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Bulletin Quotidien Europe N° 12926

6 avril 2022
POLITIQUES SECTORIELLES / Interview climat
« Beaucoup de politiques n’ont pas encore réalisé l’ampleur du virage nécessaire, si on veut atteindre les objectifs de l’Accord de Paris », estime François Gemenne
Bruxelles, 05/04/2022 (Agence Europe)

Spécialiste des questions de géopolitique de l’environnement et directeur de l’Observatoire Hugo, dédié aux migrations environnementales, François Gemenne figure parmi les principaux auteurs du deuxième volet du sixième rapport d’évaluation du ‘Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat’ (GIEC). Lors d’un entretien accordé à EUROPE, lundi 4 avril, ce politologue belge, très engagé dans le débat public français (il réside en France), est revenu sur les principaux enseignements de ce rapport, tout en nous confiant ses craintes pour le climat, au vu du contexte géopolitique actuel. (propos recueillis par Damien Genicot)

Agence Europe – Quelles sont les conclusions principales du deuxième opus du nouveau rapport du GIEC auquel vous avez contribué ?

François Gemenne – Le premier message est que les impacts du changement climatique sont déjà présents. Il ne s’agit donc pas d’en parler au futur, mais au présent. Il faut se rendre compte que ces impacts touchent également les pays industrialisés.

Deuxième message : on touche déjà aux limites de l’adaptation aux impacts du changement climatique dans certaines régions ou certains domaines. Il ne sera donc pas possible de s’adapter à tout. Parfois, les impacts du changement climatique vont se traduire par des pertes sèches qu’il faudra compenser financièrement.

Le troisième message porte sur les inégalités. Le rapport montre que le changement climatique peut creuser les inégalités au sein d’une société, mais aussi qu’une société plus inégalitaire est plus vulnérable aux impacts du changement climatique. C’est un cercle vicieux.

D’où la nécessité de veiller à une transition juste…

Tout à fait. Le rapport insiste sur la nécessité d’accompagner les mesures de lutte contre le changement climatique de politiques sociales en faveur de l’égalité.

Fin d’après-midi, le GIEC sortira le troisième et dernier volet de son 6e rapport d’évaluation (EUROPE 12925/16). Il montre notamment que le pic des émissions doit être atteint au plus tard en 2025 pour limiter le réchauffement à 1,5 °C, l’objectif le plus ambitieux de l’Accord de Paris. Pensez-vous que les politiques ont en réalité déjà fait une croix sur cet objectif ? 

Je n’en ai pas l’impression. Je pense qu’en réalité, beaucoup de politiques n’ont pas encore réalisé l’ampleur du virage nécessaire, si on veut atteindre les objectifs de l’Accord de Paris. Selon moi, beaucoup maintiennent encore ces objectifs comme une sorte de méthode Coué en se disant qu’y renoncer, c’est partir sur un objectif de 3°C, par exemple, avec le risque de se retrouver avec une augmentation de 5°C. Si on recule chaque fois l’objectif, ce sont des digues qui cèdent.

Il est fréquent qu'au cours des débats liés à l'énergie et au climat, certains eurodéputés avancent l'argument selon lequel le GIEC recommande de rehausser la production d'énergie nucléaire. Que dit exactement le GIEC à ce sujet ?

C’est une lecture erronée des rapports du GIEC. Par nature, le GIEC ne recommande jamais la mise en œuvre d’une politique particulière. Il se contente d’évaluer plusieurs scénarios de mix énergétique, dont certains incluent une part de nucléaire. Mais il y a également des scénarios 100% renouvelables et d’autres qui incluent une plus grande part d’énergies fossiles. Les députés qui feraient croire que le GIEC recommande d’augmenter la part du nucléaire ont donc une lecture erronée du rapport, ou mentent délibérément. 

Suite à l’invasion russe de l’Ukraine, certains États membres de l’UE ont indiqué qu’ils pourraient recourir davantage au charbon à court terme, alors que d’autres appellent à accélérer le déploiement des énergies renouvelables et/ou du nucléaire. En parallèle, la Commission européenne et la Maison-Blanche sont convenues d’augmenter les livraisons de gaz naturel liquéfié (GNL) américain à l’UE (EUROPE 12919/2) à l’UE. Comment évaluez-vous l’impact de cette guerre sur la question climatique à court terme, mais aussi à plus long terme en matière de relations internationales sur le climat ?

Je pense qu’il y a tout d’abord une certaine forme de consensus sur l’impératif à court terme de sortir le plus vite possible du gaz et du pétrole russes. Il est frappant de constater qu’il a fallu une guerre pour que certains pays réalisent à quel point notre dépendance aux hydrocarbures nous place dans une position de faiblesse vis-à-vis de régimes autocratiques.

Il est également frappant d’entendre les responsables de défense et de sécurité dire globalement la même chose que les auteurs du GIEC. On a l’impression que l’argument du réchauffement climatique n’avait pas suffi et que l’argument géopolitique, auquel s’ajoute l’argument du pouvoir d’achat, va peut-être convaincre certains de la nécessité de se détacher des énergies fossiles.

Dans un premier temps, il est néanmoins possible que des pays recourent soit à du charbon, soit à du gaz de schiste pour arrêter de financer la guerre, ce qui revient en quelque sorte à troquer la peste contre le choléra. La grande question sera donc l’articulation entre les logiques de court terme et les logiques de long terme.

L’autre sujet est évidemment la question des négociations internationales sur le climat. Et là, je suis un peu inquiet de voir comment va s’organiser la COP27 (NDLR: la 27e conférence onusienne sur le climat), par exemple. Si on peut exclure la Russie de la Coupe du monde de football ou de l’Eurovision, on ne pourra par contre pas l’exclure des négociations internationales sur le climat.

Je crains beaucoup que la coopération internationale sur le climat soit un dommage collatéral de cette guerre et qu’on se retrouve avec un monde divisé entre d’un côté les démocraties libérales et de l’autre les dictatures autoritaires, où la Russie, quatrième plus grand émetteur mondial de gaz à effet de serre, aurait le soutien de la Chine, premier émetteur, et/ou potentiellement de l’Inde, troisième émetteur.

Aujourd’hui, au 21e siècle, le désengagement de ces pays de la lutte contre le changement climatique est une sorte de bombe nucléaire. C’est l’assurance de la destruction mutuelle assurée.

Vous avez récemment publié un nouveau livre sur la géopolitique du climat. Comment analysez-vous l’action de l’UE dans les négociations internationales sur le climat ? 

Je pense qu’elle a d’abord commis une erreur stratégique en pensant qu’elle pourrait guider tout le monde par la vertu, en montrant l’exemple. Être vertueux ne suffit pas.

L’UE doit, à mon avis, développer davantage son action extérieure en matière de lutte contre le changement climatique. Nous restons trop concentrés sur la réduction de nos propres émissions. Or, d’ici 2030 ou 2035, l’UE représentera 10% seulement des émissions mondiales. La lutte contre le changement climatique se passera donc largement en dehors de l’UE, et pas seulement à Washington ou à Pékin.

Le lien avec la guerre en Ukraine me semble ici à nouveau évident. Je pense que la Russie ou la Chine vont aller se chercher des alliés en Afrique et en Asie en leur proposant notamment des hydrocarbures à bas prix. Si l’UE veut que ces pays, qui sont les émetteurs de demain, choisissent des trajectoires de développement faiblement carbonées, il faut absolument qu’elle leur propose d’urgence un accès à la technologie et des financements. Autrement, il sera impossible d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris.

Les rapports du GIEC ne cessent de souligner l’urgence d’agir. Pourtant, la lutte contre le changement climatique est souvent reléguée au second plan, comme en témoigne la campagne présidentielle actuelle en France. Comment expliquez-vous cela et que faire pour y remédier ?

À mon sens, l’un des problèmes dans le traitement politique actuel réside dans le fait que le changement climatique reste encore volontiers considéré comme un problème parmi d’autres. Il entre ainsi en concurrence avec d’autres sujets qui amènent parfois des choix politiques contradictoires.

Deuxième problème : j’ai parfois l’impression que les chercheurs restent en retrait par souci de neutralité alors qu’ils devraient s’impliquer davantage dans le débat public et recommander certaines politiques.

Enfin, il faut bien se rendre compte qu’il existe également énormément de forces contraires qui ne souhaitent pas qu’on prenne les mesures radicales nécessaires pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris, vu l’ampleur des transformations que cela implique.

Existe-t-il une réflexion au sein du GIEC sur cette idée d’investir davantage le débat public ? 

Pas encore véritablement. On est coincé dans une sorte de dépendance de sentiers, avec des procédures extrêmement sophistiquées et très difficiles à changer. En outre, l’état du débat n’est pas identique partout dans le monde.

La question est de savoir si on va suivre le même schéma et réaliser un septième ou huitième rapport d’évaluation ou essayer de changer les choses pour les rapports suivants.

Le ‘Conseil scientifique consultatif européen sur le changement climatique’ établi par la loi européenne sur le climat (2021/1119) pourrait-il contribuer à renforcer la présence des scientifiques dans le débat public ?

C’est possible, à la manière du ‘Haut Conseil pour le climat’ en France, qui est davantage engagé dans le débat public français.

Sommaire

REPÈRES
POLITIQUES SECTORIELLES
Invasion Russe de l'Ukraine
PLÉNIÈRE DU PARLEMENT EUROPÉEN
ÉCONOMIE - FINANCES - ENTREPRISES
RÉPONSE EUROPÉENNE À LA COVID-19
ACTION EXTÉRIEURE
CONSEIL DE L'EUROPE
BRÈVES