Changing Gear in EU Foreign Policy
L’ancien ministre estonien des Affaires étrangères, en charge pendant 9 ans, de 2005 à 2014, évoque son expérience personnelle en retraçant l’évolution des affaires du monde et celle peu assurée d’une politique étrangère européenne toujours en gestation. Membre du groupe Renew Europe au Parlement européen et de la commission des affaires étrangères, dont il est l’un des vice-présidents (au moins jusqu’à l’élection de mi-mandat prévue le 24 janvier 2022), Urmas Paet (47 ans) ne peut que déplorer le rôle mineur de l’Union sur la scène internationale. Comme bien d’autres acteurs et observateurs de cette Union pusillanime, l’auteur l’appelle à changer de vitesse en renonçant à la règle de l’unanimité pour gagner en efficacité.
« (…) Il est d’une importance vitale pour l’UE et tous ses États membres que l’influence politique, le poids économique et la force militaire de puissances autoritaires telles que la Chine et la Russie ne s’accroissent pas au point de miner la cohésion et les valeurs européennes. Une Europe plus unie s’impose, non seulement pour défendre nos intérêts collectifs en tant qu’Union, mais aussi pour soutenir des pays faibles, qui risquent toujours plus de tomber sous l’ombre de Moscou et Pékin », affirme le député européen. Il estime indispensable de commencer à raisonner, dans les capitales, sur le temps long et non plus en fonction des intérêts immédiats, afin de dégager des orientations stratégiques permettant à l’Europe de contribuer à façonner le monde dans l’avenir au lieu de courir le risque de vivre dans un monde imposé par les autres puissances. Urmas Paet milite pour une Union qui soit davantage proactive que réactive. Encore faut-il pour cela gagner en efficacité, souligne l’auteur, qui déplore la lenteur des processus décisionnels et l’exposition des divisions internes trop souvent exploitées par les pays tiers. D’où la nécessité, même s’il reconnaît que ce ne sera pas facile, de renoncer au plus vite à la règle de l’unanimité.
Urmas Paet se dit convaincu que toutes les infrastructures stratégiques, dans des domaines comme l’énergie et les télécoms, doivent rester exclusivement dans des mains européennes. « L’UE doit traiter les entreprises chinoises qui cherchent à opérer dans l’UE de la même façon que les entreprises européennes le sont en Chine », estime-t-il, même s’il reconnaît un léger mieux à la suite des récents accords bilatéraux sur les investissements. Et il ajoute : « La prise de contrôle d’entreprises de l’UE par des entreprises non-EU, comme celles de la Chine, doit être examinée plus sérieusement. Des règles strictes sont nécessaires pour éviter que la compétitivité et les intérêts de sécurité soient compromis ». Les relations avec la Chine constituent l’un des plus grands défis posés à l’Union européenne, estime encore l’auteur, qui s’inquiète des divisions internes suscitées par ce pays au moyen de financement d’infrastructures et d’accords bilatéraux avec des gouvernements nationaux appâtés par la manne financière chinoise.
« Nous ne pouvons pas renoncer à nos efforts pour résoudre nos différends avec la Russie comme nous ne pouvons renoncer à nos efforts pour trouver une solution politique pacifique durable pour la Crimée et le conflit dans l’est de l’Ukraine. (…) L’UE doit exercer la pression maximale pour forcer le Kremlin et ses soutiens à changer de direction. Nord Stream 2 doit aussi être annulé pour exercer une pression économique et financière. Nous devons également continuer à montrer un soutien sans faille, dans nos discours comme dans nos actes, à nos partenaires à l’Est, qui sont sous la pression quotidienne de l’influence malveillante et de l’agression russe », écrit l’auteur qui évoque aussi longuement la relation transatlantique mise à mal par Trump. « L’alliance transatlantique ne peut fonctionner efficacement que si elle agit comme une relation évolutive entre partenaires égaux. À cette fin, l’UE doit désormais montrer qu’elle a la capacité de trouver sa propre voie dans le monde lorsque c’est nécessaire au lieu de suivre l’exemple des États-Unis », affirme Urmas Paet, qui croit qu’« une Union forte, autosuffisante, est parfaitement compatible avec notre partenariat avec les États-Unis ». Et d’ajouter : « La relation entre l’UE et l’OTAN doit être une vraie relation de partenariat, avec deux partenaires qui en assument l’entière et égale responsabilité ». Si l’auteur réaffirme la place centrale de l’OTAN pour la sécurité européenne, il n’en estime pas moins que l’autonomie stratégique et la défense européenne ne constituent pas une menace pour l’OTAN, mais peuvent, au contraire, renforcer « la sécurité collective ». (Olivier Jehin)
Urmas Paet. From Spectator to Actor – Changing Gear in EU Foreign Policy - John Harper Publishing. ISBN : 978-1-8380-8985-6. 252 pages. 35,63 €
The EU’s Defense Ambitions
Dans cette étude, globalement insipide, Raluca Csernatoni estime qu’un rapprochement entre les structures institutionnelles de l’UE et l’industrie de défense a permis l’émergence d’un complexe industriel et technologique de défense européen susceptible de « faire de l’Union un acteur technologique global de défense plus capable et stratégiquement autonome ». Selon elle, les lancements récents de multiples initiatives, dont le Fonds européen de défense, témoigneraient d’une évolution dans « le lent processus de création d’une conscience commune de défense ».
« La coopération plus étroite entre l’industrie de défense européenne et la Commission européenne a été décisive pour combler le fossé (technologique) avec les États-Unis, mais aussi pour maintenir à la fois la compétitivité de long terme de l’UE et l’autonomie stratégique dans des domaines technologiques essentiels », écrit la chercheuse qui évoque aussi le rôle joué par le Parlement européen et une contribution du Kangaroo Group, notamment dans le développement des programmes de R&D de sécurité et défense. S’agissant de la création du Fonds européen de défense, elle n’hésite pas à évoquer une « érosion de l’intergouvernementalisme ». Csernatoni note toutefois que, par suite de la coupe opérée par le Conseil européen dans le budget initial proposé par la Commission européenne (8 milliards d’euros au lieu de 13 sur la période 2021-2027), « le réel potentiel d’incitation et d’ajout de valeur à la coopération technologique et industrielle et la compétitivité en Europe demeure incertain ».
Dans ce (trop long) rapport (pas moins de 50 pages), soutenu financièrement par le programme Open Society Initiative for Europe (le programme européen de la Fondation de Georges Soros), l’auteur insiste aussi sur le contrôle démocratique de la poursuite de l’intégration européenne en matière de défense et sur une meilleure transparence des processus décisionnels. « Les connexions étendues entre la Commission européenne et les principaux fabricants d’armes, à la fois dans le cadre des programmes successifs de R&D de sécurité et de défense et au travers de divers groupes opaques d’intérêts, d’experts et de haut niveau, suscitent des préoccupations en ce qui concerne la gouvernance démocratique », estime Csernatoni avant de poursuivre : « Idéalement, le Parlement européen et les parlements nationaux devraient jouer un rôle plus significatif dans les processus d’évaluation de ces programmes. Le manque d’expertise technique du Parlement européen et des parlements nationaux dans les matières technologiques, spécialement en ce qui concerne les technologies disruptives, est particulièrement préoccupant ». (OJ)
Raluca Csernatoni. The EU’s Defense Ambitions: Understanding the Emergence of a European Defense Technological and Industrial Complex. Carnegie Europe, décembre 2021. 52 pages. La note peut être téléchargée gratuitement sur le site : https://carnegieeurope.eu
Quand la connerie économique prend le pouvoir
Dans cet ouvrage, l’économiste keynésien Jacques Généreux, qui enseigne à Sciences Po depuis plus de quarante ans, reprend sa croisade contre la doctrine économique dominante en l’adossant à une dénonciation virulente de la bêtise qui frappe indistinctement toutes les couches de la société, y compris les personnes, bien éduquées, qui ont « l’assurance de la connaissance », à l’instar du président presque candidat Emmanuel Macron. L’auteur est de gauche et soutenait Jean-Luc Mélenchon en 2017, mais son analyse vaut pour l’ensemble de la classe politique et des technocrates partout en Europe, parce que la « connerie économique » ne connait pas de frontières.
Emmanuel Macron en prend pour son grade. L’auteur dresse un florilège de toutes les inepties présidentielles et de tous les propos insultants tenus par Macron à l’égard de ses concitoyens pendant le quinquennat, qui constitue en soi une lecture intéressante et amusante – parce qu’il vaut mieux en rire qu’en pleurer – à quelques semaines des élections. Mais c’est d’abord à la théorie économique néoclassique et son avatar néolibéral que Généreux veut définitivement tordre le cou, en rappelant au passage que les sociaux-démocrates ont eux aussi partout gobé et appliqué cette même économie de l’offre, qui « est une façon de penser l’économie à l’envers de son fonctionnement réel ». Pour faire simple, elle part du principe que le marché règle tout en équilibrant automatiquement l’offre et la demande qui en résulte et que l’intervention de la puissance publique est inutile, sauf pour réduire la dépense publique et les impôts qui impacteraient les investissements des détenteurs de capitaux. Les coupes budgétaires ont impacté les services publics et les infrastructures, accru la pauvreté et les inégalités. L’austérité a aggravé les conséquences des crises et la dette. La dérégulation, la financiarisation de l’économie et le développement du libre-échange ont engendré une marchandisation du monde sans limites.
« À part une secte d’économistes prêchant encore la religion du marché dans les universités, tout ce que le monde compte de savants a posé rigoureusement le diagnostic de la peste économique qui épuise la Terre et les humains : un système économique fou, qui libère et laisse proliférer un virus mortel pour l’humanité – l’avidité de biens et d’argent, pulsion d’accumulation insatiable par nature, puisqu’elle n’a pas d’autre fin qu’elle-même », écrit l’auteur, qui ajoute : « Jamais n’aura été aussi manifestement expérimentée la faiblesse du vrai. Plus la science nous informe que nous sommes engagés dans une impasse, plus l’humanité s’y enfonce ».
Généreux s’en prend aussi au « sophisme de la dette insoutenable » : « Quand la dette finance un plan de relance efficace face à une récession, elle permet non seulement de rétablir l’activité et l’emploi, mais aussi d’éviter un gonflement bien plus important de la dette. Après la crise de 2008, le sophisme de la dette insoutenable a conduit l’Union européenne à s’infliger une cure d’austérité et une longue stagnation qui ont fait s’envoler les dettes publiques, parce que la stagnation ou la récession de l’activité induit mécaniquement la hausse des dépenses sociales et la chute des recettes fiscales. Si en 2008, la France avait investi judicieusement 100 milliards d’euros pour éviter la récession, elle aurait, durant la décennie suivante, évité les 500 milliards (au minimum) de dettes supplémentaires imputables au ralentissement prolongé de son activité ».
« Les traités successifs de l’Union européenne ont retiré aux États membres la maîtrise de la politique monétaire, de la politique budgétaire et de la régulation financière. Ils ont contraint les membres d’une ‘Union’ à se livrer entre eux à la concurrence fiscale et au dumping social ! Ils ont imposé la transformation des services publics en entreprises soumises à la logique de la compétition marchande », déplore l’auteur qui s’est notamment opposé à l’adoption du projet de traité constitutionnel, mal conçu à l’origine et passé en force dans la version encore plus mauvaise en vigueur aujourd’hui sous l’appellation de Traité de Lisbonne.
« Le retour en force de l’économie de l’offre, c’est comme si les astrophysiciens du XXIe siècle décidaient de réhabiliter le système géocentrique de Ptolémée ! Les politiques d’austérité européennes des années 2010, c’est comme si les médecins remplaçaient les antibiotiques par la saignée ! Le choc de la grande crise financière mondiale de 2008 et de ses conséquences n’a en rien ébranlé le système, les modèles économiques et les politiques qui l’ont provoqué. Il est trop tôt pour savoir si le choc de la crise sanitaire et économique du début des années 2020 aura été suffisant pour engendrer un retour à la raison », écrit Généreux, pour qui « l’intrusion du virus de la compétition dans tout l’espace social a des effets délétères pour l’entendement individuel et collectif ». Et d’expliquer à juste titre : « La course à la performance, à la clientèle, à la rentabilité, au financement, aux clics, aux ‘likes’, à la popularité, à l’audience, etc., pour optimiser le rendement ou le classement d’une entreprise, d’un laboratoire, d’un journal, d’une faculté, d’un blog, d’une émission de télévision, d’un hôpital, d’un commissariat de police… tout cela rend con ! La compétition généralisée et permanente comme l’angoisse du déclassement répandent la stupidité parce qu’elles saturent le temps et l’énergie psychique, parce qu’elles nourrissent le stress et la peur, parce qu’elles réduisent à néant le souci du vrai et anesthésient l’esprit critique. L’avènement des réseaux sociaux virtuels au sein de générations grandies dans une société qui préfère la performance à la pertinence, la rentabilité de la recherche à la quête de la vérité, n'a évidemment pas arrangé les choses. La dissociété des individus déliés dans la vie réelle, mais connectés dans l’espace virtuel – où cohabitent des milliards de points de vue égocentriques – tend à n’être plus qu’une gigantesque usine à connerie ».
Peut-on en sortir ? Oui, nous dit l’auteur, à condition de revoir de fond en comble nos institutions, qui n’ont plus de démocratique que l’apparence, en vue d’établir une démocratie authentique, participative, effective, assortie d’un système d’« éducation permanente d’un peuple de citoyens » disposant de l’esprit critique indispensable pour instruire et délibérer collectivement sur chaque question d’intérêt public. On peut toujours rêver… (OJ)
Jacques Généreux. Quand la connerie économique prend le pouvoir. Seuil. ISBN : 978-2-0213-9900-4. 295 pages. 19,00 €