiérarchies traditionnelles, y compris les détaillants, les journaux, les chaînes d’hôtels et les compagnies de taxis. Ils ont donné du pouvoir à des centaines de millions de gens, mais en même temps, ils ont concentré énormément de pouvoirs dans leurs plateformes. La même chose s’est produite en politique, où des systèmes à parti unique comme le Parti communiste chinois et le Kremlin de Poutine ont été renforcés plutôt qu’affaiblis par Internet. Dans des systèmes connectés, le pouvoir se caractérise à la fois par une profonde concentration et une distribution massive. (…) La globalisation ne conduit pas à un monde plat, mais plutôt à une nouvelle topographie du pouvoir. Certains pays sont plus connectés que d’autres et peuvent utiliser ces connexions pour renforcer leur pouvoir et leur prestige, et même en faire des armes », écrit l’auteur, qui identifie sept stratégies déjà mises en œuvre par les « guerriers de la connectivité les plus forts » : (1) la centralité : se mettre dans une situation où les autres sont dépendants de vous afin de leur dicter vos conditions ; c’est notamment ce que la Russie a tenté de réaliser avec les marchés de l’énergie ; (2) le contrôle d’accès : utilisé notamment par les États-Unis pour exclure l’Iran du système financier international ; (3) la collecte de données ; (4) la subversion, avec notamment les campagnes de désinformation russes ; (5) l’infiltration, jeu favori de la Turquie par le recours aux minorités turques en Europe et de la Chine avec ses colons en Afrique ; (6) la fixation des normes (noms de domaine sur Internet pour les États-Unis, RGDP pour l’UE) ; (7) la quête d’indépendance, qui relève plus de la défensive, à l’exemple de ce que cherche à faire actuellement la Chine pour les semiconducteurs et les puces.

 

Face à l’insécurité générée par le développement des connexions, Leonard préconise un traitement en cinq étapes. Les politiques doivent d’abord prendre conscience de la situation et des effets ressentis par les populations et en tenir compte. Il s’agit ensuite de fixer, en politique interne, des limites claires, à l’intelligence artificielle comme au multiculturalisme, par exemple. Au niveau international aussi, les États doivent, pour rendre la connectivité sûre, s’accorder sur des règles minimales de comportement, similaires à celles mises en place après l’invention de l’aviation et de la bombe atomique. Mais « s’il est juste de reconnaître les vulnérabilités des démocraties occidentales aux manipulations d’États comme la Russie ou la Chine, je pense que le plus gros défi à l’ordre libéral vient de l’intérieur de nos sociétés divisées », écrit l’auteur, qui ajoute : « Le défi générationnel pour les dirigeants internationalistes est de réformer leurs systèmes nationaux d’éducation, de santé, de protection sociale (…) et leurs politiques industrielles pour produire de la richesse et la distribuer équitablement (…) ». Soulignant aussi que l’époque de troubles dans laquelle nous sommes entrés diffère grandement de la Guerre froide, dans la mesure où les effets de la connectivité se ressentent dans la vie quotidienne de nos contemporains, Léonard appelle enfin les dirigeants politiques à rechercher davantage l’assentiment des gens aux politiques mises en œuvre. (OJ)

 

Mark Leonard. The Age of Unpeace – How Connectivity Causes Conflict. Bantam Press. ISBN : 978-1-7876-3466-4. 230 pages. 18,00 €

 

Diplomacy and Artificial Intelligence

 

Volker Stanzel et Daniel Voelsen. Diplomacy and Artificial Intelligence – Reflections on Practical Assistance for Diplomatic Negociations. Stiftung Wissenschaft und Politik (SWP). 20 janvier 2022. ISSN : 2747-5123. L’étude peut être téléchargée gratuitement, en anglais ou allemand, sur le site de l’institut : http://www.swp-berlin.org

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