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Bulletin Quotidien Europe N° 12925

5 avril 2022
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N° 057

Le Grand Tour

 

« Les quartiers des institutions européennes à Bruxelles, Strasbourg et Luxembourg sont lisses, fonctionnels, sinistres. Personne ne s’y promènerait un dimanche. Rue de la Loi, à Bruxelles, une sculpture a été édifiée, « L’homme qui marche ». De son piédestal, un somnambule fait un pas dans le vide : la symbolique est galvanisante. Et nos billets de banque… Au lieu d’y apposer les visages de Dante, Goethe, Mozart ou Victor Hugo, d’y graver des paysages de Toscane, de Bavière ou un temple grec, on y fait figurer des ponts et des arcs factices dessinés sur ordinateur. Avons-nous peur de nous-mêmes, de notre histoire, de notre identité ? Ou sommes-nous trop paresseux pour les définir et les assumer ? », écrit dans la préface de cet ouvrage le journaliste et écrivain français Olivier Guez, qui a invité 27 écrivains (un par État membre de l’Union européenne) à rédiger un texte reliant leur pays avec la culture et l’histoire européennes, leur laissant pour le reste une entière liberté, sur le fond comme sur la forme.

 

« Au 18e siècle, le Grand Tour menait les jeunes aristocrates du nord de l’Europe vers les rivages méditerranéens. Ils allaient parfaire leur éducation et leur connaissance des Humanités », rappelle Olivier Guez, avant de poursuivre : « Notre Grand Tour, plus modestement, vagabonde dans l’imaginaire européen et invite ses lecteurs au voyage en montant à bord d’un Trans Europe Express utopique (…). Il conte des destins, des villes et des paysages. Il ausculte l’Europe d’aujourd’hui. Il remonte souvent dans le temps, nous sommes un vieux continent. À l’occasion de la présidence européenne, il présente un panorama inédit de la littérature européenne contemporaine, un autoportrait de l’Europe par ses écrivains, parmi les meilleurs du continent ». À sa façon, il offre aussi à notre Europe désincarnée ce supplément d’âme qui lui fait si cruellement défaut.

 

Un tel ouvrage ne se résume pas, il se lit. En voici néanmoins quelques morceaux choisis pour en donner un modeste avant-goût.

 

Dans « Hohenschönhausen : la prison qui n’existait pas », l’Allemand Daniel Kehlmann nous plonge dans les souvenirs d’une ex-détenue de cette prison de la Stasi dans l’ancienne RDA. Il nous rappelle que la RDA était avant tout « un puissant système de surveillance, un labyrinthe d’observation réciproque dans lequel la moitié de la population rédigeait sans arrêt des rapports sur l’autre moitié ». C’était en Europe, il y a tout juste plus de trente ans.

 

Après nous avoir entraînés à sa suite à Treriksröset, où se touchent les frontières de la Norvège, de la Suède et de la Finlande, le Suédois Björn Larsson constate que « pour les Européens du continent, les pays nordiques semblent se trouver à la périphérie, comme s’ils étaient moins Européens que les autres ». Non sans humour, il ajoute : « Curieusement, beaucoup de Suédois, même ceux qui sont favorables à l’Union européenne, seraient plutôt d’accord avec eux. La Suède, pour les Suédois, est un lieu qu’on quitte pour aller en Europe… qu’on appelle plutôt, même aujourd’hui, ‘le continent’, comme le font les Britanniques. En Suède du moins, l’Europe est un non-lieu, au sens littéral et figuré, un ailleurs en tout cas ». « À dix-neuf ans, je n’avais visité que deux pays européens », raconte l’auteur, qui se définit lui-même comme Européen, avant de poursuivre : « Ma fille, au même âge, en était déjà à une douzaine, sans jamais s’être préoccupée de la durée de son séjour. Pour elle, l’Europe n’est pas un lieu, réel ou symbolique, mais un espace de potentialités. Il n’est pas étonnant que la majorité des jeunes soient pro-européens ; non pour des raisons politiques ou économiques, mais parce que l’Union européenne leur donne plus de possibilités de vivre, de travailler, d’étudier, de nouer des liens d’amitié et d’aimer ». Conclusion : « Je dirais donc qu’un Européen, un ‘vrai’, est une personne qui peut s’imaginer sérieusement vivre, travailler, entretenir des amitiés, faire des enfants et aimer dans plus d’un pays européen ; quelqu’un prêt à apprendre une ou plusieurs langues européennes ; autrement dit quelqu’un disposé à laisser derrière lui sa nationalité d’origine et à en adopter une autre, voire à laisser en suspens la question même de son appartenance nationale imposée plutôt que choisie ».

 

Si la Slovène Brina Svit nous fait visiter la ville de Nova Gorica, construite après la seconde Guerre mondiale à une centaine de mètres de la Gorizia italienne, la Polonaise Agata Tuszinska nous entraîne dans le ghetto de Varsovie à la recherche de ses propres racines. Le mur du ghetto, dont il ne reste aujourd’hui que quelques pans, « est toujours en moi », écrit-elle. « Il est ce qui me détache de la Pologne et ce qui m’y attache. Il est la marque de la stigmatisation, la trace du lien avec le douloureux paysage du passé. Ce mur du ghetto de Varsovie qui n’existe plus depuis quatre-vingts ans séparait les vivants du côté aryen des condamnés, ceux du ghetto, où se trouvait presque toute la famille de ma mère », nous dit l’auteur à qui ses parents ont caché ses origines : « Pendant des années, je n’ai pas su que j’en faisais partie. Que je faisais partie de ceux qui devaient vivre du mauvais côté du mur. Pendant des années, je n’ai pas su ce qu’ils avaient vécu pendant la guerre. Non seulement je n’avais pas entendu parler des Juifs, mais j’avais l’impression de ne pas les connaître. Je pensais qu’en Pologne, à Varsovie où j’étais née, il n’y en avait pas. J’avais dix-neuf ans quand j’ai appris la vérité ». Et de conclure ce récit poignant : « La Varsovie d’avant l’extermination n’existe pas. Elle existe encore moins que d’autres villes touchées par la guerre. Rayée de la surface de la Terre et enfoncée dedans, reconstruite sur des décombres, elle porte en elle ces gravats et ces ruines ».

 

C’est dans une Bucovine, partagée entre l’Ukraine, au nord, avec la ville de Tchernivtsi, et la Roumanie, au sud, avec la ville de Suceava, où il est né, que nous invite le Roumain Norman Manea, qui entend ainsi illustrer « les ruptures produites par les désastres des deux guerres mondiales ». « Des frontières et des populations alors déplacées, la vie et la culture européennes contemporaines conservent les marques cuisantes », écrit l’auteur, qui déplore : « les effets de l’extrémisme xénophobe se font encore sentir aujourd’hui en Europe, y compris dans ma vieille patrie, en Roumanie ». Et d’ajouter : « Le démembrement douloureux de la Bucovine peut aussi être vu comme un avertissement pour l’Europe actuelle et pour l’équilibre des forces qui assurent l’existence de la Communauté européenne comme du traité de l’Atlantique Nord, garantie d’une Europe au moins partiellement cohérente et démocratique ».

 

L’Italienne Rosella Postorino nous ramène à Ventotene, sur les traces d’Ernesto Rossi et d’Altiero Spinelli, dans une histoire d’amour et de militantisme, loin du contenu du manifeste rédigé sur l’île en 1941 « Pour une Europe libre et unie ». La Belge flamande Lize Spit nous raconte avec beaucoup d’humour l’introduction de l’euro, dans le petit village de Viersel (commune de Zandhoven dans la province d’Anvers) où elle est née en 1988. Et pour terminer cet aperçu, signalons encore les très belles pages sur l’histoire textile de la ville de Brno que l’on doit à la Tchèque Katerina Tuckova. Voilà de quoi s’évader, mais aussi se replonger dans une mosaïque européenne dont seule la culture peut fournir le ciment. (Olivier Jehin)

 

Olivier Guez (sous la direction de). Le Grand Tour. Grasset. ISBN : 978-2-2468-3047-4. 454 pages. 24,00 €

 

La Hongrie sous Orbán

 

C’est une véritable immersion dans la société hongroise que nous offre cet ouvrage fruit du travail de six journalistes indépendants français installés depuis de nombreuses années dans ce pays, sous la direction de Corentin Léotard, rédacteur en chef du Courrier d’Europe centrale.

 

« Onze années ont passé depuis que le Fidesz de Viktor Orbán a accédé au pouvoir. Invoquant l’intérêt national, il a mis la machine de l’État au service de son parti, colonisant systématiquement ses institutions, remodelé le système électoral à son avantage, imposé un conservatisme social à rebours des évolutions de fond d’une société très sécularisée, diffamé un à un ses adversaires politiques, considérés comme des « traîtres à la nation », érigé des boucs émissaires (l’ancien Premier ministre Ferenc Gyurcsany, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, le milliardaire Georges Soros, les militants d’ONG) et stigmatisé des groupes sociaux (les sans domicile fixe, les migrants, les LGBTQ). Il a par ailleurs détricoté le droit du travail et les filets de protection sociale aux dépens des employés, quasi aboli le droit d’asile, asphyxié la démocratie et maintenu la population dans un état de panique morale, alimentée par une propagande sans relâche via des médias publics mis au pas grâce à un empire médiatique privé d’une puissance inédite dans l’Union européenne. De surcroît, les universités ont été placées dans les mains de fondations sous son contrôle. Enfin, il a fait émerger un capitalisme de connivence biberonné aux fonds publics - hongrois et européens - et fait main-basse sur quantité de biens de l’État, aligné la Hongrie sur les intérêts stratégiques de nouveaux alliés, Moscou, Pékin et Ankara », rappellent les auteurs, qui soulignent que « dans le même temps, les classes moyennes et supérieures ont pu profiter des retombées d’une vigoureuse croissance économique et d’une redistribution des richesses à leur avantage (ce qui laisse aussi entendre que les inégalités se sont creusées dans la même proportion : Ndr). Cela, sur fond de discours étatiste et dirigiste sécurisant pour une population hongroise malmenée par le règne du « chacun pour soi » des années 1990 et 2000 ».

 

Au-delà de ce bilan, l’ouvrage nous rappelle que le Fidesz était né d’une aspiration démocratique et libérale d’étudiants hongrois, dont Jozsef Kardos, qui nous raconte la naissance du parti en mars 1988 et sa mue illibérale sous l’emprise de Viktor Orbán. Il évoque aussi longuement la fermeture des frontières et les réfugiés et migrants entassés dans la gare de Keleti. Il nous rappelle qu’« après un pic à 10,7 millions d’habitants en 1980, la population de la Hongrie est passée sous le seuil symbolique des dix millions d’habitants en 2010 et pourrait n’en compter plus qu’entre huit et neuf millions à la moitié du siècle ».

 

Et s’il évoque la xénophobie, notamment au travers d’assassinats de Roms, ainsi que la Shoah, l’ouvrage met aussi en lumière la figure du pasteur Gabor Sztehlo qui sauva plusieurs centaines d’enfants juifs et continua à la fin des hostilités à accueillir des orphelins dans une sorte de communauté autogérée baptisée Gaudiopolis. On y rencontre également une femme entreprenante, maire d’un village pauvre à la frontière roumaine, qui a lancé une coopérative fabriquant du fromage ou encore l’énergique Marton Gulyas qui, avec sa chaîne YouTube, Partizan, a réussi à bousculer le paysage médiatique et à revitaliser le débat en Hongrie.

 

En dix années de pouvoir du Fidesz, « la bureaucratie a doublé de volume dans les ministères gorgés de jeunes fonctionnaires loyaux – pour ce que l’on en sait – au parti au pouvoir », souligne Corentin Léotard dans un portrait de Katalin Novak, dont Oráan avait fait son émissaire chargée de nouer des liens avec les milieux conservateurs à l’échelle internationale, et qui a été élue présidente de la République, le 10 mars 2022.

 

Dans ce pays où le salaire moyen brut est de 740 euros et le salaire minimum atteint à peine 300 euros, Viktor Orbán, qui promeut activement un « État basé sur le travail qu’il oppose à l’État providence », a réduit en 2011 la durée des allocations chômage à trois mois. Au-delà, les chômeurs sont priés d’accepter de menus emplois « subventionnés » sous-payés (à peine plus de 150 euros), rappelle Hélène Bienvenu.

 

« À l’occasion des élections européennes, partout dans le pays, le parti au pouvoir a été plébiscité là où règne la misère. Les dix villages les plus pauvres de Hongrie ont en moyenne voté à 94% pour le Fidesz. Parfois, on est venu chercher l’électeur chez lui pour le conduire en camionnette au bureau de vote ; d’autres fois, la promesse d’un sac de pommes de terre ou d’un panier de légumes a suffi. Les plus chanceux ont touché un billet de 5000 forints, une quinzaine d’euros », souligne Léotard, qui rappelle que « le clientélisme et les achats de voix ne datent pas d’hier, puisque le parti socialiste, quand il dominait la scène, les pratiquait déjà ». « Mais depuis, l’élève Fidesz a dépassé le maître », ajoute-t-il.

 

« Après trois élections législatives successives lors desquelles ils ont été écrasés par les nationalistes, les dirigeants de six partis politiques ont surmonté leurs désaccords pour s’unir autour des mêmes objectifs : déloger Viktor Orbán du pouvoir, rétablir les institutions démocratiques et réconcilier une société profondément divisée », rappellent les auteurs, qui soulignent aussi qu’« au terme d’une élection primaire de tous les partis d’opposition, qui a passionné le pays et à laquelle huit cent cinquante mille personnes ont pris part, les anti-Orban se sont rangés derrière Peter Marki-Zay ». « Maire d’une petite ville de province, ce fervent chrétien, âgé de 49 ans, père de sept enfants, ressemble en tout point à l’idéal célébré par le camp adverse », notent-ils encore, mais à l’avant-veille du scrutin du 3 avril, les sondages lui étaient défavorables. Pour autant, alors que la guerre frappe durement l’Ukraine voisine parce que l’allié russe de Viktor Orban n’a pas supporté d’y voir éclore la démocratie et une société civile capable d’exprimer des choix, « la démocratie hongroise respire encore ». Et c’est bien là l’essentiel. (OJ)

 

Corentin Léotard (sous la direction de). La Hongrie sous Orban. Plein Jour. ISBN : 978-2-3706-7070-0. 219 pages. 19,00 €

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