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Bulletin Quotidien Europe N° 12521

7 juillet 2020
Sommaire Publication complète Par article 33 / 33
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N° 018

Le Temps des prédateurs

Avec « Le Temps des prédateurs », François Heisbourg nous livre une analyse lucide du monde qui nous entoure et des risques que ce contexte mondial fait courir à une Europe incertaine, divisée et fragilisée par les crises qui se succèdent à un rythme soutenu en ce début de 21e siècle.

« La Chine, les États-Unis et la Russie sont parvenus à des stades plus ou moins avancés de la prédation et leurs cibles ne sont pas identiques. Cependant, il est d’ores et déjà possible de parler de prédation au présent et non simplement au futur en ce qui concerne leur rapport à l’Europe. Les trois États-continents ont en commun, depuis l’élection de Donald Trump, de considérer l’existence même d’une Union européenne possédant des pouvoirs substantiels comme indésirable. Pour eux, l’UE doit être au moins affaiblie ou contournée, ou, mieux encore, divisée sinon détruite : il est tellement plus simple de diviser, sinon pour régner, du moins pour soumettre et piller », écrit le conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique, en s’interrogeant sur la capacité européenne à faire face aux nouveaux prédateurs du système international. Avec cet ouvrage, il entend donc reconnaître les terrains de chasse de la prédation moderne, examiner « les comportements des fauves » et analyser les options stratégiques d’une Europe menacée.

En ce qui concerne les terrains d’opération des prédateurs, l’auteur distingue des terrains de chasse classiques, mais toujours d’actualité, et des terrains nouveaux. Parmi les premiers figurent la maîtrise des espaces, avec en particulier le contrôle des mers et des océans, toujours aussi crucial, tant du point de vue des échanges, qui se font majoritairement par voie maritime, que des ressources exploitables, voire déjà surexploitées pour ce qui est de la pêche. Bien qu’elle soit moins prégnante, la conquête territoriale entre dans cette même catégorie, du moins au travers du comportement de la Russie depuis 2008 et « l’Europe doit désormais partir du principe que la prédation territoriale est de retour au moins à ses confins orientaux », estime Heisbourg. L’économie et les marchés sont un terrain de prédilection de la Chine, la Russie, avec son PIB espagnol, n’ayant pas la main dans ce domaine. Enfin, dans les technologies, la Chine rivalise aujourd’hui avec les États-Unis dans le déploiement d’une stratégie de domination. Les nouveaux terrains d’opération comprennent le cyberespace, dans lequel la Chine a créé « une asymétrie de grande ampleur en sa faveur : les acteurs de l’Internet mondial sont exclus de Chine, mais les acteurs de la Toile chinoise peuvent intervenir dans le monde entier » ; l’instrumentalisation du passé, voire la réécriture de l’histoire, y compris avec des contre-vérités ahurissantes, à des fins de propagande, devenue un sport national russe. L’auteur y ajoute la maîtrise de l’eau et des grands bassins hydrauliques ainsi que la compétition à laquelle se livrent les trois prédateurs pour le contrôle de l’Arctique.

François Heisbourg décrit une Chine restaurée et « d’ores et déjà superpuissance » en compétition stratégique avec les États-Unis et dont l’approche envers l’Europe « peut se résumer par cinq mots : profiter, influencer, détacher, intégrer et intervenir ». Profiter renvoie à l’exploitation de l’immense marché unique européen dont la Chine est devenue le premier fournisseur et où elle entend dominer la mise en place de la 5G, qui va structurer l’ensemble du cyberespace. Influencer passe par le recrutement d’une armada d’influenceurs, à l’instar des lobbyistes et consultants recrutés par Huawei pour imposer sa 5G en France, par l’espionnage, les cyberattaques, la multiplication des Instituts Confucius ou encore des investissements, notamment dans des pays d’Europe centrale et orientale ou dans certains États méditerranéens. Dans sa concurrence avec Washington, il s’agit de détacher l’Europe des États-Unis, avec pour suite logique une forme d’intégration, dont la maîtrise d’ouvrage de la 5G confiée à Huawei deviendrait l’outil par excellence. Enfin, pour l’auteur, le développement exponentiel des capacités militaires chinoises ne permet plus d’exclure un éventuel recours à la force.

Souvent présentés en déclin, les États-Unis n’en conservent pas moins une large palette d’atouts : une force pour l’heure inégalée, des capacités qui continuent à faire l’objet d’un investissement massif, une réelle suprématie financière, bien qu’un « système monétaire international dominé ou cogéré par la Chine (soit) un objectif réaliste pour le centenaire de la création de la République populaire en 2049 ». En revanche, les États-Unis souffrent d’un sous-investissement chronique dans les infrastructures tant physiques que sociales et d’une présidence Trump chaotique et mortifère pour les alliances, indispensables à la puissance américaine. « Trump, c’est Guillaume II dopé aux amphétamines. Le « génie très stable » à « l’infinie sagesse », pour reprendre ses propres mots, est un mégalomane dont l’égocentrisme est hors normes par rapport à certains de ses prédécesseurs qui n’avaient pourtant pas fait vœu de modestie et d’altruisme », écrit François Heisbourg dans un portrait au vitriol du locataire de la Maison-Blanche. Pour lui, « l’Amérique après Trump sera vraisemblablement différente, dans la mesure où il est permis d’espérer que le fonctionnement régulier de l’État et des institutions sera rétabli. (…). Au plan international, le rôle historique du « Donald » sera d’avoir été un facteur de désordre et d’accélération de tendances déjà présentes,  plutôt que le créateur d’une nouvelle donne. Contrairement au cauchemar chinois évoqué plus haut, le cauchemar Trump prendra forcément fin à plus ou moins brève échéance. La vieille Europe s’apercevra cependant que le réveil ne se passera pas sur un lit de roses ».

L’ogre russe a « un appétit d’ours », selon l’auteur, qui note toutefois que l’agenda révisionniste très chargé de la Russie est difficilement réalisable « lorsqu’on a le PIB de l’Espagne, la population du Japon, un budget militaire inférieur à celui de la Chine, etc. » Mais, note Heisbourg, la Russie n’en a pas moins modernisé ses capacités militaires et dispose désormais de forces plus efficaces et plus agiles. Elle multiplie les recours à des sociétés militaires dites privées, comme « Wagner », et a développé une véritable capacité de déstabilisation narrative et informationnelle. Les options stratégiques de la Russie demeurent cependant limitées. Si elle a développé un partenariat avec la Chine, celui-ci est asymétrique et comporte, en dépit des avantages immédiats, des risques sur le long terme. Il n’en est pas moins enraciné et l’Europe seule n’est pas à même de le défaire, selon l’auteur, pour qui, « dans la durée, la Russie pourrait reconsidérer l’option d’un grand accord avec les États-Unis ». Et d’expliquer : « La priorité chinoise qui dominera la stratégie américaine au cours des prochaines décennies risque de marginaliser l’OTAN et de donner l’occasion d’un nouveau Yalta russo-américain en Europe. Cela ressemblerait moins au sauve-qui-peut chaotique d’une entente Trump-Poutine qu’à une sorte de condominium : une sphère d’influence serait reconnue à la Russie dans l’ensemble de l’espace postsoviétique et les actuels alliés européens de l’Amérique seraient sommés de suivre en toutes choses la politique américaine vis-à-vis de la Chine tout en acceptant la primauté de la Russie sur notre continent ».

Et l’Union européenne dans tout ça ? Certes, elle ne fait pas rêver et elle demeure une construction inachevée, sans réelle dimension stratégique. Mais, souligne l’auteur, elle dispose aussi de réels atouts, parmi lesquels figurent son économie, son marché, l’euro, la capacité de diffuser des normes à l’échelle internationale, etc. Il lui faudrait donc se renforcer, gagner en cohésion et développer une culture stratégique commune pour se défendre dans ce monde de prédateurs. L’ennui c’est que l’auteur n’y croit pas. Pour lui, une pose institutionnelle s’impose et le grand soir fédéral n’est pas pour demain. Le seul véritable adversaire est la Chine et la seule option des Européens est un partenariat euro-américain remodelé, de préférence dans le cadre de l’OTAN. « Si les États-Unis sont l’ami qu’il faut rappeler à ses devoirs, la Chine est l’envahisseur qu’il convient de contrer », écrit ainsi François Heisbourg, fidèle à lui-même, jusque dans son souci de réintégrer les Britanniques dans le Fonds européen de défense dont ils se sont pourtant eux-mêmes exclus. Olivier Jehin

 

François Heisbourg. Le Temps des prédateurs – La Chine, les États-Unis, la Russie et nous. Odile Jacob. ISBN : 978-2-7381-5201-5. 235 pages. 22,90 €

 

Le leadership mondial en question

Ancien rédacteur en chef central de l’Agence France Presse, Pierre-Antoine Donnet décrit dans cet ouvrage richement documenté la « guerre froide multiforme » dans laquelle sont entrés la Chine et les États-Unis. L’ouvrage doit beaucoup à son expérience de terrain, puisqu’il a passé huit ans de sa vie entre Taïwan et Hong Kong pour ses études et à Pékin comme correspondant de l’AFP. Il a également séjourné deux ans aux États-Unis en tant que correspondant accrédité auprès de l’ONU à New York.

L’ouvrage présente, sur la base de faits et de citations, le duel dans lequel les deux pays se sont lancés, l’un pour tenter de conserver sa position de leader, l’autre pour donner corps à un « rêve chinois » visant à restaurer la puissance de la Chine et à renforcer une fierté nationale, nécessaire au PCC pour conserver les rênes du pouvoir. L’auteur nous offre un récit honnête et très équilibré de la montée en puissance de la Chine, de sa capacité à développer des partenariats stratégiques, dont celui de 2001 avec la Russie, du développement de ses parts de marché, comme en Afrique, où ses échanges commerciaux sont passés de 10,8 milliards de dollars en 2001 à 170 milliards en 2017, éclipsant définitivement les anciennes puissances coloniales, et de la toile d’araignée patiemment tissée à l’échelle du globe. Car le véritable sujet de l’ouvrage est d’abord la Chine. L’outsider est à la manœuvre et c’est lui, dans une large mesure, qui dicte un agenda auquel son principal rival tente tant bien que mal de résister, pendant que l’Europe « assiste en spectateur impuissant, plongée dans ses dissensions internes, à ce combat de titans ».

Au fil des pages, on ne peut qu’être émerveillé par le miracle économique chinois et les succès enregistrés par ce pays dans des secteurs allant de la robotique à l’aéronautique, l’espace, les voitures électriques, avec pas moins de 1,25 million d’unités vendues dans le pays en 2018, le développement de la technologie à hydrogène, des trains à grande vitesse et de la fusion nucléaire ou encore des télécommunications et du numérique. Mais, dans le même temps, on est effrayé par l’usage qui est fait de ces dernières technologies pour exercer un contrôle social absolu sur les personnes auquel le PCC dénie toute forme de liberté d’expression. Au-delà du système de « crédit social » déjà bien connu et que le pouvoir cherche, depuis 2019, à étendre aux entreprises étrangères, Pierre-Antoine Donnet évoque aussi l’utilisation de la reconnaissance faciale dans un certain nombre de magasins où il n’est plus nécessaire de produire une carte de crédit pour payer ses achats : « Une fois ceux-ci terminés, il suffit de se présenter devant une caméra à la sortie du magasin pour être immédiatement identifié, le compte bancaire étant alors automatiquement débité ». Quant aux journalistes chinois, ils doivent passer des tests et ne doivent rapporter que des « choses positives » sur la Chine. Les correspondants étrangers qui manqueraient à ce devoir risquent l’expulsion. La diffusion des médias étrangers est étroitement censurée, de même que l’accès aux médias sociaux et autres sites Internet non chinois.

Ces quelques éléments ne donnent qu’un très maigre aperçu du volume d’informations que recèle un ouvrage qui consacre aussi de nombreuses pages à des aspects plus géostratégiques, avec la course aux armements à laquelle se livrent la Chine et les États-Unis, le développement de la « Belt and Road Initiative » (ou Nouvelles routes de la Soie, en français) ou encore les points d’entrée que la Chine se ménage en Europe : Gênes et Trieste en Italie ; le Pirée en Grèce, notamment, même s’il existe aussi des accords avec la Croatie, la République tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie, le Portugal et Malte. À lire absolument pour se faire une idée plus juste des réalités chinoises et des fragilités européennes face à cette nouvelle puissance à vocation hégémonique. (OJ)

 

Pierre-Antoine Donnet. Le leadership mondial en question – L’affrontement entre la Chine et les États-Unis. Éditions L’aube. ISBN : 978-2-8159-3701-6. 233 pages. 22,00 €

 

Leur folie, nos vies

Le député de la Somme (La France insoumise) François Ruffin a profité de son confinement pour renouer avec un journalisme, certes militant, mais qui jette une lumière crue sur la crise du coronavirus telle qu’elle a été vécue en France et sans aucun doute, mais avec de nombreuses nuances, ailleurs en Europe. Un livre nourri de témoignages reçus sur une radio par Internet qu’il a animé depuis sa cuisine, mais aussi de différentes autres manières. Un livre émaillé de ses convictions, dont chacun partagera ce qu’il voudra, mais qui empruntent souvent au bon sens et ne laisseront personne indifférent. Avec des pages très touchantes, mais aussi beaucoup d’humour.

« L’humanité était entraînée dans une course folle, suicidaire, avec pourtant la conscience de cette catastrophe : on le savait et on savait pourquoi, et on l’analysait avec des chiffres, on le commentait sur les ondes, on le prévoyait, on le mesurait, on le calculait, avec des climatologues et des ornithologues, des modélisateurs et des ordinateurs, armés de toute une science pour comprendre notre malheur, mais sans intelligence pour l’éviter. (…) Et soudain, la planète s’arrête. À cause d’un micro-machin d’un millième de millimètre, même moins. (…) C’est une crise, soit. Une crise sanitaire. Une crise économique bientôt. Une crise sociale à venir. Avec son cortège de drames, déjà présents. Mais c’est aussi une chance. La dernière peut-être. La dernière chance que nous offre l’histoire, ou la nature. Comme un avertissement. L’occasion d’une bifurcation », écrit l’auteur avant d’appeler à réfléchir sur le sens, à réorienter le système, à repenser nos sociétés. Mais il ne croit pas aux promesses de rupture d’Emmanuel Macron et rappelle au passage qu’en 2008, Nicolas Sarkozy en avait fait autant à propos de la crise précédente : « Une certaine idée de la mondialisation s’achève. (…) L’autorégulation pour régler tous les problèmes, c’est fini. Le laissez-faire, c’est fini. Le marché qui a toujours raison, c’est fini ». Et la course folle à la croissance était repartie de plus belle. Pour l’heure, le déconfinement semble tout entier orienté vers la relance et le retour à la croissance, alors que pour François Ruffin, l’objectif devrait être au contraire de « placer la vie avant l’économie » et de réorienter cette dernière vers l’agriculture bio, la rénovation et l’isolation des bâtiments, le social, la santé, l’éducation et la culture.

S’il accorde de la place à une dénonciation, décapante, mais tellement réaliste, des absurdités du confinement (interdiction de sortir de chez soi, mais pas d’aller travailler sur un chantier ou dans une usine, par exemple), l’ouvrage consacre aussi un long réquisitoire, précis et difficilement contestable, à l’imprévoyance et l’incurie des gouvernements qui se sont succédé en France, démantelant une partie essentielle des services hospitaliers, avec des coupes insensées dans les budgets (sous Macron, « 12 milliards furent grattés sur la santé » en trois ans, souligne le député) conduisant à manquer de tout : de masques, de respirateurs, de surblouses, certes, mais aussi de couvertures, de thermomètres et de stéthoscopes.

François Ruffin veut faire de la santé une priorité et milite pour sa gratuité, mais aussi pour le développement d’une véritable médecine préventive. S’il n’épargne pas Jupiter (l’un des surnoms de Macron : NDR), l’auteur est particulièrement critique envers la présidentialisation du régime et la centralisation à l’extrême, qui, à l’instar des nouvelles grandes régions, elles-mêmes centralisées et créées en dépit de toute logique historique, socio-économique et culturelle, est une des sources majeures des dysfonctionnements observés durant cette crise. On regrettera cependant la contestation de l’Europe qui perce par petites touches dans certaines pages de l’ouvrage, en particulier parce que cette crise fait une fois de plus la démonstration de la nécessité d’une solidarité européenne. Mais aussi, parce que, si les solutions proposées par le député de la Somme sont justes, il n’y a aucune légitimité à ne vouloir les appliquer qu’aux seuls Français.

Mais concluons avec l’auteur sur une note d’espoir, en demi-teinte : « Nous pouvons saisir cette chance, changer de chemin et de destin. Nous pouvons la laisser passer, par faiblesse, par lâcheté, par paresse. Un nouveau monde est possible. Il est désiré, fortement, massivement, comme un enfant. Il peut naître. Mais qu’on ne compte pas sur eux pour l’accoucher : ils feront tout pour l’avorter ». (OJ)

 

François Ruffin. Leur folie, nos vies – La bataille de l’après. Éditions Les liens qui libèrent. ISBN : 979-10-209-0879-7. 276 pages. 17,50 €

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