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Bulletin Quotidien Europe N° 12885

8 février 2022
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N° 053

L’Europe : changer ou périr

 

Dans son dernier ouvrage, l’ancienne directrice de l’institut d’études de sécurité de l’Union européenne souligne la nature très incertaine du monde et des menaces auxquelles l’Union européenne est confrontée. Cette dernière doit impérativement se remettre en question pour s’adapter à la nouvelle donne géopolitique, estime Nicole Gnesotto, qui déplore le conservatisme ambiant, source de tous les maux de l’Europe.

 

Tout part d’un constat clair : « L’Union européenne s’adapte, parfois dans la douleur des populations, elle résiste, elle innove aussi dans la défense du marché unique et de l’euro, mais elle ne parvient pas à dessiner une stratégie globale qui la différencie des autres acteurs et ressuscite l’adhésion et la confiance des citoyens. Beaucoup d’États membres ne souhaitent d’ailleurs pas qu’elle se distingue. Dans ce renoncement réside sans doute le risque majeur pour l’avenir de l’Europe. Le dilemme est en effet limpide : soit les Européens choisissent de se diluer dans le camp occidental, afin d’affronter avec les États-Unis les défis majeurs de notre époque, dont la montée en puissance de la force et du modèle chinois. Soit ils inventent une seconde option : construire les éléments d’une Europe souveraine, évidemment loyale au camp occidental, mais capable, si besoin est, de défendre ses intérêts, sa culture, son modèle de croissance et de société ». C’est cette deuxième option qui, selon l’auteur, est la seule à même de perpétuer l’aventure européenne commencée il y a 70 ans. « Mais à condition de changer les moules : celui de l’Europe et celui de la puissance ». Et d’enfoncer le clou : « Une Europe souveraine et puissante dans le chaos mondial, celle qui pourra défendre ses intérêts et tenter d’infléchir la mondialisation selon ses valeurs, cette Europe n’émergera jamais des modèles mis en place il y a plus de 70 ans ».

 

Dans « géopolitique », il y a « politique ». Et force est de constater que les institutions européennes et les « élites » sont de moins en moins politiques. La technocratie s’est infiltrée partout, au niveau européen comme au niveau national, produisant des montagnes de règles qui souvent confinent à l’absurde, appliquant aussi des principes et des règles néolibérales, même de façon contreproductive et sans tenir aucun compte des conséquences pour les populations, dès lors qu’elles servent le marché, le monde de la finance, le libre-échange. Au plus fort de la crise économique de 2008, la démocratie et l’intérêt des populations sont ainsi sacrifiés sans vergogne sur l’autel de la finance. « Le nouveau dogme économique est sans appel : seules des modifications structurelles permettront de retrouver un minimum de croissance », écrit Nicole Gnesotto, avant de poursuivre : « Les gouvernements doivent s’y soumettre s’ils veulent pouvoir compter sur les aides européennes. Cet extrémisme budgétaire porté par la troïka fera des ravages : pendant près d’une décennie, les exigences de la Commission ont alimenté, pratiquement dans tous les pays en difficulté, à commencer par l’Italie et la France, des campagnes populistes contre les élites européennes, leur collusion avec les plus riches, leur ignorance des ‘peuples’ européens. Si l’on voulait montrer que la mondialisation installe une contradiction entre le marché à outrance et le maintien de la démocratie, il suffirait de mentionner la victoire de Salvini en Italie en 2018, la performance de Marine Le Pen en France en 2017 ou le mouvement des Gilets jaunes en 2018 (et, c’est moi qui l’ajoute, demain peut-être le résultat encore très incertain de l’élection présidentielle française d’avril 2022). Comme si les responsables (nationaux ?) et commissaires européens ne savaient plus lier l’exigence de rigueur économique – nécessaire – et l’esprit de finesse politique – indispensable ».

 

Depuis la crise de 2008, « l’Union européenne n’a plus de souffle propre, elle court après l’histoire et tente de répondre vaille que vaille aux dynamiques créées par les autres », observe Nicole Gnesotto, avant d’ajouter : « À tous points de vue, la mondialisation va plus vite que le monde européen. Qu’il s’agisse des risques climatiques, des conditions de la croissance, des révolutions technologiques numériques, de la mathématique financière ou des menaces stratégiques mondiales, Chine comprise, l’Union se voit imposer ses agendas et ses priorités par des évolutions qu’elle ne maîtrise plus. Depuis deux décennies, l’Europe n’est plus qu’une immense tentative d’adaptation continuelle à un monde pour lequel elle n’a pas été conçue ». « À l’ombre d’une alliance atlantique puissante, commode, économique et confortable, les Européens ont (…) désappris le monde, le risque, la guerre, la volonté de jouer un rôle politique dans l’histoire. Ils ont beau avoir créé l’une des plus grandes puissances économiques et commerciales de la mondialisation, ils refusent toujours de sauter le pas vers la création d’une égale puissance politique », note encore l’auteur.

 

Alors que faire ? « Si la mondialisation économique se géopolitise à vitesse grand V, l’Union européenne doit intégrer la géopolitique dans ses pratiques commerciales, quel que soit le partenaire. Cette conclusion de bon sens suppose toutefois des aménagements contraires aux idéaux de la Commission, et néanmoins nécessaires : le retour à une certaine régionalisation des industries critiques, une dose de protectionnisme stratégique sur les technologies et sites sensibles, la défense de la souveraineté européenne contre la recherche unique du profit (…). Pour l’Union, c’est une vraie révolution intellectuelle qui s’impose. Le retour en force de la géopolitique devrait signifier la fin de son angélisme stratégique : vis-à-vis de la Chine comme de l’Amérique, et surtout vis-à-vis de sa propre puissance », écrit l’auteur.

 

« Désacraliser la défense dans la construction de l’Union comme puissance politique est (…) aussi nécessaire qu’indispensable », estime l’auteur, qui rappelle que l’Alliance atlantique est plébiscitée par 80% des citoyens européens pour assurer la sécurité collective et que la lenteur des progrès de la défense européenne a amplement montré que « faire de la défense européenne une condition indispensable à la puissance politique de l’Union européenne, c’est afficher un chiffon rouge, c’est courir à l’échec ». Elle rappelle en outre que « la liste de menaces qui s’accumulent dans et autour de l’Europe ne relève que rarement d’options militaires : le réchauffement climatique, les dépendances technologiques, les révoltes des peuples, les pandémies, les cyberattaques, les crises financières et autres catastrophes prévisibles ne se règleront pas à coups de missiles ». « Si l’on parle de la gestion des crises extérieures, il est clair qu’une composante militaire demeure nécessaire à la crédibilité de l’Union comme acteur international. Mais l’Europe a d’ores et déjà atteint un niveau suffisant de pratique, d’expériences collectives et de moyens nécessaires, au terme de plus d’une trentaine d’opérations extérieures : la PSDC, en ce sens, n’a plus un besoin urgent d’être renforcée, surtout si cela doit être par des acrobaties politico-institutionnelles tellement subtiles, pour ne froisser personne, qu’elles en deviennent inutilisables », estime Nicole Gnesotto, qui ajoute : « Dans le chaos mondial qui est le nôtre, une défense européenne sans diplomatie européenne commune manque sa cible. Si elle veut être crédible et utile au monde qui se défait sous nos yeux, l’Europe doit investir beaucoup plus sérieusement la politique étrangère et la recherche d’une diplomatie créative ».

 

« Avec la défense européenne, l’Europe sociale fait partie des serpents de mer qui hantent la construction européenne. On en parle souvent, on avance quelquefois, mais toujours à l’ombre d’une loi du marché prioritaire », regrette l’auteur, qui préconise notamment d’ajouter une strate de financements européens, avec, par exemple, un fonds d’allocation pour le chômage des jeunes ou une allocation européenne pour la formation professionnelle : « En supplément des aides que leur versent les organismes sociaux de leur pays, les demandeurs d’emploi pourraient avoir droit à un pécule européen, directement remis au chômeur lui-même. L’Europe sociale doit être du social additionnel, en aucun cas une dépossession nationale ». L’auteur estime aussi que le social qui est au cœur du modèle européen doit devenir une des toutes premières priorités de l’Union. Elle préconise dès lors d’augmenter la part des dépenses sociales et de santé dans le budget européen, ce qui pourrait « permettre d’alimenter une Banque sanitaire européenne, comme il existe déjà une Banque européenne d’investissement, qui serait tout entière dévouée au financement de la recherche médicale et pharmaceutique au niveau européen ».

 

Quant à la crise pandémique, « elle confirme l’impossibilité de maintenir la grande illusion européenne : l’intégration économique ne crée en effet aucune solidarité politique », écrit Nicole Gnesotto, qui ajoute : « En Europe, comme partout dans le monde, on ne partage bien qu’en cas d’abondance. En cas de disette, voire d’hécatombe, c’est plutôt le chacun pour soi qui l’emporte. C’est ainsi que l’Europe a donné le spectacle lamentable de disputes au sommet des chefs d’État ou de gouvernement, de la réquisition nationale des masques par les Français et les Allemands ou de l’opposition initiale des pays dits ‘vertueux’ à l’idée d’un endettement collectif européen ». Elle appelle donc le Parlement européen et la Commission à s’interroger sur la manière de réformer et d’organiser en amont les institutions pour qu’elles puissent « incarner au moment des pires crises un devoir de solidarité européenne ».

 

À juste titre, l’auteur souligne aussi que l’autocritique et la remise en cause n’existent pas dans l’Union européenne : « Il est très difficile, en effet, de trouver une analyse officielle, venant des institutions européennes, reconnaissant une erreur de politique ou de décision. (…) Cette inaptitude des institutions européennes à l’autocritique est largement responsable d’une partie de leur discrédit. Mais tous partagent ce tabou de la contrition. À force d’incarner le bien commun, l’idée européenne a fini par incarner le bien tout court. Une sorte de foi collective dans la justesse du projet, dans son incroyable portée historique – toutes vérités que je partage – interdit de penser la possibilité même de l’errance. Critiquer l’Europe devient même suspect : on ferait ainsi le jeu des populistes et des anti-européens, on leur donnerait des arguments supplémentaires, on compliquerait le paysage alors qu’il faut rassurer l’opinion et défendre le projet européen, etc. Est-ce bien raisonnable ? Comment croire qu’en laissant la critique de l’Europe aux anti-européens, on sert la cause que l’on défend ? » Ça sent le vécu et j’en ai fait moi aussi quelquefois l’expérience. La critique est en réalité nécessaire pour avancer. À défaut, on tourne en rond, ce que l’Europe fait la plupart du temps. Mais il y a pire. Par peur de la critique et de réactions présumées de l’opinion publique, on en arrive à « garder le plus discret possible l’arsenal des mesures qui renforcent l’intégration ». « Mais quelle drôle de définition de la démocratie si le mensonge l’emporte sur la vérité politique ! », s’exclame Nicole Gnesotto avant d’ajouter : « Et quelle mauvaise anticipation de l’avenir : s’ils ont un jour le sentiment que l’Europe cache de nouvelles intégrations de souveraineté, s’ils découvrent qu’elle avance cachée, masquée, avec l’assentiment hypocrite des États, les Européens risquent en effet de sombrer davantage dans un refus de l’Europe, que pléthore de partis ou groupuscules extrémistes sauront exploiter. Le renforcement de l’intégration est peut-être la solution optimale pour relever les multiples défis auxquels nous confronte la mondialisation, mais si c’est le cas, il faut le dire, l’expliquer, le revendiquer. L’option fédérale honteuse est la pire des options ».

 

Il ne s’agit là que de morceaux choisis d’un ouvrage qui traite encore de bien d’autres sujets et mérite d’être lu attentivement. Il est précédé d’une préface de Jacques Delors, qui affirme : « Calibrer l’aventure européenne à l’aune des désordres mondiaux et des défis de la mondialisation est devenu à mes yeux le chantier prioritaire. Il faut de nouveaux architectes, autant que de pompiers pour sortir plus fort des crises ! C’est cette priorité qui permettra de répondre aux inquiétudes des citoyens dans un ordre global qui en laisse beaucoup trop sur le côté de la route ». (Olivier Jehin)

 

Nicole Gnesotto. L’Europe : changer ou périr. Tallandier. ISBN : 979-1-0210-4592-7. 318 pages. 20,90 €

 

La relance post-Covid face aux enjeux des transitions et de l’équité

 

L’économiste Dominique Perrut dresse, dans cette étude, un état des lieux de l’Europe en 2021 qui montre « l’aggravation des divergences entre économies nationales et une précarisation sociale croissante » conduisant à identifier « trois enjeux majeurs pour l’Union aujourd’hui : - faire converger les économies à la faveur du redressement ; - conduire les transitions, environnementale et numérique ; - lutter contre le dumping social et l’exclusion ».

 

L’auteur souligne que « l’Europe a été plus touchée que ses grands concurrents par la récession de 2020 ». « La chute du PIB atteint en effet -6,1% dans l’Union et -6,3% dans la zone euro contre -3,4% aux États-Unis et -4,8% au Japon. La Chine, de son côté, n’a enregistré qu’un ralentissement de sa croissance (+2,3% en 2020, contre +6% en 2021). À la fin de 2021, les États-Unis et plus encore la Chine dépassent leur niveau de production de 2019, tandis que la zone euro reste en deçà, comme le Japon », écrit-il. Parmi les conséquences, il souligne la forte augmentation du chômage des jeunes, des inégalités et du taux de personnes exposées au risque de pauvreté (entre 20 et 30% de la population dans les pays du Sud, mais également 18,9% pour la France, 20,4% en Belgique et 22,5% en Allemagne). Le risque de pauvreté ou d’exclusion sociale touche 98 millions de personnes dans l’Union à la fin 2020 et la précarité énergétique 34 millions.

 

Sur la base de ce constat, le chercheur préconise : (1) de renforcer la gouvernance économique en vue de la consolidation de la zone euro (avec une révision des règles du Pacte de stabilité, la création sans délai d’un poste de ministre de l’Économie et des Finances de la zone euro, la relance de l’investissement public pour la transition et la cohésion sociale ainsi que la mise en place d’un outil européen d’assurance chômage) ; (2) de stimuler la transition, avec, entre autres, le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières ; (3) d’évaluer le programme d’intégration des capitaux au regard des besoins des transitions ; (4) de mettre en œuvre une véritable politique sociale européenne (avec notamment un salaire minimum inscrit dans la loi européenne, une stratégie pour sortir les Européens de la précarité énergétique). (OJ)

 

Dominique Perrut. La relance post-Covid face aux enjeux des transitions et de l’équité. Confrontations Europe, 13 janvier 2022. 38 pages. Cette étude peut être téléchargée gratuitement sur le site : https://confrontations.org

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